«Ce qui ne parie que du père au pire»
Nous allons introduire ce nouveau cycle du grand séminaire sur la castration. Il faut la redéfinir, et accepter, ce qui pourrait paraître étonnant, que ce n’est plus un concept si évident pour nous.
Un écrivain a écrit : Le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face ». Lacan le cite et leur ajoute le complexe de castration : « Il est assez curieux que ce soit justement le point central de l’analyse, dit-il que l’on regarde de plus en plus obliquement, et […] par l’intermédiaire de lorgnettes théoriques de plus en plus lointaines[1] ».
Charles Melman a dit un jour que nous n’oserions pas programmer des journées sur la castration. Sous une autre forme finalement, nous relevons le défi.
La première difficulté est celle-ci : les doctrines de Freud et de Lacan n’entendent pas la même chose sous le terme de castration. Est-ce une raison pour que nous en parlions de moins en moins ? Il faut lutter contre les synonymies, disait Foucault.
Lacan forçait la porte des musées les jours de fermeture. Il n’était pas limité par la castration ordinaire, Melman le raconte pour nous faire sourire. S’agit-il vraiment de cela ? Retenons tout de même que la castration est classiquement amputation de la jouissance.
Quelqu’un disait ici récemment qu’il y a un Lacan du XXème siècle, qui élabore la notion de phallus, de castration, etc. mais que c’est irrecevable aujourd’hui. Ce qu’il faudrait retenir, c’est, disait-il, le Lacan qui dit que l’inconscient, c’est le politique.
La castration serait-elle dépassée, surannée. ? Il faudrait nous en sortir enfin ? On ne peut répondre que si on précise le sens de ce concept.
Car il s’agit évidemment d’un concept, certes paradoxal, et jusque dans son nom puisque nous, psychanalystes, prétendons que c’est ce qui permet l’accès à la vie sexuelle.
Il ne semble pas inutile de rappeler mieux les différences.
1) Le complexe de castration freudien, l’angoisse de castration.
Comment Freud est-il conduit à l’idée de complexe de castration ?
a) L’importance de la castration ne lui est apparue qu’assez tard. Il n’en parle pas dans les trois œuvres de fondation : la Science des rêves, Le mot d’esprit, la Psychopathologie de la vie quotidienne (la sexualité y a une place importante, mais pas plus que l’agressivité : pulsion réprimée par la société, elle trouve à se faire entendre au moyen des formations de l’inconscient). Pas question de la castration non plus dans les Trois essais.
b) C’est dans des expressions que Freud va en parler : la « menace », l’« angoisse et surtout le « complexe » de castration.
c) « Complexe », c’est aussi un mot que nous n’employons plus. Lacan en donne une définition précise en 1938[2], que je résume : ce « complexe de castration » reproduit une certaine réalité de l’ambiance, qui se répète avec la même forme dans certaines expériences qui nécessiteraient une objectivation supérieure. Et il ajoute « Les manifestations en sont protéiformes : « sous des formes équivalentes d’inhibition, de compensation, de méconnaissance, de rationalisation, [le complexe] exprime la stagnation devant un même objet ».
Et Freud le retrouve, en effet très variable, avec
« Le fouillis est insurmontable, dira méchamment Lacan, de ce qui s’y épingle de la castration, des défilés par où l’amour s’entretient de l’inceste, de la fonction du père, du mythe où l’Œdipe se redouble de la comédie du Père-Orang, du pérorant Outang »
d) En 1923 Freud généralise le « complexe d’Œdipe[3]» en dégageant la phase phallique : « À ce stade de l’organisation génitale infantile, il y a un masculin, mais pas de féminin. L’alternative est organe génital mâle ou châtré. »
Ceci suppose un traumatisme pour le garçon et pour la fille.
Cette conception, moniste, a été attaquée. En réponse les élèves de Freud ont soutenu qu’il y a des prototypes de la castration très tôt : dans la séparation des fèces, du sein, voire de la matrice. L’angoisse de castration est-elle héréditaire (ce que Freud a pu penser) ? Est-elle interprétation rétroactive des phases précédentes ? Nous penserons plutôt, avec Lacan, que la castration se situe déjà dans le langage.
En tout cas, si Freud avait montré dans ses premières œuvres que l’inconscient parle, l’importance qu’il donne au complexe de castration témoigne :
1) que l’inconscient parle sexe (c’est ce qu’on retient de Freud dans le public). Cela a pu paraître étrange chez le mammifère humain alors que la sexualité est intermittente et brève chez l’animal
2) et que la sexualité humaine est malheureuse : elle se situe toujours sur un fond de manque, d’insatisfaction ou d’angoisse. Freud l’attribue à la répression des pulsions par les impératifs de la civilisation. C’est un prix à payer, d’ailleurs peut-être trop lourd. L’homme restera dans cette angoisse de castration et de la passivité devant un autre homme, la femme dans le Penisneid[5].
2) La castration pour Lacan
Il est important de noter que, au moins logiquement, ces objets ne nécessitent pas la castration. L’entrée dans le langage les détermine à partir du grand Autre (sa demande, son désir), « physiologiquement » aurait pu dire Melman.
Lacan dit d’ailleurs en 71 qu’on peut « écrire le discours de l’analyste sans autre référence à cette fonction […] de limite ou de bord que l’objet a. Là, dans l’instauration d’un discours – et pas seulement d’un seul, des quatre que j’ai distingués – j’ai marqué qu’on pouvait se passer de la référence à la castration[7]. »
Donc, premier temps la rançon de la représentation, ce trou dans le réel, imaginarisé comme une perte.
(Martine Lerude me rappelait que dans une leçon de son Introduction à la psychanalyse, Melman fait valoir que dans toute chaîne signifiante, il y a un trou possible, qui peut être occupé par une lettre inattendue, ou au contraire marqué par la défaillance d’une lettre. Ce qui exprime que « le jeu du signifiant anime un désir permanent, celui toujours d’autre chose »)
2) Alors, qu’est-ce que c’est que la castration ? Nous trouverons une première définition à la fin de Subversion du sujet et dialectique du désir.
La deuxième partie de la phrase énigmatique, « ce qui ne parie que du père au pire » parle donc de l’interprétation de la perte pure et de l’objet fictif qui vient la boucher ;
Du côté du père, il y a donc la castration comme l’interprétation sexuelle de la perte due aux lois du langage.
Lacan dit que le parlêtre n’est pas l’être-pour-la-mort comme le Dasein, (dont la contrepartie de la représentation, de l’ek-sistence est la mort) mais que la castration en fait l’être-pour-le-sexe.
« C’est « ce que les psychanalystes disent trop bien pour supporter de le savoir, et qu’ils désignent grâce à Freud comme la castration[9]. »
La castration comme l’interprétation sexuelle de la perte due aux lois du langage, Melman a eu aussi cette formulation. En fait, elle est analogue à l’un de nos mantras : « il n’y a pas de rapport sexuel » : si le manque solidaire du langage est interprété sexuellement, tout énoncé renvoie à une absence et à un insensé du côté du sexe. « l’ab-sens désigne le sexe[10] »
« si la jouissance sexuelle s’injecte si loin dans les relations [du parlêtre, c’est] qu’il n’a au sexe comme spécifiant un partenaire, aucun rapport quantifiable[11] ».
Autrement dit, les relations sexuelles étant finalement contingentes, ne remettent nullement en cause la castration : on ne peut en tirer aucune conséquence comme on aurait pu le faire d’un « rapport ».
Lacan reprend donc Freud, en le généralisant. Si Freud avait su retrouver partout la sexualité et la castration, c’est bien parce que le manque solidaire du langage est interprété sexuellement.
La castration est une opération symbolique, et on peut ajouter que c’est une opération solidaire de la symbolisation en tant que telle. Elle civilise le trou dans le réel qu’opère le langage.
Ni imaginaire comme Freud l’entend, ni réelle bien sûr,
-
d’une part parce qu’elle circonscrit le champ de la perte
-
d’autre part parce que physiologiquement, elle est bornée par « la retombée de l’aile » du désir.
Tardivement Lacan ira jusqu’à dire, apparemment contre les positions freudiennes : « la castration […] est une jouissance […] parce que ça nous délivre de l’angoisse ».
3) La castration et la vérité sont liées
Il n’y a pas de société humaine, d’après nos anthropologues, qui n’ait mis la sexualité et l’inceste au premier plan, c’est-à-dire qui n’ait distribué le désir à partir de l’interdit. Mais Lacan va plus loin et dit aussi dans « L’étourdit » que « la castration est la vérité de l’homme ». Il le répètera encore en 1977, « il n’y a de vrai que la castration ».
Pourquoi ce lien de la vérité et de la castration ?
L’homme et la femme n’ont pas le même rapport à cette interprétation sexuelle du manque
Nous l’avons étudié l’an dernier dans le séminaire Encore.
« Il n’y a pas de rapport sexuel n’implique pas qu’il n’y ait pas de rapport au sexe. [et] la castration démontre [que] ce rapport au sexe [est] distinct en chaque moitié[13]. »
Des questions viennent, multiples, et nous y reviendrons bien sûr cette année
1) La première concerne le lien entre la castration et le patriarcat. Cela ne fait pas de doute pour Freud, si on lit Totem et Tabou, ou Moïse et le monothéisme.
2) Est-ce que l’usage de la langue elle-même véhicule la castration ? Une langue naturelle n’est pas un simple code ; on peut supposer qu’elle est toujours porteuse de significations sexuelles (ce que les tenants de l’écriture inclusive croient découvrir en voulant effacer une hiérarchie supposée). Peut-être que cela suffit à ce que cette langue soit gouvernée par la castration, je veux dire dans son fonctionnement et ses renvois d significations. Ce qui peut permettre heureusement d’éviter des décompensations dans les (ad libitum) psychose blanche, psychose ordinaire, symptômatologie as if, voire états-limites.
3) Est-ce que Lacan remet en jeu le primat de la castration dans le nœud borroméen ?
Dans celui, mis à plat, de « La troisième » la jouissance phallique semble relativisée, homologue à la jouissance du corps et à celle du sens.
La possibilité du nœud à trois, sur lequel Lacan n’a pas tranché, peut poser la question de la déliaison au nom du père. Peut-être, avant de glorifier Notre Père Lacan pour cette vision d’avant-garde, convient-il, avec lui, de rester prudents. Résoudre élégamment les problèmes par le nœud (plus souvent d’une manière géométrique que topologique) peut être très éclairant pour la clinique, mais ne dispense pas, il me semble, de la question de la castration.
4) Y a-t-il un « dépassement » de la castration La castration est solidaire du suspens opéré par le langage : l’objet du désir y est enfoui, furet métonymique qui anime le dire, soutenant cette jouissance qui pense, calcule, juge.
5) Certes, il y a des fonctionnements symboliques hors-castration.
Il y a des systèmes symboliques qui s’affranchissent de la castration – relativement, parce qu’ils sont dérivés, seconds par rapport au langage.
4) En effet, notre clinique ordinaire n’est que partiellement organisée par la castration.
La castration permettait de répartir la clinique dans les trois grandes catégories, névrose, psychose et perversion.
Je ne parle pas de la névrose, qui est structurée par la castration.
- En ce qui concerne l’hystérie, cela va de soi.
- Pour rester à La Rochefoucauld, si dans la phobie le soleil, le seul œil, ne se peut regarder en face, c’est que la castration est inhomogène : là où elle règne, le règne habituel des choses, la sexualité ; ailleurs, l’angoisse d’un objet cru, direct, ininterprétable.
- Quant à l’obsessionnel, dont le rapport au manque est mal sexualisé, le voilà, lui, être-pour-la-mort – qu’il ne peut non plus regarder. Pour la pallier, il doit bricoler du symbolique avec ses rituels.
Mais il y a des cliniques qu’on peut mettre en relation avec une autre interprétation de la perte pure. Au hasard :
- L’anorexique par exemple qui offre son corps comme siège de ce trou. Déni de la castration, avec l’absence qui pousse au pire. Le rare syndrome de Lasténie de Ferjol en est proche, et il y en a d’autres dérivés.
- On peut en rapprocher, et c’est paradoxal, certaines addictions au porno chez les jeunes. Malgré l’apparence, elles sont sans sexualité et sans partenaire. Elles se poursuivent dans un épuisement systématique par la masturbation plusieurs fois par jour. C’est remplacer la castration par une opération réelle, et sans cesse à recommencer.
- L’hypochondriaque nous donne aussi une idée du fonctionnement du corps hors-castration : le corps présente alors une suite ininterrompue de dysfonctionnements et de menaces.
- J’ai déjà évoqué la psychose
- Quant à la toxicomanie, qui joue sur un symbolique élémentaire, + –manque réplétion, jouissance plaisir – hors castration.
Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler la poursuite métonymique d’une série d’objets dans la réalité, telle qu’on la rencontre dans la « nouvelle économie psychique ».
Nous restons à cette partition – à discuter :
– la castration, l’interprétation sexuelle du manque, le père et le discours, autrement dit ce qui fait lien social, assure un fonctionnement commun de lalangue, permet un dire. Pari sur le père.
– Ou les systèmes de signes, désordonnés. Le pire.
- avec une forme objectivement distincte à une étape du fonctionnement psychique. [c’est quelque chose qu’a vécu, qu’a traversé l’enfant].
- ceci se répète chaque fois que se produisent « certaines expériences qui nécessiteraient une objectivation supérieure ».