Intervention de Thatyana Pitavy à la table ronde du séminaire d'hiver 2022
23 janvier 2022

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PITAVY Thatyana
Séminaire d'hiver
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Séminaire d’hiver 2022 
Nos inhibitions, nos symptômes, nos angoisses
Dimanche 23 janvier 2022
Table ronde autour du livre de Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, La dysphorie du genre. à quoi se tenir pour ne pas glisser ? (Ed érès, 2022)
Intervention de Thatyana Pitavy

Charles Melman,

Jean-Pierre Lebrun,

Voici un nouveau dialogue entre vous deux, un dialogue qui « n’esquive » pas les questions brulantes de notre actualité. L’homme sans gravité, saison 2. Comme toujours, il y a un franc parler plaisant dans vos livres-entretien, la lecture se faisant d’un trait. Ici, d’un trait tranchant, car à vous suivre, on se dit que la pente est glissante et que nous allons à toute allure vers la fin du monde. Plus précisément vers la fin d’un monde. Le ciel est vide, le père est mort, alors accrochons-nous ! Mais où s’accrocher ? A quelle branche se fier ?

Cela va sans dire que nous ne pouvons qu’être d’accord avec certains de vos repérages, sur lesquels je ne vais pas revenir. Vu que le temps est court, je vais plutôt vous interroger sur les points qui m’ont posé question, et qui sont par ailleurs, il me semble, des points de structure.

Nous retrouvons deux thèmes majeurs dans cet ouvrage, deux thèmes qui se recouvrent sans doute, le premier est celui qui donne le titre de votre livre : la dysphorie du genre, inspiré du film/documentaire « Petite fille », je crois, qu’ici nous l’avons tous vu ou entendu parler. Par extension, vous interrogez aussi ce phénomène de masse qui prend de plus en plus d’ampleur, appelé : « identité de genre ». Mouvement symptomatique, idéologique, politique, médiatique, tout ce qu’on veut… L’autre thème, qui est en somme une thèse, celle de Charles Melman sur une « psychose sociale » généralisée. Alors, qu’en est-il de notre rapport au père aujourd’hui ? Autrement dit, dans quel monde de fou vivons-nous ? Qu’est-ce que nous sommes en train de fabriquer là-dedans, entre nous? Qu’est-ce que le psychanalyste a à dire et à faire de tout cela ? Quoi faire, comment faire ? De l’homme sans gravité à la gravité de l’homme. L’homme est malade. Ne l’a-t-il pas toujours été ? « La malattia chiamata uomo » !

Eh bien, comment passe-t-on de « Petite fille », de cette petite fille, qui selon sa mère, est née dans un corps de garçon, et pour laquelle, pour la mère il y a eu erreur, alors réparation doit être faite. Comment passons-nous de ça à la « Psychose social », à savoir, à la forclusion du Nom-du-père généralisée que propose Charles Melman ? Or, je crois que vous tenez-là un fil commun, vous tirez les conséquences de ce qu’à une époque (pas si lointaine que ça) on appelait le déclin du Nom-du-père, aujourd’hui le voilà décliné, refusé, maltraité, et selon Charles Melman, forclos. La question de fond est la même pour vous deux, et pour nous aussi, qu’est-ce qui fait autorité aujourd’hui ? Qui fait autorité ? D’où elle se tient ? Après tout, avons-nous encore besoin d’une autorité au Nom-du-père ? Qui peut, d’ailleurs aujourd’hui, venir se coller à cette place sans se faire fusiller à l’instant même où il montre le bout de son nez ? Mais pourquoi une telle haine à l’endroit du père ? Sans doute qu’il y a eu des abus de toute sorte, ça ne sort pas de nulle part un tel carnage. Le père n’est pas une victime, encore moins le sujet contemporain. Serions-nous dans un retour aux sources, à savoir animés par le fantasme du parricide, ici mis en acte ? A ceci près qu’il ne s’agit pas du parricide du père de la horde, du père réel, qui selon le mythe, une fois qu’il a été tué et mangé (incorporé) devient père symbolique, père mort.  Le fantasme agi du parricide de notre époque vise plutôt le père symbolique, ce à quoi nous assistons c’est le meurtre du père symbolique. Mais puisqu’il est déjà mort, pourquoi ce besoin de le tuer une deuxième fois ? Pourquoi cette seconde mort ? L’achèvement éternelle ? Sadien en l’occurrence. Vous voyez bien que ce que je vous propose n’est pas tout à fait la thèse d’une récusation, ni d’une forclusion du Nom-du-père : ce fantasme d’une seconde mort du père symbolique, veut dire qu’il est bien là, éternellement là, dans la ligne de mire. Je ne crois pas que nous sommes si débarrassés que ça de cette instance une dans l’Autre !

Un mot sur « Petite fille », nous sommes plus que d’accord qu’un enfant ne peut pas s’autodéterminer, ce n’est jamais un sans l’Autre, petits autres et grand Autre. Dans « Petit fille », l’interprétation, l’autorité, le désir, la folie est maternelle, il n’y a pas de doute, la mère va jusqu’à changer l’ordre sociale pour faire place, une place à « sa petite fille ». Une autorité émanant de « l’amour maternelle comme ce qu’il y a de plus légitime, un amour sans condition » pour paraphraser Jean-Pierre Lebrun à propos de la mère de Sacha. Est-ce cela la fonction maternelle de nos jours ? Qu’en est-il d’une fonction maternelle ? Je ne crois pas que ça soit l’Amour sans condition la fonction maternelle, bien loin de là. Mais nous serions peut-être d’accord pour dire que c’est cet amour-là qui porte la mère de Sacha elle-même et avec elle, son enfant. Cet amour sans condition qui fait sinthome à deux, n’est pas sans rappeler un autre passage de votre livre, à savoir, une certaine forme « d’inceste psychologique », qu’on pourrait peut-être reprendre dans la discussion, car les exemples sont nombreux ces temps-ci… Charles Melman vous avez écrit un texte il y a quelques années, en 2014, Pourquoi n’y a-t-il pas de « Nom de la mère » ? Est-ce que cela peut être encore entendu aujourd’hui ? En tout cas, pouvons-nous faire une distinction entre ce qu’il en est d’une fonction maternelle et ce « Nom de la mère » qui, selon vous, n’existe pas ou n’existait pas ?

Dès qu’on se réfère à l’enfant, dans la clinique de l’enfant, il y a cette pente toujours glissante quand on vient incarner une personne à la fonction. On dit facilement, la mère de Sacha, le papa de Sacha… Et pourtant on est tenté de le faire, au risque de réduire ce qui est de l’ordre de la fonction symbolique à la personne, réduire la fonction Autre au petit autre de la réalité, car on ne sait pas ce qui est en train de faire fonction père pour un sujet.

On pourrait citer trois modalités pour faire marcher cette fonction père :

Le « père nommant », celle qu’illustre le modèle patriarcal de notre vieux monde, une deuxième façon est le « nommer à » proposé par Lacan, que vous mettez en lumière, Jean-Pierre dans votre livre, où il s’agirait d’une nomination moins verticale, mais pas moins réel, car selon Lacan, la figure maternelle suffirait à « nommer à ». On peut même se demander s’il ne s’agit pas ici d’une nomination qui oriente d’emblée à…  au petit a de la jouissance, « voilà, mon enfant, comment tu vas jouir pour papa et pour maman » ? C’est effectivement dans notre actualité, « Petite fille » en étant une illustration, n’est-ce pas ? Mais il y a encore un troisième type de nomination, celle qu’on retrouve dans les meilleurs de cas à la fin d’une analyse : à savoir, se faire père de son propre nom. Or, voilà, notre embarras, car se faire père du nom, de son propre nom équivaut à « se passer (du père) à condition de pouvoir s’en servir ». Et que la vitesse à laquelle on veut s’en passer (se débarrasser/supprimer le père) aujourd’hui ne donne pas le temps nécessaire d’apprendre à s’en servir. Et c’est bien là, la difficulté, cliniquement parlant, où nous retrouvons des sujets à la fois affranchis (pour reprendre le titre du livre de Thierry) et en même temps très « paumés ». Comme si la direction de la cure était à prendre à l’envers avec eux, une contre-cure.  Se faire père de son nom, avance Lacan dans RSI. Mais après tout, qu’entendons-nous, qu’entendez-vous par « fonction père » ? Dans les dernières années de l’enseignement de Lacan la fonction père était équivalente à la fonction nœud. Autrement dit, comment un sujet se débouillie pour faire tenir réel, symbolique et imaginaire ensemble ?  C’est-à-dire, faire en sorte que ces trois dit-mansions soient opérantes, fonctionnelles pour le sujet. Faire en sorte que le réel vienne nouer le corps au langage. Toujours à propos de la fonction père, Lacan nous dit ceci, que l’incorporation de la première identification dite au père, « si c’est cette référence que FREUD met en avant, c’est justement en ceci que nul n’est là pour savoir qu’elle se produit, que l’opacité́ de cette incorporation est essentielle ». Autrement dit, qu’on n’en sait rien de ce qui se passe à cet instant là… Cet effet d’opacité me semble intéressant à garder, car paradoxalement l’opacité crée ici une forme de possible, un doute, une promesse, un pas tout savoir. Un pas tout savoir contraire aux exigences de la toute transparence de nous jours.  L’opération père étant une opération opaque, laisse place à chaque sujet de « s’inventer » là-dedans.  Évidement que cela vient interroger la notion de structure et celle de la norme. Car une opération père qui ne se supporte pas exclusivement du symbolique, du père nommant, bouscule nos repères c’est le cas de dire.  Et pourtant cette relativisation du symbolique est déjà bien présente dans l’enseignement de Lacan, notamment avec le noeud borroméen. Seulement cette topologie du noeud, du trou, rebute, dégoute une grande partie des psychanalystes, ils n’en trouvent ni l’intérêt ni l’usage. En tout cas, c’est cette topologie du noeud qui va me permettre d’aborder un autre point crucial de votre livre. Je vais revenir au « en même temps » mais je ne suis pas sûre que vous allez être d’accord avec moi !

Je ne suis pas macroniste, quoi que… mais ce « en même temps » me parle, et je vais vous dire pourquoi. En même temps, c’est l’écriture même du noeud borroméen. Et que notre difficulté avec ce noeud ne date pas d’aujourd’hui, car ce qu’il annonçait déjà dans les années 70/80, c’est ce qui ne cesse pas de se montrer aujourd’hui à. A savoir, une relativisation du symbolique (qui à mon sens n’est pas forcément une dégradation), car n’oublions pas que dans l’écriture borroméenne, l’imaginaire et le réel ont également une fonction de nomination. Il est vrai que la fonction symbolique de nos jours est d’avantage supportée par l’imaginaire, comme vous l’avez si bien évoqué, c’est bien le mythe de Narcisse qui remplace celui d’Œdipe. Évidemment que cela n’est pas sans conséquences, la montée des idéologies liées à l’identité de genre, de race, des religions est un des symptômes majeurs de la nomination imaginaire. Mais cette tentative de neutralisation du symbolique par l’imaginaire, ce fantasme d’une seconde mort en quelque sorte, n’est pas une généralisation. Il y a toujours de l’invention, de la joie, de la vie dans ce monde. J’ai des grands adolescents à la maison, un des trois veut être psychanalyste, ce n’est pas rien… Vous revenez dans votre livre à cette notion de la forclusion de la castration, le « non au non ». Cette façon de dire « non au non » me semble précieuse pour comprendre l’opération en jeu, pouvoir dire non au non n’est pas forcément un mécanisme psychotique car, pour dire non au non, il faut d’abord dire oui.

Vous avez tous les deux une position critique à l’égard du « en même temps », comme s’il s’agissait-là de tout et son contraire ou d’un fourre-tout qui viendrait mettre les opposés en confusion et qu’à partir de là nous ne pourrions plus faire la part des choses. Récemment j’ai écouté une entrevue de la philosophe Elisabeth De Fontenay, elle parlait de son dernier livre « L’identité humaine », et voilà qu’elle nous dit qu’elle aurait peut-être été à l’origine du « en même temps » de Macron. Elle faisait « contre cours » en face de l’école des Jésuites où le petit Macron faisait ses études, alors elle s’amuse à dire qu’il a peut-être entendu parler de ses cours à cette époque-là. « J’ai peur de mourir et envie de mourir, les deux à la fois, en même temps comme Macron », dit-elle. En même temps c’est aussi une façon de faire justement supporter les contraires, amour et haine, désir et jouissance, homme et femme, vie et mort, inconscient et conscient, etc. Or, il me semble qu’« en même temps » c’est une écriture qui peut faire ek-sister ces contraires justement, que cela nous sort de l’impasse névrotique : à savoir, ou l’amour ou la haine ? Ou le désir ou la jouissance ? Alors que tout cela est bien plus complexe, car on sait que ce n’est jamais l’un sans l’autre.

Pour finir, un dernier point : désir ou jouissance ? On a l’impression que vous donnez un sens négatif à l’appétit de jouissance de nos jours, c’est sûr que quand cela prend le pas sur le reste ça devient vite infernale à gérer, à traiter. On connaît le ravage de cela avec les addictions, que ça soit aux drogues, au sexe, au jeu, à la nourriture, aux achats compulsifs, au travail aussi. Mais pourquoi la jouissance apparaîtrait d’emblée comme nocive pour le sujet ? Disons-le, le désir, s’il n’est pas inhibé, ce qu’on peut espérer de mieux pour un sujet, va fatalement viser la jouissance. Mais quelle est la jouissance du désir ? Quelle est la jouissance autorisée, normalisé, jouissance du sacrifice et du devoir ? C’est la jouissance phallique. Le désir n’est rien d’autre qu’un jouir de son symptôme, de cette jouissance-là. Pourquoi pas après tout, il y a des symptômes qui veulent la peine. La psychanalyse, par exemple. Mais est-ce qu’on s’arrête là ? Là aussi, je dirais que le nœud borroméen vient à notre secours, car les jouissances, elles aussi sont relativisées dans cette écriture, les voilà écrites en même temps dans un seul et même ensemble, que ce soit la jouissance Autre, jouissance phallique, jouissance du sens et celle de l’objet a, ça circule et ça peut se réguler. Puis un apéritif de jouissance c’est comme une coupe de champagne, au nom de quoi s’en priver ? 

Selon vous, le pronostic vital est engagée, notre société est malade, certes, mais il y a de quoi faire me semble-t-il, ce que nous vivons aujourd’hui ne ressemble pas à un progrès, loin de là, vous avez raison, mais ce que nous vivons aujourd’hui c’est Autre chose, un nouvel ordre social est en train de se mettre en place, à nous de s’y coller avec notre savoir y faire, on peut apprendre à faire avec la vitesse, avec les jouissances, avec la technique aussi sans pour autant venir dénaturaliser notre formation, notre désir, notre éthique. Le sous-titre de votre livre est très parlant : à quoi se tenir pour ne pas glisser? Alors je dirais à ces trois dit-mansions réel, symbolique et imaginaire nouées borroméenement, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une sans l’autre, les trois en même temps. Voici les remarques et les questions que la lecture de votre livre m’a suscitées.