«Ce qui ne parie que du père au pire»
05 janvier 2024

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BEAUMONT Jean-Paul
Le Grand Séminaire
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Grand Séminaire de l’ALI : Castration ou barbarie ?
Mardi 28 novembre 2023
« Ce qui ne parie que du père au pire »
Intervention de Jean-Paul Beaumont

Nous allons introduire ce nouveau cycle du grand séminaire sur la castration. Il faut la redéfinir, et accepter, ce qui pourrait paraître étonnant, que ce n’est plus un concept si évident pour nous.

Un écrivain a écrit : Le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face ». Lacan le cite et leur ajoute le complexe de castration : « Il est assez curieux que ce soit justement le point central de l’analyse, dit-il que l’on regarde de plus en plus obliquement, et […] par l’intermédiaire de lorgnettes théoriques de plus en plus lointaines[1] ».

Charles Melman a dit un jour que nous n’oserions pas programmer des journées sur la castration. Sous une autre forme finalement, nous relevons le défi.

–        Première question : qu’est-ce que nous entendons vraiment par castration ?
–        Nous l’opposons à la barbarie dans le titre. Le barbare, avant d’être celui qui est cruel, était celui qui ne parlait pas grec, le non civilisé. La barbarie du titre renvoie à ce qui ne passe pas par les lois du langage.
–        Le point d’interrogation pose la question d’une troisième voie, sans préjuger de son existence.

La première difficulté est celle-ci : les doctrines de Freud et de Lacan n’entendent pas la même chose sous le terme de castration. Est-ce une raison pour que nous en parlions de moins en moins ? Il faut lutter contre les synonymies, disait Foucault.

Lacan forçait la porte des musées les jours de fermeture. Il n’était pas limité par la castration ordinaire, Melman le raconte pour nous faire sourire. S’agit-il vraiment de cela ? Retenons tout de même que la castration est classiquement amputation de la jouissance.

Quelqu’un disait ici récemment qu’il y a un Lacan du XXème siècle, qui élabore la notion de phallus, de castration, etc. mais que c’est irrecevable aujourd’hui. Ce qu’il faudrait retenir, c’est, disait-il, le Lacan qui dit que l’inconscient, c’est le politique.

La castration serait-elle dépassée, surannée. ? Il faudrait nous en sortir enfin ? On ne peut répondre que si on précise le sens de ce concept.

Car il s’agit évidemment d’un concept, certes paradoxal, et jusque dans son nom puisque nous, psychanalystes, prétendons que c’est ce qui permet l’accès à la vie sexuelle.

–        Freud l’entendait comme une castration imaginaire, mais lui donnait une importance telle que tout laisse croire qu’il détecte là un mécanisme fondamental
–        Lacan reprend le terme mais pour lui donner plus d’extension et plus de rigueur. La castration est un manque symbolique.

Il ne semble pas inutile de rappeler mieux les différences.

 

1) Le complexe de castration freudien, l’angoisse de castration.

Comment Freud est-il conduit à l’idée de complexe de castration ?

a) L’importance de la castration ne lui est apparue qu’assez tard. Il n’en parle pas dans les trois œuvres de fondation : la Science des rêves, Le mot d’esprit, la Psychopathologie de la vie quotidienne (la sexualité y a une place importante, mais pas plus que l’agressivité : pulsion réprimée par la société, elle trouve à se faire entendre au moyen des formations de l’inconscient). Pas question de la castration non plus dans les Trois essais.

b) C’est dans des expressions que Freud va en parler : la « menace », l’« angoisse et surtout le « complexe » de castration.

–        La « crainte de la castration » ou son retentissement subjectif, « l’angoisse de castration », est mise en avant dans l’interprétation qu’il propose en 1908 de la phobie du petit Hans.
–        Mais dès lors, Freud retrouve un « complexe de castration » dans toutes les structures psycho-pathologiques.

c) « Complexe », c’est aussi un mot que nous n’employons plus. Lacan en donne une définition précise en 1938[2], que je résume : ce « complexe de castration » reproduit une certaine réalité de l’ambiance, qui se répète avec la même forme dans certaines expériences qui nécessiteraient une objectivation supérieure. Et il ajoute « Les manifestations en sont protéiformes : « sous des formes équivalentes d’inhibition, de compensation, de méconnaissance, de rationalisation, [le complexe] exprime la stagnation devant un même objet ».

Et Freud le retrouve, en effet très variable, avec

o   des variations sur l’objet (aveuglement d’Œdipe, arrachage des dents),
o   des variations sur l’acte lui-même (accident, intervention chirurgicale, voire syphilis),
o   des variations sur l’agent : par exemple le père peut être remplacé par un animal chez les phobiques.

« Le fouillis est insurmontable, dira méchamment Lacan, de ce qui s’y épingle de la castration, des défilés par où l’amour s’entretient de l’inceste, de la fonction du père, du mythe où l’Œdipe se redouble de la comédie du Père-Orang, du pérorant Outang »

d) En 1923 Freud généralise le « complexe d’Œdipe[3]» en dégageant la phase phallique : « À ce stade de l’organisation génitale infantile, il y a un masculin, mais pas de féminin. L’alternative est organe génital mâle ou châtré. »

Ceci suppose un traumatisme pour le garçon et pour la fille.

o   La vue de la vulve laisserait penser au petit garçon qu’on peut être châtré. Surtout s’il y a eu les menaces éducatives : « On va te la couper, sûr, si tu remets ça », d’ailleurs en général prononcées par la mère qui a surpris son enfant à se masturber.
Freud généralise hardiment le cas du petit Hans : il y aurait une crainte de l’émasculation par le père comme punition de l’amour incestueux pour la mère. Cette crainte, devenue « l’angoisse de castration » restera pour Feud à l’horizon de la position masculine.
o   La petite fille, elle, se vivrait donc logiquement comme castrée. En tout cas, chez elle, la revendication du pénis[4] se situe plutôt sur le plan narcissique, est dérivée sur les poupées, ou encore suscitée par l’intérêt porté au petit frère. C’est d’ailleurs à la mère que la fille reprochera de ne pas lui avoir fait la même donation.

Cette conception, moniste, a été attaquée. En réponse les élèves de Freud ont soutenu qu’il y a des prototypes de la castration très tôt : dans la séparation des fèces, du sein, voire de la matrice. L’angoisse de castration est-elle héréditaire (ce que Freud a pu penser) ? Est-elle interprétation rétroactive des phases précédentes ? Nous penserons plutôt, avec Lacan, que la castration se situe déjà dans le langage.

En tout cas, si Freud avait montré dans ses premières œuvres que l’inconscient parle, l’importance qu’il donne au complexe de castration témoigne :

1)      que l’inconscient parle sexe (c’est ce qu’on retient de Freud dans le public). Cela a pu paraître étrange chez le mammifère humain alors que la sexualité est intermittente et brève chez l’animal

2)      et que la sexualité humaine est malheureuse : elle se situe toujours sur un fond de manque, d’insatisfaction ou d’angoisse. Freud l’attribue à la répression des pulsions par les impératifs de la civilisation. C’est un prix à payer, d’ailleurs peut-être trop lourd. L’homme restera dans cette angoisse de castration et de la passivité devant un autre homme, la femme dans le Penisneid[5].

2) La castration pour Lacan

Lacan va remarquablement simplifier le problème en dégageant deux temps logiques : la perte d’une part, l’interprétation sexuelle d’autre part.
Non sans provocation, parce que c’est une phrase difficile, nous avons emprunté notre titre de ce soir à la dernière phrase de Télévision :
« L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt de ce qui perdure de perte pure, à ce qui ne parie que du père au pire »
(Dans la transcription Miller, on trouve un point et un alinea après entreprêt, ce qui obscurcit inutilement le propos) 
L’interprétation doit être preste, nous sommes bien d’accord, l’inconscient est une belle qui ouvre ses volets dit Lacan, et il faut vite saisir l’occasion de ce qu’il nomme l’entreprêt. Quelque chose nous est prêté, mais quoi ?
Qu’est-ce que dit Lacan ?
1)      « Ce qui perdure de perte pure » ? Nous y reconnaitrions l’objet a qui nous est prêté.
Mais n’allons pas trop vite.
Comme nous l’avons appris depuis séminaire L’éthique de la psychanalyse, à l’entrée dans le monde humain, il y a une « perte » – ou plutôt quelque chose est imaginarisé comme une perte.
–        Ce n’est pas le résultat de la répression que la culture exerce sur les instincts. Lacan prend ses distances là-dessus par rapport au Malaise dans la civilisation. L’entrée dans le langage suffit. Pourquoi ? Elle s’accompagne inévitablement d’un éloignement, d’une mise sous cape du réel si l’on peut dire : le réel ne sera plus que représenté. Il y a eu la perte d’une jouissance directe – supposée – du réel.
–        Cette « perte pure » s’accompagne d’une Trieb, d’une « dérive » voulait traduire Lacan : quelque chose perdure de cette jouissance dans le langage.
–        La pulsion ne pourra que contourner, faire le tour d’un objet fictif – puisqu’on pourrait presque dire que c’est la pulsion qui le fabrique.
Lacan renoncera très vite à parler de das Ding comme totalité. C’est dans l’image du corps que celui qui n’est encore qu’infans trouvera des éléments propres à figurer la perte, ou aussi bien à capturer la jouissance. Les objets a sont les « résidus irréductibles, dans tout ce qui est pris de l’effet de langage[6] ».
C’est l’objet de cette perte pure, objet a donc, prêté, « entreprêté », qui fait « semblant » dans le discours de l’Analyste.

Il est important de noter que, au moins logiquement, ces objets ne nécessitent pas la castration. L’entrée dans le langage les détermine à partir du grand Autre (sa demande, son désir), « physiologiquement » aurait pu dire Melman.

Lacan dit d’ailleurs en 71 qu’on peut « écrire le discours de l’analyste sans autre référence à cette fonction […] de limite ou de bord que l’objet a. Là, dans l’instauration d’un discours – et pas seulement d’un seul, des quatre que j’ai distingués – j’ai marqué qu’on pouvait se passer de la référence à la castration[7]. »

Donc, premier temps la rançon de la représentation, ce trou dans le réel, imaginarisé comme une perte.

(Martine Lerude me rappelait que dans une leçon de son Introduction à la psychanalyse, Melman fait valoir que dans toute chaîne signifiante, il y a un trou possible, qui peut être occupé par une lettre inattendue, ou au contraire marqué par la défaillance d’une lettre. Ce qui exprime que « le jeu du signifiant anime un désir permanent, celui toujours d’autre chose »)

2)      Alors, qu’est-ce que c’est que la castration ? Nous trouverons une première définition à la fin de Subversion du sujet et dialectique du désir.

« La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir[8]. »
o   L’Autre intervient d’abord par son refus de la jouissance. Si bien que c’est la loi venue de lui, qui structurera le désir, et la jouissance qui pourra être atteinte.
o   Mais s’il s’agit de « castration » et non pas simplement de « manque », c’est que cette jouissance, dite ici « refusée », est interprétée comme sexuelle.
(Dans le même passage de son séminaire, Melman montrait le poids, l’incidence sexuelle de tout signifiant).

La deuxième partie de la phrase énigmatique, « ce qui ne parie que du père au pire » parle donc de l’interprétation de la perte pure et de l’objet fictif qui vient la boucher ;

Interprétation qui ne parie que du père au pire.
–        Par l’allitération, le père est partout dans cette phrase et il est mis en face d’un autre pôle : le pire.
–        Dans le séminaire de 72, ce sera un dire, ou pire.
–        Le thème de cette année, castration ou barbarie, s’inscrit dans la même partition.
La castration, le dire, le père mort sont du même côté de l’alternative, et s’opposent au pire (ou à la barbarie)

Du côté du père, il y a donc la castration comme l’interprétation sexuelle de la perte due aux lois du langage.

Lacan dit que le parlêtre n’est pas l’être-pour-la-mort comme le Dasein, (dont la contrepartie de la représentation, de l’ek-sistence est la mort) mais que la castration en fait l’être-pour-le-sexe.

« C’est « ce que les psychanalystes disent trop bien pour supporter de le savoir, et qu’ils désignent grâce à Freud comme la castration[9]. » 

La castration comme l’interprétation sexuelle de la perte due aux lois du langage, Melman a eu aussi cette formulation. En fait, elle est analogue à l’un de nos mantras : « il n’y a pas de rapport sexuel » : si le manque solidaire du langage est interprété sexuellement, tout énoncé renvoie à une absence et à un insensé du côté du sexe. « l’ab-sens désigne le sexe[10] »

« si la jouissance sexuelle s’injecte si loin dans les relations [du parlêtre, c’est] qu’il n’a au sexe comme spécifiant un partenaire, aucun rapport quantifiable[11] ».

Autrement dit, les relations sexuelles étant finalement contingentes, ne remettent nullement en cause la castration : on ne peut en tirer aucune conséquence comme on aurait pu le faire d’un « rapport ».

Lacan reprend donc Freud, en le généralisant. Si Freud avait su retrouver partout la sexualité et la castration, c’est bien parce que le manque solidaire du langage est interprété sexuellement.

La castration est une opération symbolique, et on peut ajouter que c’est une opération solidaire de la symbolisation en tant que telle. Elle civilise le trou dans le réel qu’opère le langage.

Ni imaginaire comme Freud l’entend, ni réelle bien sûr,

o   Elle est l’équivalent de « il n’y a pas de rapport sexuel ».
o   Elle met en place ce signifiant fondamental qu’est le phallus,
o   Elle met en place une limite.
  • d’une part parce qu’elle circonscrit le champ de la perte
  • d’autre part parce que physiologiquement, elle est bornée par « la retombée de l’aile » du désir.

Tardivement Lacan ira jusqu’à dire, apparemment contre les positions freudiennes : « la castration […] est une jouissance […] parce que ça nous délivre de l’angoisse ».

3) La castration et la vérité sont liées

Il n’y a pas de société humaine, d’après nos anthropologues, qui n’ait mis la sexualité et l’inceste au premier plan, c’est-à-dire qui n’ait distribué le désir à partir de l’interdit. Mais Lacan va plus loin et dit aussi dans « L’étourdit » que « la castration est la vérité de l’homme ». Il le répètera encore en 1977, « il n’y a de vrai que la castration ».

Pourquoi ce lien de la vérité et de la castration ?

–        Dogmatiquement, on dira qu’il n’y a de vérité que d’un sujet, et il n’y a de sujet que de la castration.
« Ce qui pense, calcule et juge, c’est la jouissance. Et la jouissance étant de l’Autre [n’est-ce pas, depuis la perte supposée de la Chose, il n’y a de jouissance que passant par l’Autre] exige que l’Une, celle qui du sujet fait fonction, [cette jouissance qui fait la fonction du sujet] soit simplement castrée, c’est-à-dire symbolisée par la fonction imaginaire qui incarne l’impuissance, autrement dit par le phallus[12]. »
La fonction sujet est jouissance, mais castrée, symbolisée par le phallus. Le sujet et la castration sont solidaires. Qu’une femme soit pas-toute castrée conduisait Melman à dire qu’elle n’est pas-toute sujet.
–        D’autre part la vérité s’énonce à partir du grand Autre. La castration, c’est que tout énoncé renvoie au sexe, mais non pas en tant que « sens caché » génital, bien sûr ! L’inconscient, c’est le social » parce que la castration fonde un sens commun, commun aux parlêtres, elle gouverne la possibilité d’interprétations communes, elle permet de fonder une réalité commune.
Ce n’est pas le lieu de reprendre les études des psychiatres sur l’interprétation délirante (Sérieux et Capgras, ou mieux ici, Dromard, ou Lacan lui-même dans sa thèse). On peut penser que c’est cet interprétant commun phallique qui protège du délire. Hors de ce sens commun, le commandement de la lettre sera irrégulier, intermittent, dystrophique, erratique – psychotique.

L’homme et la femme n’ont pas le même rapport à cette interprétation sexuelle du manque

Nous l’avons étudié l’an dernier dans le séminaire Encore.

« Il n’y a pas de rapport sexuel n’implique pas qu’il n’y ait pas de rapport au sexe. [et] la castration démontre [que] ce rapport au sexe [est] distinct en chaque moitié[13]. »

Il ne va pas de soi qu’homme et femme « se définissent par rapport à la castration[14] » – et non pas rapport à l’anatomie, comme traditionnellement. Nous l’avons étudié l’an dernier dans le séminaire Encore, il n’y a pas d’union entre eux sans que
–        Chez l’homme, c’est la castration qui détermine la réalité de la femme au titre du fantasme. L’homme n’a affaire à la femme en tant que telle que par la castration.
–        Tandis que la femme n’y est pas-toute, dans la castration, elle aurait accès à une jouissance, non pas seulement par la castration mais aussi peut-être au-delà.

Des questions viennent, multiples, et nous y reviendrons bien sûr cette année

1)      La première concerne le lien entre la castration et le patriarcat. Cela ne fait pas de doute pour Freud, si on lit Totem et Tabou, ou Moïse et le monothéisme.

L’instance du père mort dans le réel,
cette instance qui donne un sens mettons religieux à la castration, qui la fait valoir comme dette symbolique, disait Lacan,
a été longtemps représentée par le père de la réalité dans les cultures liées au monothéisme. Est-il possible de trouver un fonctionnement viable, y compris vis-à-vis du prochain, qui se passe de la religion, ou de ses avatars ?
Est-ce qu’il y a d’autres noms de cette place que nous appelons celle du père mort ? Il ne s’agit pas non plus de nous faire apôtres de la castration, qui est un pesant facteur d’inertie et d’immobilisme.
Le danger peut être de verser,
o   dans la tyrannie ou les totalitarismes, où l’instance fondatrice du lien social se situe dans la réalité.
o   ou dans l’imaginaire des communautés de semblables qui trouvent un principe d’identification dans un intérêt, un objet, voire un goût sexuel, et remédient à leur instabilité en constituant un ennemi commun.
Car si la jouissance sexuelle peut se dégager de la jouissance phallique et de la castration, pour devenir une jouissance ordinaire, ce peut être au prix de ne plus assurer un lien social.

2)      Est-ce que l’usage de la langue elle-même véhicule la castration ? Une langue naturelle n’est pas un simple code ; on peut supposer qu’elle est toujours porteuse de significations sexuelles (ce que les tenants de l’écriture inclusive croient découvrir en voulant effacer une hiérarchie supposée). Peut-être que cela suffit à ce que cette langue soit gouvernée par la castration, je veux dire dans son fonctionnement et ses renvois d significations. Ce qui peut permettre heureusement d’éviter des décompensations dans les (ad libitum) psychose blanche, psychose ordinaire, symptômatologie as if, voire états-limites.

3)      Est-ce que Lacan remet en jeu le primat de la castration dans le nœud borroméen ?

Dans celui, mis à plat, de « La troisième » la jouissance phallique semble relativisée, homologue à la jouissance du corps et à celle du sens.

La possibilité du nœud à trois, sur lequel Lacan n’a pas tranché, peut poser la question de la déliaison au nom du père. Peut-être, avant de glorifier Notre Père Lacan pour cette vision d’avant-garde, convient-il, avec lui, de rester prudents. Résoudre élégamment les problèmes par le nœud (plus souvent d’une manière géométrique que topologique) peut être très éclairant pour la clinique, mais ne dispense pas, il me semble, de la question de la castration.

4)      Y a-t-il un « dépassement » de la castration La castration est solidaire du suspens opéré par le langage : l’objet du désir y est enfoui, furet métonymique qui anime le dire, soutenant cette jouissance qui pense, calcule, juge.

Est-ce que dépasser la castration promet plus de jouissance ? Je l’ai rappelé, Lacan est allé jusqu’à dire que « la jouissance est la castration ». Puisque sans elle, le plaisir vient plutôt limiter la jouissance, la dégrader plutôt qu’il ne l’exalte.
Quelles en seraient les conséquences dans la clinique ?
o   La jouissance débridée, emballée, précaire du maniaque ? Ce pourrait n’être qu’un rêve de névrosé.
o   La dépression, si le désir n’allume plus les chaînes signifiantes, si le désir n’est plus dérivé mais simplement satisfait et éteint.

5)      Certes, il y a des fonctionnements symboliques hors-castration.

Il y a des systèmes symboliques qui s’affranchissent de la castration – relativement, parce qu’ils sont dérivés, seconds par rapport au langage.

–        Il y a ceux qui se passent de la lalangue.
o   les mathématiques par exemple, et c’est une banalité de rappeler le destin de Cantor.
o   Le jeu, je pense au jeu de hasard, mais aussi bien aussi bien jeu à règle explicite qui délivre, qui produit par un jeu d’impossibles et d’interdits, un réel proposé à la jouissance. Sans parler ici des jeux sur les machines, du flipper aux jeux en ligne.
o   On peut en rapprocher les pratiques culturelles liées à la fête : la musique, le rythme que nous avons étudiées, la danse.
o   Dans l’art (en général), un ensemble de règles (implicites ou non) délivre un réel donné à jouir, hors-castration. Non que cela soit serein, puisque Lacan soutient avec Rilke que « le beau est le commencement du terrible, ce qu’à peine nous pouvons encore supporter ». (Un remarque au passage la « liberté sexuelle » traditionnelle attribuée à l’artiste fait sourire : elle tient peut-être à un certain desserrement de la castration commune par la recherche de règles nouvelles).
–        Il y a ceux qui mettent en jeu le fonctionnement de la lalangue. Le type en est la littérature à contrainte : Raymond Roussel avant l’Oulipo. Perec. La poésie (mais elle ressortit à la littérature à contrainte et au rythme) Certains essais romanesques, par exemple Fukazawa ou Hamsun où c’est la faim qui leste le propos. Ou la toxicomanie, Bukowski, Michaux…
Ces domaines « hors castration » sont importants dans toutes les cultures, mais sont longtemps restés très encadrés socialement. Ils s’affranchissent aujourd’hui de ces limitations et prennent de plus en plus d’ampleur. C’est cette jouissance « hors-castration » que Melman, à partir de L’homme sans gravité, oppose au désir qui est, lui, lié au langage.

4) En effet, notre clinique ordinaire n’est que partiellement organisée par la castration.

La castration permettait de répartir la clinique dans les trois grandes catégories, névrose, psychose et perversion.

Je ne parle pas de la névrose, qui est structurée par la castration.

  1. En ce qui concerne l’hystérie, cela va de soi.
  2. Pour rester à La Rochefoucauld, si dans la phobie le soleil, le seul œil, ne se peut regarder en face, c’est que la castration est inhomogène : là où elle règne, le règne habituel des choses, la sexualité ; ailleurs, l’angoisse d’un objet cru, direct, ininterprétable.
  3. Quant à l’obsessionnel, dont le rapport au manque est mal sexualisé, le voilà, lui, être-pour-la-mort – qu’il ne peut non plus regarder. Pour la pallier, il doit bricoler du symbolique avec ses rituels.

Mais il y a des cliniques qu’on peut mettre en relation avec une autre interprétation de la perte pure. Au hasard :

  1. L’anorexique par exemple qui offre son corps comme siège de ce trou. Déni de la castration, avec l’absence qui pousse au pire. Le rare syndrome de Lasténie de Ferjol en est proche, et il y en a d’autres dérivés.
  2. On peut en rapprocher, et c’est paradoxal, certaines addictions au porno chez les jeunes. Malgré l’apparence, elles sont sans sexualité et sans partenaire. Elles se poursuivent dans un épuisement systématique par la masturbation plusieurs fois par jour. C’est remplacer la castration par une opération réelle, et sans cesse à recommencer.
  3. L’hypochondriaque nous donne aussi une idée du fonctionnement du corps hors-castration : le corps présente alors une suite ininterrompue de dysfonctionnements et de menaces.
  4. J’ai déjà évoqué la psychose
  5. Quant à la toxicomanie, qui joue sur un symbolique élémentaire, + –manque réplétion, jouissance plaisir – hors castration.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler la poursuite métonymique d’une série d’objets dans la réalité, telle qu’on la rencontre dans la « nouvelle économie psychique ».

Nous restons à cette partition – à discuter :

–        la castration, l’interprétation sexuelle du manque, le père et le discours, autrement dit ce qui fait lien social, assure un fonctionnement commun de lalangue, permet un dire. Pari sur le père.

–        Ou les systèmes de signes, désordonnés. Le pire.

        

 


 

[1] Les formations de l’inconscient, 26 mars 1958.
[2] « Le complexe reproduit une certaine réalité de l’ambiance :
  • avec une forme objectivement distincte à une étape du fonctionnement psychique. [c’est quelque chose qu’a vécu, qu’a traversé l’enfant].
  • ceci se répète chaque fois que se produisent « certaines expériences qui nécessiteraient une objectivation supérieure ».
[3] Freud, « L’organisation génitale infantile »
[4] Freud, « Les théories sexuelles infantiles », La Vie sexuelle, PUF, 1969.
[5] « On a souvent l’impression qu’en se heurtant au désir du pénis et à la protestation mâle, on vient frapper, à travers toutes les couches psychologiques, contre le roc et qu’on arrive ainsi au bout de ses possibilités »
[6] in L’envers de la psychanalyse, impromptu n°2.
[7] 1971-05-22 « Intervention sur l’exposé de Serge Leclaire »
[8] 1960 « Subversion du sujet et dialectique du désir »
[9] 1967 « Conclusions aux Journées sur les psychoses »
[10] 1973, «  L’Étourdit »
[11] 1973 « Résumé du séminaire … ou pire ».
[12] 1973 « Résumé du séminaire … ou pire ».
[13] 1972, « L’Étourdit »
[14] 1968-69, D’un Autre à l’autre.