Retour de la première journée « Le joie de lire » (21/09/2019)

Lire en psychanalyse
Les trois livres présentés aujourd’hui appartiennent à la collection « Lire en psychanalyse », que je dirige avec Guy Mertens et qui est publiée aux éditions EME par Sidonie Maissin et son équipe que je remercie pour leur confiance indéfectible dans nos choix éditoriaux.
Pourquoi ces trois livres ? Il y a déjà tellement de livres de psychanalyse sur le marché.
Je propose de quitter le marché pour questionner : comment leur lecture s’impose-t-elle comme un modèle de lecture ? Et d’entendre la réponse dans le titre de la collection « lire en psychanalyse ».
D’une part, chacun des auteurs de ces livres a la qualité — relativement rare dans nos rayons — de pratiquer justement ce que l’on peut appeler « lire en psychanalyse » au sens fort. D’autre part, le lecteur de ces livres est appelé lui aussi à pratiquer ce même « lire en psychanalyse ».
Que veut dire « lire » ? Que veut la collection « lire en psychanalyse » ?
La première chose qui vient à l’esprit consisterait à voir le « lire » comme le transfert de certains points écrits dans le livre à propos de la psychanalyse dans l’intellect du lecteur. Le lecteur a ainsi emmagasiné ce qui était écrit et situé dans le champ clos de la psychanalyse. Nous dirons : les points contenus dans le livre de l’auteur sont ainsi passés dans la tête du lecteur. La lecture consiste en ce passage. (point flèche point). On pique une citation de Freud ou de Lacan, et on la replante dans la tête du lecteur. L’ennui, c’est que, très généralement, la plante ainsi ne pousse pas (tout simplement parce qu’elle n’est pas vivante). On lit à propos dela psychanalyse, mais l’on reste complètement en dehorsde la psychanalyse et en dehorsdu mouvement propre de « lire en psychanalyse ».
Chez nos trois auteurs, rien de tout cela. Aucune citation piquée, aucun point de doctrine avancé en dehors d’une structure complexe de lecture, en dehors du mouvement au sens fort de « lire en psychanalyse ». Qu’ils citent Hegel ou Nietzsche, Marx ou le Qohélet, Freud ou Lacan, chaque fois et sans exception, la citation ne peut se résumer à un point ou à une multitude de points ; elle entraîne au contraire et ne vaut que comme une flèche de questionnement sans point définitivement établi. Dans leurs citations, nos trois livres ne font-ils que nous communiquer tel questionnement qui s’est joué à tel moment de la culture ? Absolument pas. Chaque fois, ils déplacent le questionnement et le relancent vers une nouvelle perspective, vers une nouvelle flèche qui ne se clôture pas par un point final (c’est là sans doute l’importance cruciale accordée à Lacan par chacun des trois auteurs). Le schéma ici n’est plus du tout point flèche point. D’emblée, nous sommes dans la flèche indécise du questionnement et nous allons vers une relance, vers une fécondation transformante du questionnement. S’il y a réponse, c’est toujours une réponse qui relance la question (flèche point flèche).
Ce n’est pas tout. Nous ne pouvons pas refermer le livre et dire : donc Lacan, donc point final. Le lecteur de chacun de ces trois livres ne peut faire autrement que de se plonger lui-même dans ce « lire en psychanalyse » au sens fort que je viens de préciser. Lisez sérieusement le livre, vous vous retrouverez dans ce processus d’une relance du questionnement, flèche point flèche. S1 non pas comme un signifiant épinglé, mais comme une flèche déjà riche de toute une question et la bascule vers S2 non pas comme un savoir figé, mais comme un savoir y faire avec la question. Cette pratique nous plonge « en psychanalyse », au cœur de la psychanalyse, dans la pratique et la fécondité du signifiant.
Du symbolique au réel[1] Hubert Ricard
C’est le troisième livre d’une trilogie parue dans la collection « lire en psychanalyse » et qui reprend les œuvres principales de Hubert Ricard. À travers l’ensemble de celles-ci, on peut suivre l’effort colossal de l’auteur, non pas pour expliquer simplement Spinoza, Kant, Hegel, Marx ou Heidegger, mais « pour essayer de cerner son propre impossibleet de se décrire en tant que sujet dans cette relation au Réel qui le détermine »[2]. J’ai repris ici les mots mêmes de Hubert Ricard pour caractériser un travail bien plus ancien, celui de l’entreprise même de Spinoza. Le projet de cerner son propre impossible... dans cette relation au Réel qui détermine le sujet, voilà ce que je pressentais lorsque, à la suite d’un brillant exposé sur Spinoza à Bruxelles, j’ai invité Hubert Ricard à publier un recueil d’articles sur Spinoza.
Je pressentais et je désirais. Je cite Spinoza : « nous désirons les choses qui nous font éprouver de la joie ». Pour peu qu’on le lise sérieusement, c’est de la joie que nous éprouvons dans la lecture de Ricard. « La joie de lire ». Et cette joie redouble la joie de l’auteur qui a appris à lire au lycée Condorcet à Paris, à lui-même d’abord puis à tous ceux qui en tiraient enseignement, persévérant pendant des décennies à lire les grands auteurs philosophiques, persévérant dans la mise en question de l’être et de l’existence jusqu’à y rencontrer l’impossible. Il faut le faire, il faut persévérer dans le symbolique pour rencontrer l’impossible. C’est là que se trouve la joie. Et, à ce titre, la démarche philosophique est indispensable et en même temps joyeuse, pour avoir une chance de tenir compte du Réel. Pas nécessairement le lycée Condorcet ou tous les grands auteurs, mais les grandes questions métaphysiques que convoque quiconque dans le tumulte de sa petite enfance (voir les cas de Freud) pour y rencontrer l’impossible.
Nécessairement la persévérance « du symbolique au réel ». C’est le propos principal du troisième ouvrage de Hubert Ricard. C’est aussi le programme de son œuvre, c’est aussi le chemin proposé qui entraîne une joie de lire, si nous voulons bien, dans notre lecture, laisser jouer ce qui de l’inconscient persévère dans la mise en question de l’être et de notre existence.
Voilà pour le propos général du livre. Il est impossible de le résumer, encore moins de l’analyser ; dix années de séminaires n’y suffiraient pas vu la richesse des références et des décalages questionnant de Hubert Ricard. Je me contenterai de relever deux thèses et d’évoquer chaque fois une question.
Premièrement, « Temporalité et répétition ». Il s’agit comme toujours de trouver ce qu’il y a de radicalement neuf dans ce que Freud et Lacan nous apportent par rapport à la démarche philosophique : « la théorie psychanalytique, en mettant au premier plan l’idée de répétition, s’inscrit en faux contre les conceptions philosophiques qui privilégient le pur présent créateur ou un avenir qui offre ses possibles à l’action de notre liberté » (p. 59). Autrement dit, « le concept de temps logique (qui vaudrait donc comme une pédagogie philosophique) doit être subordonné à l’idée de répétition, et en ce sens dirigé par la référence au manque qu’elle inclut ». Par le manque que la répétition inclut dès le départ — Lacan insistera toujours plus sur cette prévalence du manque, du trou, du péché, du sin de sinthome —, la répétition implique la différence, le mouvement de différenciation propre au signifiant. Et c’est là que nous trouvons la présence d’un réel à partir du symbolique. Je cite : « ce que nous avons dit de la répétition, à savoir qu’elle inclut la différence, de sorte que le signifiant est par essence hétérogène à ce que serait le temps initial, montre la présence d’un réel qui ex-siste au symbolique » (p. 69). Nous le rencontrons tous les jours dans la pratique psychanalytique, lorsque nous laissons ou faisons répéter à l’analysant les grandes questions sans réponse de sa petite enfance, non pour y trouver à redire ou à interpréter, mais pour y rencontrer l’impasse, l’impossible et y toucher un bout de réel (le psychanalyste n’a pas à penser aux solutions qui écartent justement de la question du réel). Cette question est centrale pour le sujet de notre séminaire d’été : « les questions posées par la fin de la cure » ; il faudrait comprendre la fin en fonction de la structure de la répétition (et non en fonction du temps logique).
Question[3]
La deuxième thèse concerne directement le titre : du symbolique au réel. Le propos est bien sûr de donner toute sa place au Réel, en tant qu’il serait comme le savoir de l’inconscient, savoir sans sujet peut-être, mais savoir quand même. Pas de sujet sans savoir. Mais il y a un savoir sans sujet. Ce savoir pourrait-il être celui de la science qui forclôt le sujet ? Non, la découverte scientifique « ne porte pas la trace de son inventeur » (p. 40). Au contraire, le savoir de l’inconscient est toujours tributaire de son dire : « le symptôme de Lacan est inséparable de son dire » (p. 40) ; mais alors n’est-il pas toujours dépendant du sujet, contrairement à ce que nous pensions lorsque nous disions « savoir sans sujet ».
La position de Lacan et de Ricard à sa suite est claire : il faut désupposerle sujet (cf. p. 29). Arrêtons de supposer d’abord le sujet pour laisser la place à un pur processus en devenir, au mathème et à la topologie des nœuds. Le philosophe, quel qu’il soit n’arriverait pas à faire cette désupposition du sujet. Dans le grand article « Sauver le Logos » à propos du livre complexe de François Wahl, Le Perçu,Ricard avance la thèse, selon laquelle François Wahl sauve peut-être le Logos et la raison, donc le symbolique, mais c’est au prix de perdre le Réel, « ce Réel, qui est, malgré quelques références ponctuelles, le grand absent du livre de François Wahl » (p. 107). Je forcerais à peine la note en affirmant que l’absence du Réelserait repérable, selon Ricard, chez tous les philosophes et ceci en raison de cette constante supposition préalable du sujet.
Par cette désupposition du sujet, on pourrait dire que la position de Lacan est réaliste ? « Lacan a toujours manifesté un parti pris foncièrement réaliste comme le montre son attachement à la catégorie du Réel » (p. 75). Mais en même temps, « son Réel n’est pas la réalité structurée et intelligible des philosophes réalistes, Platon, Aristote ou Spinoza, laquelle peut apparaître comme le double spéculaire de représentations mentales » (p. 29). De ce point de vue, Lacan est carrément anti-réaliste. Alors réaliste ou antiréaliste ? Lacan dit dans le sinthome : « mon nœud (...) est uniquement ce par quoi s’introduit le Réel comme tel » (p. 33). Ce nœud n’est pas une réalité toute faite, c’est l’enseignement de la lecture du sinthome. Le Réel implique « la fonction de nouage » (p. 33). Et si l’on peut encore parler de réalisme, c’est un « réalisme » très étrange, ni du côté du sujet, ni du côté de l’objet, mais du côté de la pratique architectonique, d’un faire topologique, qui, en parcourant toutes les dimensions, les noue, les dénoue, les réinvente.
Comment concevoir la topologie des nœuds, si c’est le seul accès au Réel comme tel ? Comme une réalité donnée par Lacan notamment ? Quelle serait ici la place du mathème et de l’esclave du Menon ?
L’économie de la jouissance[4] Pierre-Christophe Cathelineau
Le premier livre de Cathelineau, Lacan, Lecteur d’Aristote[5], paru il y a plus de vingt ans, aurait eu sa place dans la collection « lire en psychanalyse ». Il reste une référence sûre et stable à propos d’Aristote avec Lacan. Avec L’économie de la jouissance, nous sommes emportés dans tout autre genre, un livre tumultueux, excessivement riche et qui nous invite à un « lire en psychanalyse » absolument. On sent que l’auteur s’y investit jusqu’à y mettre en jeu sa vie, y affronter les menaces les plus radicales non seulement pour notre société, pour l’humanité ou pour l’univers, mais aussi et surtout pour lui-même et partant pour le lecteur. Celui-ci est emporté dans un tourbillon, dont l’auteur parvient pourtant à dégager très pédagogiquement de nombreuses articulations, à partir de sa lecture éclairée et éclairante de Freud, de Lacan, de Marx entre autres.
Pour présenter cet ouvrage excessivement complexe, d’une part, je laisse de côté tant l’alléchante préface de Claude Landman que les envolées de la postface de Bernard Stiegler, sur lesquelles je ne reviendrai pas. D’autre part, je laisse de côté, mais provisoirement, l’introduction et la conclusion du livre, pour y revenir ensuite et questionner ainsi la véritable portée du livre. Il nous reste cinq grands chapitres.
Si nous laissons de côté maintenant le premier et le cinquième chapitre pour ne retenir que les trois chapitres centraux, le livre nous apparaît comme une étude de différentes formes de jouissance dans le cadre du néolibéralisme et de ses conséquences. Mais commençons plutôt par le premier chapitre qui nous met au parfum.
Premier chapitre : un embarquement, « vous êtes embarqués ». L’analyse très clairement expliquée du pari de Pascal selon Lacan nous ouvre la perspective de cet embarquement : non pas vers Cythère, mais, espérons-le, vers le choix des pépères. Ce terme n’est nullement dépréciatif ; les pépères ce sont des sages, qui n’attendant rien d’un grand Autre (A barré) et qui sont aussi prêts à renoncer aux objets (— petit a). Les pépères, « ce sont ceux qui sont capables de mettre en œuvre pour autrui et pour eux-mêmes le Nom-du-Père et dès lors de donner voix au désir d’un sujet au-delà de sa demande supposée avec une vraie bonté et dans la grâce du don » (p. 62). Fin du premier chapitre. Notre pépère Cathelineau s’efface pour faire la place au :
Deuxième chapitre, à l’aise dans la perversion. Après une analyse fort serrée du discours du maître et de sa dégénérescence en discours capitaliste, l’auteur s’attarde au néolibéralisme, « la pointe extrême du capitalisme », qui vaut comme « un discours qui s’en remet intégralement aux lois du marché pour penser à la fois l’ordre économique, l’ordre social et l’ordre politique » (p. 56). Ce discours néolibéral serait fondamentalement pervers et se fonderait sur la maxime sado lacanienne : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai sans qu’aucune limite ne m’arrête dans le caprice des exactions que j’ai le goût d’y assouvir » (p. 57). Nous avons ainsi une série de termes équivalents : capitalisme=néolibéralisme=perversion=jouissance. D’où le titre du livre : « économie de la jouissance ».
Le troisième chapitre traite de la jouissance en tant qu’elle peut être binaire et se présenter sous deux formes : jouissance consumériste de l’objet et jouissance de l’Un, du père comme un, référence pour une identité, leader garantissant l’unité du groupe. La jouissance consumériste de l’objet entraîne une course à la jouissance (cf. L’homme sans gravitéde Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman) et repose fondamentalement sur une structure matriarcale. « Est-ce vivable ? Non. » « Quelle va être la réponse dans le champ politique ? Le retour du bâton » (p. 81) Perspective prophétique ? Voire messianique ? Oui, on peut se référer ici non seulement à Lebrun et Melman, mais à Lacan lui-même qui a prédit « la crevaison du discours capitaliste ».
Mais l’important, à mes yeux, n’est pas du tout cette perspective : « je vous l’avais bien dit » (bien joué pour le prophète). Mais la base structurelle : la jouissance consumériste de l’objet ne va pas, est impossiblesans la jouissance de l’Un, du père comme un, comme leader garantissant l’unité du groupe. Référence à la Psychologie des Masses et analyse du Moide Freud pour découvrir cette même structure groupale dans l’armée et l’église. Mais aussi une même structure fondamentale dans le populisme et le djihadisme, chaque fois après la jouissance effrénée de l’objet, « le retour du bâton » autrement dit la jouissance de l’Un, qui vaut comme Idéal du moi autour duquel s’agglutine le groupe, quel qu’il soit. « La question qui se pose est de savoir si ce jeu de balancier entre la jouissance de l’objet a et celle de l’Un qu’on observe partout (…[6]), est évitable ou nécessaire » (p. 100). Pour répondre, Cathelineau identifie la nomination réelle à l’identification à la personne entière. Il est évident que dans la formation des foules enthousiastes, c’est la personne entière qui est convoquée, c’est donc pour l’auteur une nomination réelle. Ceci permet d’entrevoir une structure non pas binaire, mais tertiaire, une tierce solution (ni la jouissance de l’objet ni celle de l’Un) : la nomination symbolique supposée équivalente à l’identification par le trait unaire.
Le quatrième chapitre met au travail la nomination réelle (qui vaut comme l’envers ou le revers de la jouissance consumériste de l’objet) par la topologie et la nomination symbolique. L’auteur précise bien qu’il est « absurde de penser la structure borroméenne du réel en terme exclusif : c’est soit le nœud à trois, soit le nœud à quatre » (p. 116). Précision bien précieuse, quand on voit comment parfois les figures topologiques sont supposées être des réalités données, collées à des structures psychopathologiques supposées être elles aussi des réalités données. Cathelineau ouvre une topologie de transformationsréciproques d’une part entre nœud borroméen à trois et nœud à quatre, d’autre part entre deux nœuds à quatre, à savoir la nomination réelle et la nomination symbolique. Et ce chez un même sujet. Ces figures topologiques du livre montrent comment l’on devient djihadiste, mais aussi (par un chemin inverse) comment on sort du djihadisme. Il s’agit chaque fois d’une transformation dans le mouvement de la structure.
Le cinquième chapitre pose la question : y a-t-il une juste intelligence de la jouissance ? La réponse ne saurait venir qu’à partir d’une éthique du désir fondée sur le courage. Le courage d’Antigone certes, mais plus proche le courage de ce livre et de son auteur et le courage de la lire.
Il est temps d’en venir à l’introduction et à la conclusion de ce livre, qui, toutes deux, en donnent comme la focale de vérité.
La conclusioncomporte deux parties. Première partie,le passage du Un au Pas-Un ; c’est un résumé de la perspective générale, passage de la question du Un dominant les chapitres II, III et IV à autre chose. Deuxième partie de la conclusion, un poème de Paul Celan adressé à Heidegger annonce la mort, Tod, Todtnauberg, village de la Forêt Noire, où furent écrits de larges morceaux de Sein und Zeit. La mort des camps d’extermination, mais aussi la mort qui met en question le Daseinet l’être lui-même.
Remise en question qui nous ramène à l’introduction, au petit livre de Qohéletou de L’Ecclésiaste :« Vanité des vanités, tout est vanité » ou encore comme traduit Chouraqui : « Fumée de fumée, tout est fumée ». Qohélet hante le livre depuis la première ligne jusqu’à la dernière. N’est-ce pas Qohélet, le fils de David lui-même qui est « à la place d’où se vocifère que “l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Être”. Et ceci non sans raison, car à se garder, cette place fait languir l’Être lui-même. Elle s’appelle la Jouissance » (Lacan, Écrits, p. 819). La place de Qohélet, n’est-ce pas cette sublime Jouissance qui reste sous-jacente dans le livre de Pierre-Christophe Cathelineau ? Et « l’économie de la jouissance » n’est pas tellement la question de savoir comment on va se débrouiller avec les jouissances dégradées du néolibéralisme ou du djihadisme, comment on peut les gérer, mais comment l’on risque toujours de faire l’économie de la Jouissance au sens fort en la remplaçant par ses formes dégradées. On risque toujours de faire l’économie de la place de la Jouissance qui importe et qui est au cœur du fonctionnement de l’inconscient. Il faudrait le garder à l’esprit en lisant notamment les trois chapitres centraux du livre.
À partir de là, ne faut-il pas repenser la démarche topologique à nouveaux frais : à savoir partir non pas seulement des faits mouvants à l’extérieur (comme les trois chapitres centraux du livre le montrent), mais comment la démarche de lecture et de construction part du défaut radical, du rien, de la jouissance au sens fort du terme, du « principe de jouissance » dirai-je, qui implique d’inventer et de construire le sinthome ?
Le Réel en psychanalyse, entre épreuve et preuve[7] Élie Doumit
Après la publication de Lacan ou la pas de Freud, mythes et mathèmes[8],dans la collection « lire en psychanalyse » en 1917, nous avons la chance de pouvoir lire aujourd’hui l’enseignement orald’Élie Doumit dans son nouveau livre Le Réel en psychanalyse, entre épreuve et preuve. Le propos est ici de situer la spécificité de la pratique psychanalytique dans le champ des pratiques de la parole : « En quoi la psychanalyse se différencie-t-elle (…) de la psychiatrie narrative ou de la storytelling therapy ? » (p. 10), à savoir d’une pratique de parole consistant pour le patient à raconter ses histoires et ses fictions. Que manque-t-il à ce genre d’associations libres pour qu’elles soient « psychanalyse » ? Même s’il peut raconter des histoires, le savoir sur l’Inconscient ne se constitue « que du fait de la présence d’un analyste dont la fonction est essentielle à l’articulation entre la fiction et le Réel de la jouissance » (p. 10). Autrement dit, la fiction (de la narration) ne suffit pas, elle doit être articulée au Réel de la jouissance et c’est la première partie du titre « le Réel en psychanalyse ». Cette articulation ne peut se faire que par un troisième terme, le transfert, dont il faut faire l’épreuve comme preuve de cette articulation : deuxième partie du titre « entre épreuve et preuve ».
L’articulation entre la fiction et le Réel autrement dit entre le symbolique et le Réel semblerait pouvoir répondre à une dichotomie. D’un côté le Réel dont on ne peut parler, de l’autre côté le symbolique dont on peut parler. Cette dichotomie correspond à la formule de Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Or, nous dit Doumit : « ce mot d’ordre ne nous semble pas pertinent, parce qu’il nous empêche d’interroger ce qui est en jeu au niveau de la structure » (p. 31). Qu’est-ce que veut dire la structure ici ? On pourrait se contenter ici d’une explication savante, topologique par exemple. Ce n’est pas ce que fait Doumit. Il déplie au contraire la dimension du Réel « à partir du “dire ce qu’on ne sait pas” » (p. 31), lequel relève de l’hystérie (l’obsessionnel « tient davantage à dire ce qu’il sait » p. 32). Et c’est le sujet dans son hystérie qui en disant ce qu’il ne sait pas pratique la règle fondamentale qui n’est pas seulement « la consigne qu’il peut dire ce qu’il lui vient à l’esprit » ; tout ceci est très classique et pourrait encore convenir à la psychiatrie narrative, mais aussi, je cite Doumit « et qu’il y a en retour du répondant » (p. 34). De quel côté, de l’oracle, des dieux ou de l’analyste ! On sait que « Lacan considère les dieux comme du Réel ».
« Dire ce qui vient à l’esprit », mais pas sans y ajouter le « retour du répondant », à savoir le retour du Réel. Le « retour à Freud » (p. 68) ne trouve ainsi sa place que dans « l’orientation de la psychanalyse vers le Réel » (p. 69), vers le retour du Réel.
Pour faire entendre comment Doumit nous oriente très pédagogiquement dans le pas de Freud vers le Réel de Lacan, je reprends un morceau de son analyse du fantasme. Le fantasme apparaît d’abord comme un petit récit imaginaire et, avec Freud, on y ajoute la construction du fantasme (« on bat un enfant ») « à travers des transformations grammaticales ». C’est la « grammaire freudienne du fantasme » (p. 73). Mais Lacan relève encore autre chose, et c’est chez Freud lui-même, à savoir : le statut du fantasme est séparédu contenu de la névrose (et donc aussi du jeu de transformations grammaticales : un enfant est battu, je suis battu par le père, etc.), « le patient ne confie pas son fantasme si volontiers en psychanalyse » (p. 72) ; il l’évite et en a honte. C’est, dit Lacan, « l’axiome » du fantasme, ce qui veut dire « le fantasme résiste à être inséré dans le discours de l’Inconscient. En tant qu’axiome, le fantasme résiste à l’interprétation signifiante ; bien plus il est comme axiome ce qui permet l’interprétation » (p. 73).
Chez Freud, « le fantasme est d’abord un récit qui a une signification » (p. 79), il se présente comme imaginaire. Et pour Freud, c’est le fantasme qui explique le symptôme. Mais l’explication à partir de la signification imaginaire ne saurait suffire, car le symptôme est pour Lacan du registre du symbolique. En tant qu’imaginaire, le fantasme, ne peut causer le symptôme, qui lui est symbolique. Pour expliquer la causation du symptôme, on doit donc poser la question : « comment passe-t-on du fantasme en tant qu’imaginaire, au fantasme dans son rapport au Symbolique ? » (p. 92). Ce passage se joue pour Freud dans les transformations grammaticales. Lacan explicite ce passage du fantasme au symbolique par l’écriture S barré poinçon de petit a : le sujet n’est plus simplement le sujet représenté par le signifiant pour un autre signifiant, « il est barré comme Sujet du signifiant » et le petit a n’est plus l’objet quelconque, mais l’objet dépendant du désir du grand Autre (du grand Autre au petit autre).
À la place du récit, de la signification imaginaire du fantasme, nous avons maintenant, le passage symbolique du fantasme, avec ses deux versants : « il y a d’un côté le fantasme comme énoncé relevant du Signifiant (S barré) et d’un autre côté le rapport à l’objet a » (p. 130). Ça permet d’expliquer comme chacun rencontre sa chacune dans un rapport sexuel. Pourquoi n’arrêterait-on pas l’analyse ici ? « Tout simplement parce que le symptôme nous rappelle à son bon souvenir, il est impliqué dans le coup et à ce titre il vient perturber le fantasme dans sa visée d’un rapport sexuel » (p. 130). Le symptôme nous rappelle à son bon souvenir, du côté du Réel. L’analyste ne joue pas du tout au Saint Martin qui donne la moitié de son manteau à un mendiant dévêtu (p. 126), établissant ainsi un rapport qui vient boucher la question de la Jouissance (p. 142) ; la juste place de l’analyste se situe au-delà du plaisir en jeu dans la bonne gestion des biens, des sujets et des objets, au-delà du sens que cela peut avoir de partager son manteau ou sa couverture-écran dans la vie psychique. « La psychanalyse se situe du côté du malaise de la civilisation, du côté du symptôme » — c’est-à-dire pas directement du côté du fantasme, ou du côté du sens, mais du côté du Réel — « tandis que la religion cherche à couvrir ce malaise, à l’orienter en lui donnant un sens qui le transfigure dans la gloire de Dieu, ou dans l’amour du prochain » (p. 151). « Il s’agit à présent pour l’analyste (…) de ne pas céder sur le Réel du Symptôme, c’est-à-dire sur ce qui peut venir décaper le sens que véhicule le Signifiant » (p. 160).
C’est précisément à partir de ce moment (opposition Réel – Sens) que l’on voit apparaître dans le livre de Doumit la topologie, comme méthode pour ne pas céder sur le Réel du Symptôme. Je questionne ici la place de la topologie.
Doumit reprend ici un exemple tiré du chapitre 17 des Leçons d’introduction à la psychanalysede Freud, Le sens des symptômes(p. 204) pour montrer comment le symptôme a du sens comme toutes les formations de l’inconscient. On penserait le sens pour Freud et le Réel pour Lacan. Mais c’est une question de structure toujours déjà là et non de théoriciens. Je me permets ici de faire remarquer que Freud à la fin de ce chapitre se heurte à une difficulté majeure, à savoir : malgré les belles démonstrations du sens des symptômes, il doit bien reconnaître que les symptômes typiques(à savoir le caractère hystérique, obsessionnel ou phobique) échappent complètement à son analyse du sens. Tout comme il avait reconnu déjà que les rêves typiques(rêves de nudité, rêves où l’on vole, rêves d’examen) échappaient eux aussi à sa recherche de sens. Absence de sens.
Première question : si le Réel est « ce à quoi on ne peut donner du sens », nous avons ce Réel chez Freud. En quoi la topologie lacaniennenous donne-t-elle une piste nouvelle pour le Réel ? Est-ce qu’elle nous donne la formule des symptômes typiques qui manquait à Freud, à savoir l’imagerie topologique de ce qu’est une hystérie, une obsession, une phobie, une paranoïa ? Certaines approches topologiques le laisseraient penser. Mais là, nous restons dans le sens. Comment doit opérer la topologie pour qu’elle puisse au contraire soutenir l’absence de sens, pour faire effet et rencontrer le Réel en psychanalyse ?
Deuxième question : « entre épreuve et preuve ». Serait-ce la preuve qui ferait sens ? Et l’épreuve devant l’absence de sens ? Je comprends l’épreuve, comme l’épreuve de la rencontre du Réel. Mais la preuve ? Le livre, a-t-il prouvé quelque chose ?
J’espère avoir pu vous en donner un petit aperçu de l’enseignement rigoureux et pédagogique d’Élie Doumit, qui nous mène dans les pas de Freud vers « les grandes lignes de la psychanalyse lacanienne tout en laissant aussi la place pour ce qui reste inévitablement dans l’ombre. Les grandes questions résonnent dans la perspective les unes des autres ». C’est sans doute ça la joie de lire.
Christian Fierens
[1]Hubert Ricard, L’économie de la jouissance, Louvain-la-Neuve, EME, collection « lire en psychanalyse », 2019
[2]Hubert Ricard, De Spinoza à Lacan, Autre Chose et la mystique, Louvain-la-Neuve, EME, collection « lire en psychanalyse », 2015, p. 36.
[3]Une question à propos de Heidegger, pour qui le temps (mais quel temps ?) est l’horizon nécessaire pour aborder la question de l’Être, je dis bien la question, parce que l’Être nous échappe foncièrement. L’article « temporalité et répétition » considère que la temporalité heideggerienne est polarisée vers le projet et qu’à ce titre, comme toutes les structures modernes de la temporalité (hormis Lacan), elle renvoie « à l’idée d’une émergence première du sujet — ou de sa variante heideggerienne qu’est le Dasein—, à une affirmation fondamentale de sa liberté ou pour le Dasein, considéré comme ce qu’il y a de plus propre, à ce à quoi il se résout, à sa résolution (Entschlossenheit) » (p. 64). Insistons, il s’agit bien de penser la temporalité non à partir d’un sujet préexistant et des extases classiques du temps passé, présent, futur, mais à partir de la répétition signifiante en acte et en même temps en ce qu’elle échappe audit sujet.
Pour éclairer cette structure temporelle à partir de la répétition, n’aurait-on pas avantage à aller relire Heidegger, pour y découvrir que le Daseinremet déjà complètement le sujet en question (Lacan avait sûrement lu Sein und Zeit, bien avant sa traduction de Logos), que l’étude du Dasein n’est qu’une analyse préparatoire (première section de la première partie) pour introduire la temporalité dès la deuxième section de la première partie et que celle-ci commence par un trou, par un manque, par l’être-pour-la mort (Sein-zum-Tode) non sans éclairer la pulsion de mort, se poursuit dans l’être-coupable (Schuldigsein), le manque fondamental de moralité voir d’éthique chez tout un chacun, et s’affirmer dans la résolution (Entschlossenheit) qui n’est autre qu’un vouloir avoir une conscience morale(Gewissenhabenwollen), prendre en compte le péché fondamental, le sinanglais dont Lacan tirera le sinthome, et non une résolution particulière ? Cette structure impliquant toujours déjà l’éthique faut-il la concevoir comme toujours déjà à l’œuvre dans le signifiant (et dans la joie de lire) ?
[4]Pierre-Christophe Cathelineau, L’économie de la jouissance, Louvain-la-Neuve, EME, collection « lire en psychanalyse », 2019.
[5]Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan, lecteur d’Aristote, Politique, métaphysique, logique,Paris, Éditions de l’Association Freudienne Internationale, 1998.
[6]« et notamment avec le réveil des nationalismes et avec le djihadisme, ce jeu de balancier où parfois le déchaînement de ces deux jouissances se combine »
[7]Élie Doumit, Le Réel en psychanalyse, entre épreuve et preuve, Louvain-la-Neuve, EME, collection « lire en psychanalyse », 2019.
[8]Élie Doumit, Lacan ou la pas de Freud, mythes et mathèmes, Louvain-la-Neuve, EME, collection « lire en psychanalyse », 2017.