La maison brûle

La maison brûle
... et nous regardons des séries
Norbert Bon
A l’occasion de la disparition de l’ex-président Chirac, sa fameuse sentence : « La maison brûle et nous regardons ailleurs » a souvent été citée. Que la maison brûle, prenne l’eau, se fissure, s’effondre, c’est aujourd’hui ce qui nous est communément rappelé dans les media, avec plus ou moins de catastrophisme... Et nous regardons des séries télévisées. Certes le phénomène de ce que nous appelions autrefois des feuilletons n’est pas nouveau. Un feuilleton est, à l’origine « un article de parution régulière en bas d’une page et, par extension, un fragment de roman paraissant régulièrement », selon le Dictionnaire de la langue françaised’Alain Rey. Les mystères de Parisd’Eugène Sue, par exemple. Il y eut ensuite toutes ces aventures en bandes dessinées paraissant ainsi dans des magazines hebdomadaires tels que Tintin, Spirou, Pilote... avant de paraître rassemblées dans des albums. On vit ainsi apparaître la mention « à suivre » à la place du mot fin. A la télévision, ce furent dans les années 60, 70, 80, 90, des séries telles que Thierry la fronde,Belphégor, Vidocq, Les chevaliers du ciel, Rouletabille, Arsène Lupin, Starsky et Hutch, L’homme de fer, Chapeau melon et bottes de cuir,Mac Giver... Mais beaucoup de ces séries trouvaient leur résolution à la fin de chaque épisode ou après trois ou quatre, lorsqu’il s’agissait d’adaptations de romans, tels Les rois maudits ou Le comte de Monte Cristo. Et, suspense ou pas, il fallait attendre la semaine suivante pour connaitre la suite.
Aujourd’hui, un téléspectateur abonné au câble peut disposer chaque jour de près de cinquante séries, sans compter Netflix et chaque jour lui en sont annoncées de nouvelles. Il peut ainsi passer ses journées, voire ses nuits en « replay », à regarder des séries. Que dis-je, desséries ? Non, sesséries, comme nous le disent certains de nos jeunes patients : « Je regarde mes séries ! » La télévision du monopole public avait, certes, l’inconvénient de mettre l’information sous la tutelle du ministère de l’intérieur, elle avait l’avantage de contraindre le téléspectateur à diversifier ses intérêts : un jour un film, un autre du théâtre ou du cirque, un autre encore un documentaire médical ou un dossier-débat. Le téléspectateur était ainsi confronté et à l’altérité et à la coupure. La pléthore d’offre actuelle permet au contraire à chacun de se cantonner à ce qui le conforte dans ses convictions ou son narcissisme, d’autant plus aisément que, chacun dans la famille possédant son écran, les conflits d’autrefois autour du choix du programme ont disparu.
Et, l’une des caractéristiques majeures des séries actuelles est précisément cette non résolution à la fin de chaque épisode, comme un boléro de Ravel qui n’en finirait pas. L’intrigue est ainsi à chaque fois habilement relancée, incitant à visionner le suivant toutes affaires cessantes. Création d’un manque artificiel pour lequel le spectateur sait qu’il trouvera incessamment sous peu de quoi le combler. Provisoirement. Cela s’appelle une addiction. Par rapport au télécran d’Orwell, dans 1984, dont chacun était contraint de regarder et écouter la propagande, c’est à une servitude volontaire que s’adonnent chaque jour nombre de nos concitoyens qui sont ainsi détournés des affaires de la cité, pour se shooter à des drames virtuels : Game of thrones, Breaking bad, Peaky Blinders,L’attaque des titans... Produits dont la qualité n’est pas en cause, à en croire les experts : en général, c’est de la bonne !
Nancy, Le 7 octobre 2019