Sur le livre de Nazir Hamad : Cinquante ans après
La bille bleue, ouvrait la possibilité de lire par la seule poésie. Cinquante ans après, qui en est une suite, pose la question du récit. Il en explore les foisonnements, contes, mythes, aventures romanesques, héroïsmes divers, mais le narrateur se tient en dessous, comme on se tient en dessous d’arborescences feuillues, pour repérer après-coup les traces de ce qu’on a vécu.
L’avant-scène en effet est ce tissu de motifs qui va de l’antiquité grecque, par l’Iliade et l’Odyssée, de héros comme Achille, Hector, Patrocle, mais aussi de Shariar et Shéhérazade dans les Mille et une nuits, à Don Quichotte l’amoureux obstiné bataillant contre les moulins à vent.
Nazir Hamad est un brillant conteur et dans ses détours il nous emmène jusqu’à certains bords, parfois escarpés, pour arrêter nos songes et nous faire un peu penser. Car les récits ne sont pas des digressions, sur fond de récit continu. Ils se filent un court moment et s’interrompent, sans commentaires, devant une nécessité obscure. Appellerons-nous cela le point de butée du réel ?
Il s’agit, dans ce texte, de la célébration d’un mariage, d’un mariage qui dure. Là est sans doute l’exception.
Mais ce mariage est à l’image du récit : fidèle à ce que le surgissement de l’inconscient interrompt d’une continuité confortable, avec cette belle image de femme qui fait le lien entre deux rives : « Inutile de chercher à comprendre quelque chose à ce qui l’anime dans ces efforts qu’elle déploie pour relier deux rives. C’est la traversée qui compte. C’est peut-être encore l’eau qui coule et qui s’insère entre deux rives pour dessiner des méandres qui font la beauté de chaque rivière et de chaque lac. » (p. 18) Cependant, c’est un parcours toujours à refaire. Il ne fait lien que de façon éphémère et se répète, joyeux pourtant, sur une impossibilité de fond qui permet de poser avec l’exactitude de la psychanalyse des problèmes politiques.
Les rives imagent sans doute les distances entre les pays d’origine différents de ce couple, la diversité de leurs langues et de leurs cultures. Les méandres sont aussi les tribulations interminables, les déceptions mordantes vécues par qui émigre et affronte alors les soupçons administratifs et policiers pour s’inscrire dans un nouveau pays. Mais, même si on remplit ces méandres de significations historiques vécues, de dangers politiques réels, le méandre est la structure première de celui qui parle, et, en racontant, dit.
Le livre conte les méandres de la parole jusqu’aux moments où elle se résout en un dire, ce qui en inclut l’inscription. Mais ce moment, resté vif d’être sans commentaire, est justement celui où on peut appréhender un bord. Lequel ? Celui qui révèle après coup que le dit ne tient que de sa propre connexion de signifiants, que de sa propre texture, mais pourtant adressée à un autre.
Ce livre, adressé à un « quasi père » – mais y en a-t-il d’autres ?- marque la condition d’un récit : Je parle à un autre et ce qui se dit s’interrompt souvent sur ce qu’il y a d’incommensurable entre nous.
Tout entier sur ce qui surgit dans un après coup, comme dans une cure analytique, le récit peut alors être celui d’une transmission. Une transmission ne peut être linéaire. Elle montre son inscription après coup. Ce qui est transmis aux enfants de ce couple, c’est l’espacement de temps qui aura permis les multiples traversées de leur écart. Les difficultés de leur naturalisation en France, scandaleusement exténuantes, ne conduiront jamais à l’imaginaire clos d’une identité, car ce qui sous- tend ce texte, c’est l’aventure d’une inscription subjective.
Mais cela nous amènera sans doute à ce que la pratique de la psychanalyse et de l’écriture aura pu faire de la perte vécue par l’exil, une béance d’une autre nature, entre jouissance et désir. Peu de nostalgie romantique, pas d’indignation stérile, mais l’approfondissement d’une perte sur laquelle peut être pensée notre précarité subjective. C’est à partir de l’analyse de cette perte, à partir de la dissonance entre un homme et une femme, que peut être entendu l’imprévu, celui qui vient du passé comme de l’inconscient.
Au beau milieu de la fête parfaite de la famille, en diptyque avec la lettre au « quasi père » d’Amir, surgit du passé l’inquiétante familiarité d’une femme inconnue, belle, discrète, qui repose encore autrement la question d’un « quasi père ».
Nous n’en dirons pas plus pour ne pas rompre le charme d’un récit juste, mesuré, exact sur les questions contemporaines les plus vives.
À propos du livre de Nazir Hamad