Comment rater le processus de séparation.
16 janvier 2023

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MAURIN-FELTIN Annie
EPEP
Psychanalyse-enfants
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Comment rater le processus de séparation.

          Pour vous parler aujourd’hui, je me suis appuyée sur une intervention de Charles Melman en 1999 au cours des journées ayant pour thème « Qu’appelons-nous perversion ? » et sur un travail qu’il m’avait proposé de faire sur « L’enfant dans la famille perverse ».

          C’est ma façon de lui rendre hommage aujourd’hui.

          Je voudrais essayer de déployer devant vous, ce à quoi nous sommes confrontés dans certains cas : la séparation mère-enfant qui était jusque-là visée (elle n’avait pas toujours lieu mais c’était alors du registre du symptôme) n’est plus toujours un but dans l’éducation de l’enfant, une condition pour son devenir de sujet, au contraire.

          « Un enfant à tout prix, et c’est le mien » ! Il y a cette idée de propriété contrairement à l’idée d’un enfant comme don de l’Autre, bienvenu ou non. Avec cette idée de propriété, le processus de séparation ne va plus être du même ordre.

          Mon titre est un peu provocateur mais à y réfléchir, à peine. Je vais tenter de montrer comment ce refus de séparation relève d’une organisation incestueuse donc perverse.

          Qu’est-ce qui fait séparation si ce n’est la reconnaissance de l’altérité, du manque et cela imposé seulement par les lois du langage. Dès que nous parlons nous sommes confrontés au manque. Mais cela m’agace toujours si nous n’en disons pas plus. En effet, ce manque Réel lié à la physiologie de la langue a à être noué au Symbolique et je me formule les choses comme ça : il faut que la parole soit orientée et elle ne peut l’être que par l’instance phallique. Comme nous le savons, le phallus n’est pas le signifiant du manque mais, ce qui l’oriente. Il n’y a pas à se prosterner devant le phallique mais peut-être pour reprendre la célèbre formule : savoir s’en servir pour pouvoir s’en passer.

        Je reprends ce que dit Lacan dans son séminaire La relation d’objet, « La mère, à condition de n’être pas complètement folle a rapport avec ce père symbolique impensable, condition nécessaire du langage comme tel ». (Leçons de Mars 1957)

Toujours dans ce séminaire et au cours de ces mêmes leçons, il dit « Il n’y a pas moyen d’articuler autrement les perversions que dans le fait qu’elles nécessitent cette expérience préœdipienne, où l’on voit que c’est dans la relation à la mère que l’enfant éprouve le phallus comme étant le centre du désir de la mère (…) ».

          Pour m’aider à penser ce qui se passe pour certains de ces enfants soit issus d’un « je veux un enfant, j’y ai droit » mais hors sexualité ou de ces enfants pris dans un fonctionnement familial où il n’y a pas de limite à la jouissance :  pas d’éducation de la pulsion, tout est laissé à la charge de l’enfant, sevrage, propreté, règles sociales… je me suis beaucoup référée à cette intervention de Ch. Melman de 1999.

          Dans cette intervention, Ch. Melman proposait un nouveau discours qui serait celui du pervers résultant de la torsion du discours du maître :

         

           Impossible                                                      Impuissance

        

           S1               S2                         (L’agent)          S1             a  (Place de L’Autre)

DM   ________     ______                          DP    ________   _____

          S barré         a                          (La vérité)   S barré      S2  (La production)

              Impuissance.                                              Impossible

          Dans ce discours du pervers, nous ne sommes plus dans un semblant de maître ni un semblant d’objet mais un vrai maître et un objet tout aussi réel. Ce que nous présente le pervers est ce lien particulier à l’objet, tentative de le saisir et d’être dans une réciprocité immédiate. C’est bien ce qui est en jeu dans cette réciprocité de jouissance mère-enfant nécessaire dans un premier temps mais qui doit être limitée par la fonction paternelle, mais de moins en moins limitée …

          Je cite Melman : « Le signifiant maître S1 n’est plus dans une relation d’impossibilité avec « a » mais de solidarité n’étant plus marqué par la castration, celle-ci étant l’impossible de la saisie de l’objet puisqu’il est toujours perdu. Le pervers refuse le rapport au manque ordonné par la référence phallique ».

          On peut voir que dans ce discours du pervers, l’objet se trouve à la place de l’Autre qui est aussi la place de la jouissance : c’est la tentative du pervers de faire jouir l’Autre, de le défier.

          D’autre part, dans ce discours pervers, l’impossible se trouve entre S2 et S barré, c’est-à-dire entre le savoir et le sujet. Ceci nous intéresse beaucoup pour ces enfants qui ont un rapport difficile au savoir, on pourrait dire une désubjectivation du savoir.

          Le rapport au fantasme qui en découle est très important à noter : je cite Ch. Melman : « Il convient de souligner la particularité du fantasme pervers qui, de présentifier l’objet en toute clarté et sans rémission, induit l’éclipse du sujet et du même coup se défait au profit de la pulsion ». J’ai envie de dire que c’est le poinçon qui tente de sauter entre S barré et « a » remplacé par deux flèches de sens contraires et d’ailleurs c’est plutôt S non barré double flèche « a ».

          Ce processus de séparation mère-enfant attendu dans le développement de l’enfant n’a pas toujours lieu et ce n’est pas nouveau. Je pense à Romain Gary, aux relations avec sa mère hautes en couleurs mais tellement pathétiques. La vie de cet homme est là pour nous confirmer les ravages d’une telle relation. Il nous apporte aussi le témoignage de sa participation au fantasme maternel. Á la demande en mariage de sa mère par Monsieur Zaremba, il répond lui-même : « Nous avons déjà plusieurs propositions … ». Puis il y a toute sa diatribe contre la psychanalyse qui pourrait parler d’inceste entre lui et sa mère !

          Il est important de souligner ici que l’inceste n’implique pas forcément un passage à l’acte sexuel. Je dirais que beaucoup de dénonciations actuelles, de plus en plus nombreuses, sont des pousses à l’inceste au contraire.

          Anne Joss rend bien compte dans son livre PMA et familles contemporaines, de son souci en écoutant ces femmes homosexuelles en demande de PMA, de faire surgir et de faire entendre un écart puis de tenter de le mettre au travail.

Parlant avec elle, je lui disais combien cet écart peut se refermer quand l’enfant est là et comment peut être réactivé l’insupportable justement de cet écart avec la partenaire et aussi avec l’enfant.

          Je vais essayer d’illustrer cela avec quelques éléments de la thérapie d’un enfant de 7 ans à son arrivée chez moi. Je vais l’appeler Pablo, prénom espagnol comme le sien.

          Á la première consultation, dans la salle d’attente j’entends : « Voici Pablo et nous sommes ses deux mamans » énoncé par l’une d’elle. Je les reçois tous les trois et tout de suite j’apprends qu’il y a celle nommée « maman », celle qui a porté Pablo et disons Lili la deuxième maman. La « maman » me dit qu’elles viennent parce que Pablo a des relations difficiles avec les autres enfants, il est très souvent rejeté et de plus il n’a pas beaucoup d’intérêt pour l’école. Cela commence à poser problème et surtout cela entraine beaucoup de disputes entre elles. Elles n’ont pas du tout la même façon de voir les choses.

          Elles sont allées en Espagne pour la PMA et ça a été une expérience très difficile, inhumaine. La « maman » me dit : « j’ai eu la sensation de n’être qu’un réservoir et je n’attendais qu’une chose, c’est qu’il sorte ». Pourquoi l’avoir porté, elle ? « Lili est trop fragile psychologiquement. C’est pourtant ce qui m’a poussée vers elle mais je ne le voulais pas pour notre enfant ».

          C’est presque caricatural dans ce couple, l’une, « maman » en position qu’on pourrait dire d’homme par sa posture, sa gestuelle, son habillement, sa prise en charge de la construction de la maison … l’autre, Lili dans l’attention toute maternelle à cet enfant. « C’est vrai je suis trop faible, il peut me faire marcher, il est trop câlin avec moi … ».

          On pourrait se dire super, ce sont deux femmes parents de cet enfant, et l’altérité est là sauf que cette altérité n’est pas reconnue comme telle mais au contraire dénoncée. La « maman » dira : « C’est insupportable pour moi de devoir endosser la place de l’autorité pour Pablo. De plus, j’ai toujours le sentiment qu’elle me vole ma place de mère ! » Alors, faudrait-il tenter d’être exactement pareilles alors que c’est cette altérité même, qui a été à l’origine de leur rencontre et qui a marqué leur désir ? De plus il y a quand même deux noms : maman, Lili …

          Pablo racontera à un copain qu’il a un père, grand explorateur et qui donc, est absent. Quand ces deux femmes l’apprennent elles sont effondrées et en colère, « il se sent obligé de se fondre dans le moule social ! ».

          J’ai reçu cet enfant pendant 2 ans1/2.  De victime, peu à peu il a pu dire qu’il embête les autres garçons car il est jaloux, « ils ont toujours quelque chose que j’ai pas, alors je leur vole des choses et après ils me tapent ! ». Á la maison pourtant on lui explique pourquoi il ne peut pas faire ça, sans entendre que c’est bien d’autre chose dont il s’agit.

          Dans ses dessins, peu à peu, il va organiser des batailles, des luttes bien armées puis des mises à l’écart des filles, « elles ratent tout ! », il va se faire armurier et faire la publicité pour toutes les armes qu’il a dans son commerce … Il s’assurera souvent que ses mères ne peuvent pas savoir ce qu’il dessine ou ce qu’il me dit. Ses relations sociales s’améliorent.

          Cela sans aucun doute marquait une évolution de ce garçon, une façon à lui de poser ses problématiques sexuelles, mais à cette réserve près, mais importante, qu’il dessinait presque toujours dans un coin de son dessin, un petit chat très stylisé. « Il regarde ! ». « Mon chat » ou « mon petit chat » est la façon dont la maman le nomme. Présence de la mère à laquelle il ne peut pas échapper ! Je pense aussi que cet enfant ne se donnait pas le droit de participer au festin phallique.

          Ses mères me font part de leur souhait d’interrompre les séances, il devient un peu trop opposant et provocateur et de plus il doit plus travailler pour l’école. Je n’ai pas pu faire entendre que ce qui se passait était dans l’ordre des choses et signait une construction en route pour leur garçon et qu’elles et moi, nous pouvions continuer à l’accompagner.

          Á son dernier rendez-vous, il va dessiner une énième grande bagarre qu’il commente avec plaisir, et cette fois-ci le petit chat pleure. Quand je lui demande ce qu’il pense de l’arrêt de nos séances, le plus sérieusement du monde, il me dit : « Á la maison on est d’accord pour toutes les décisions ! ».

          Le voilà bien écartelé mais même si c’est très difficile pour un enfant  de se positionner, nous pouvons lui supposer la possibilité de dire non, sinon c’est dire qu’il n’est qu’une victime. La jouissance est là aussi pour lui, répondant à celle de ses mères.

          Je ne suis pas parvenue à vraiment faire bouger les choses !

          Je dirais encore deux mots d’une autre situation, cette fois-ci avec un papa sur pattes et une maman. Il s’agit de Léandre, un peu plus de 4 ans et toujours au sein.

          Ils viennent parce que le papa selon ses propres dires devient fou devant cette situation : Léandre tête encore plusieurs fois la nuit, le matin au réveil et après la sieste, ceci très soutenu par la pédiatre membre d’une association pour l’allaitement sans limite.

          Le père très finement remarque qu’il devient fou, que Léandre est un vrai tyran mais peut-être qu’il est complètement impuissant car il est, au fond, très attendri par cet enfant au sein. Je dirai juste que ce père a eu une relation très douloureuse avec sa mère et il est en conflit avec son père qu’il n’a pas revu depuis une dizaine d’années. Il sait, dit-il, qu’il faudrait qu’il entreprenne une analyse mais il ne va pas risquer de se reconnaître en faute au regard de son père !

          Ce qui me surprend à ma première rencontre avec Léandre, c’est qu’il parle comme un livre selon l’expression, il parle de sujets très intellectuels, savants, mais il ne raconte rien en rapport avec une vie d’enfant. Il ne joue pas, me précisent ses parents, ne dessine pas … mais il sait déjà lire plein de mots et en écrire tout autant mais sans s’y investir. Cela me fait toujours un drôle d’effet et généralement m’inquiète.

          Il accepte de venir en séances me disant « Tu sais, je ne veux pas arrêter de téter ! ». Je l’entends comme une dénégation me donnant espoir pour notre travail.

        Je lui propose de dessiner. Il se met à pleurer et me dit qu’il ne sait pas et d’ailleurs on se moque toujours de lui. Je l’encourage et il fait des gribouillis. « Á quoi ça te fait penser ? ». Il est complètement ahuri devant ma question et je me mets alors à regarder très sérieusement son dessin et à lire des formes. Il rit puis au cours des séances il s’essaye à reconnaître lui-même des formes, à en imaginer, à rajouter un petit trait jusqu’à ce qu’un éléphant apparaisse un jour très nettement quoique fait involontairement. Je lui propose de le faire voir à son père. Á partir de là, il va vraiment vouloir dessiner ce à quoi il pense et je dois beaucoup le soutenir dans sa déception devant ses échecs.

          Puis, alors que j’avais toujours laissé pour ses séances, dans un coin du bureau un baigneur, une dinette … qu’il a d’ailleurs ignoré assez longtemps, un jour, il s’en empare et me demande de jouer avec lui. Il me donne le poupon et lui, prépare à manger.  Je mets ce poupon contre moi, il me l’arrache des bras et me dit : « il ne va pas téter, je lui prépare un steak-frites et il adore ! ». Il va alors parler de son père qui fait très bien la cuisine.

          Le père viendra me dire que c’est important pour lui que son fils vienne chez moi et qu’il a pu dire à sa femme son désir de reprendre avec elle une vraie vie de couple. Ils peuvent enfin prendre une baby-sitter pour sortir tous les deux et peu à peu les tétées s’espacent : plus la nuit, plus l’après-midi et celle du matin va s’arrêter dans la suite.  Léandre joue enfin chez lui et sans être au pied de sa mère.

           Miracle de la psychanalyse ? Je ne dirais pas ça. Cet enfant a pu démarrer sa vie de petit garçon, sans doute, mais il va devoir avoir beaucoup de courage pour tenir cette séparation car du côté de ses parents ça reste tout à fait problématique puisque père et mère en me remerciant abondamment pour ces si bons résultats de la thérapie me disent « nous avons une grande nouvelle à vous annoncer, nous attendons un autre enfant et nous essayons de nous mettre d’accord pour la durée de l’allaitement ». Le miracle est plus que relatif et la prise en compte d’une perte de jouissance pour accéder au désir est encore loin.

          En conclusion, ce sont des cas qu’on pourrait penser un peu extrêmes mais il est de plus en plus fréquent que l’enfant soit ainsi en place d’objet positivé et non d’objet « a », objet cause du désir, pur trou puisqu’il n’a jamais été là.

          Comme le disait Ch. Melman en 1999, la perversion devient notre espace naturel : « Le fonctionnement social est assurément aujourd’hui beaucoup plus réglé par la perversion, c’est-à-dire le refus de faire de la subjectivité de celui auquel on a à faire la moindre entrave à l’exercice d’un pouvoir ou d’une jouissance. Il y a dans la perversion un phénomène d’addiction insurmontable ».

          Notre social, encourage ce collage parents-enfants, Avec le refus de l’instance paternelle régulatrice, l’enfant est livré à ce tout-mère (même quand il y a un papa sur pattes) où rien ne borde la jouissance.

          Je termine en citant Lacan dans Notes sur l’enfant adressées à J AUBRY : « Quand il n’y a pas de médiation, celle qu’assure la fonction paternelle, cela laisse l’enfant ouvert à toutes les prises fantasmatiques. Il devient objet de la mère et n’a plus fonction que de révéler la vérité de cet objet ».