La grammaire du traumatisme
La grammaire du traumatisme
Intervention au Séminaire d’été, A.L.I., Reuilly, le 23 juin 2018
Pour commencer, je vous propose un extrait du texte de Choula Emerich Le traumatisme : « Entendons ce franchissement de Freud, dans le champ du savoir universel, qui soutient en 1897, que c'est un traumatisme qui fonde la nécessité structurale d'un refoulement initial constitutive de l'inconscient. Ce que Lacan reprendra très exactement, pour soutenir que ce premier refoulement inaugural n'est rien moins que le refoulement originaire, refoulement du Nom-du-Père qui instaure la dialectique du parlêtre. »
Ceci définit ce que Melman appelle le pseudo-traumatisme. Le traumatisme, dans le Réel, étant caractérisé par au moins une dimension supplémentaire, celle de la stupeur. (Cf. Melman, scène transférentielle : « Dans le traumatisme il n’y a rien à voir, il n’y a rien à dire. Le patient est stone. »)
Cet aspect clinique de la stupeur mérite d’être précisé. Qu’entendons-nous par stupeur quand on dit que le patient n’a rien à dire, ni ne donne rien à entendre ? Est-ce qu’il s’agit de la phonémation qui serait impossible, de la mécanique phonématoire qui serait grippée ? La stupeur laissant coi, c’est-à-dire sans voix. Ou bien s’agit-t-il, dans la stupeur, d’un impossible à dire, en tant qu’il n’y a rien à dire, parce que rien chez le patient, ne se lit de ce qui aurait à se dire ?
C’est le cas de cette jeune femme, analysante, que je recevais sur le divan depuis deux ans, et qui a continué à venir quelques temps après l’attentat du Bataclan dans lequel elle avait été prise. Elle avait eu cette idée, folle, avec sa sœur, d’aller écouter les Angels of Death Métal, le soir du 13 Novembre 2015. Elle et sa sœur sont des rescapées. Elle ne pouvait rien en dire, tout en dialectisant en boucle, le déroulé des événements qu’elle répétait presque mécaniquement. Les chaînes dialectiques racontaient sans rien en attraper, sans rien en dire, dans une parole vide.
Sont convoqués, pour le pseudo-traumatisme, le refoulement originaire, le Nom-du-Père et l’inconscient. Nous ne sommes pas là dans quelques allées annexes de la psychanalyse, mais au contraire dans le cœur de la discipline. Chaque fois que nous abordons la question du traumatisme, c’est l’ensemble de ces éléments que nous interrogeons. La stupeur venant s’ajouter au tableau pour le traumatisme réel.
La grammaire du pseudo-traumatisme s’écrit avec les termes suivants :
- S, néo-sujet, qui va disparaître lorsque la barre viendra le frapper. C’est ce sujet enfantin qui parle dans un babiche indistinct de celui de la mère, et avec elle, dans une communauté langagière qui leur est propre et personnelle.
- /, la barre, c’est-à-dire la pulsion sexuelle, le phallus.
- \$, S barré, que nous connaissons bien, le sujet de l’inconscient qui se tient dans l’inconscient.
- Il y a un quatrième terme à cette grammaire, c’est l’opération par laquelle la barre vient frapper le S pour donner ce \$ et fonder l’inconscient. Cette opération peut être désignée par une lettre par exemple, et cette désignation viendrait représenter l’opération ici, dans notre grammaire. Il n’est pas utile pour le moment de proposer une nomination à cette opération. Nous verrons par la suite ce qu’elle pourrait être.
De Saussure avait précisé, le premier, cette valeur des signifiants, qui ne valent que par pure différence. Il avait donné une écriture du rapport du signifiant au signifié. C’est celle dont va se servir Lacan en inversant les termes. Ainsi le s/S saussurien devient avec Lacan S/s : S le signifiant, et s le signifié. S/s c’est le signifiant auquel correspond un signifié. Il est utile d’apporter cette précision, que c’est une nuée de signifiants, qui est en rapport avec une nuée de signifiés. Parce qu’il y une nuée de signifiants qui correspond à un signifié, et qu’une nuée de signifiés correspond à un signifiant, la nuée étant simplement une variation qui peut s’étendre à l’infini de chacun des termes du rapport.
Cependant ce que ne présente pas le travail de Saussure, ni la reprise par Lacan, c’est la notification de l’inconscient. Elle est implicite puisque le langage est la condition de l’inconscient. Il semble utile de préciser que signifiant et signifié, organisent et nécessitent l’inconscient, il est donc possible d’en donner une écriture, qui viendrait s’articuler dans une grammaire Quelle serait-elle ? Marc Darmon précise, dans son ouvrage sur la topologie, qu’en aucun cas Lacan n’utilise la barre de séparation entre S et s comme correspondant à celle qui frappe le sujet, pour en faire un sujet barré, ni même, comme une indication topologique de l’inconscient. À titre d’illustration, il serait par exemple possible d’écrire (S/s)/i. Cette écriture de la deuxième barre indique le lieu de l’inconscient et place, de fait, une topologie du signifiant comme référant à l’inconscient.
Comment se servir de cette précision ? Peut-être simplement en rappelant qu’il y a chez Lacan « un sujet du signifiant » et que le sujet du signifiant n’est pas le même que le sujet de l’inconscient. Ainsi, avec l’écriture d’une lettre, petit i pour désigner le lieu, la nécessité, et finalement la mise en place permanente de l’inconscient par le langage, nous apportons une précision qui permet d’isoler, de différencier ce que serait un sujet du signifiant.
À partir de là, on a la possibilité de reprendre, avec Lacan, qu’un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Il s’agit du sujet barré, celui qui se trouve dans l’inconscient, celui que met en place le refoulement originaire, le refoulé du Nom-du-Père, celui qui est représenté partiellement par un signifiant. Puisqu’en effet un signifiant ne représente pas tout le sujet barré. On est ordinairement coutumier de cela par le fait qu’on ne peut que mi-dire. Gardons quand même à l’esprit cette précision, qui nous renvoie à l’assertion de Lacan qu’il y aurait un « sujet du signifiant ». Que serait-ce que ce sujet du signifiant ? La chaîne des S..S..S, dialectisée, représente le sujet de l’inconscient qui, dans l’inconscient, est donc inaccessible. Il semble que ceci ne soit pas opérant dans le traumatisme, puisque soit la stupeur laisse le patient coi, sans voix, soit le laisse dérouler des signifiants qui n’ont pas de valeurs, car désafférentés du sexuel. Peut-être est-ce là ce que signifie chez Lacan qu’il y ait du « sujet du signifiant ».
La patiente, que j’évoquais, répétait en boucle les évènements dramatiques sans rien en dire. Une compulsion de répétition était à l’œuvre. Il y avait pourtant dialectisation. Elle ne parvint à dire quelque chose, que lorsqu’elle évoqua son manteau resté au vestiaire. Elle avait dû aller le récupérer auprès des services de police, qui avaient rassemblé, au Bataclan, les effets restés sur place. Son manteau était plein de sang. Elle se posait la question de savoir si elle allait le récupérer (dans les deux sens du terme). Quand on sait que cette jeune femme était célibataire, et que chez les grecs le manteau symbolisait ce qui venait consacrer le mariage dans une cérémonie où en procession il recouvrait les deux époux, on peut mesurer ce qui continuait d’échapper au traumatisme et animait sa question d’un dire : la reproduction et donc le sexuel. C’est ce qui la sauvait de n’être pas prise toute, dans l’événement.
Il y a dans les Écrits, une tentative de définition de l’inconscient par Lacan : « L'inconscient est cette partie du discours concret, en tant que trans-individuel, qui fait défaut à la disposition du sujet, pour rétablir la continuité de son discours conscient. » C’est la continuité du discours courant, assurée par le manque d'une partie du discours concret, à la disposition du sujet, qui fonde l’inconscient. C’est donc l’accès à l’inconscient, c’est-à-dire sa disparition en tant qu’il devient inaccessible, qui fonde la traumatisme.
D’autre part on sait que le message vient du grand Autre, c’est-à-dire de l’inconscient, mais alors qu’en est-il dans la stupeur ? Le message est-il illisible, inarticulable, inaccessible, ou détruit ? Or la parole, dans son adresse, s’origine de l’objet cause du désir : c’est lui qui fait parler. Et cette assertion s’inscrit dans la formule du fantasme \$ < > a. Il y aurait donc à ajouter aux termes de la grammaire du traumatisme les deux éléments du poinçon et l’objet petit a.
On aurait donc pour le traumatisme réel : un sujet devenu néo, la barre, l’objet petit a, et les deux éléments du poinçon, ceux-ci n’étant plus reliés entre eux dans l’inconscient par aucune règle. L’inconscient est structuré comme un langage, c’est-à-dire qu’il y a dans l’inconscient une grammaire, dont on voit que lorsque les éléments qui en constituent la structure sont en vrac, ils n’obéissent plus aux règles qui les agencent d’une manière très précises ; on est alors dans le traumatisme.
Lorsqu’un patient en séance organise sa lecture, lecture de son inconscient, en tant qu’analyste je témoigne de cette lecture, et au besoin souligne à l’analysant, un défaut de lecture. En général – et c’est vrai dans le transfert – on sait ce qu’on peut dire en tant que locuteur à un interlocuteur, jusqu’où ne pas aller, quels mots utiliser. C’est ce qu’illustre l’assertion que la résistance à l’analyse est chez l’analyste. Dans un traumatisme réel, il est possible, qu’un savoir si grand vienne s’inscrire ,que le traumatisé ne trouve pas la possibilité de parler à l’interlocuteur. D’emblée la barre est trop haute.
Ce qui fait qu’un patient sur le divan ne peut rien dire de son traumatisme réel, qu’il en parle en boucle ou qu’il n’en parle pas, est une résistance, et cette résistance, est une résistance à l’inconscient. L’inconscient ne remplit pas sa fonction, n’assure pas cette partie du discours concret qui manque à la disposition du sujet pour assurer la continuité du discours conscient. Cette résistance à l’inconscient serait alors à rechercher chez l’analyste, puisque c’est de lui que vient, dans le transfert, la résistance. Il peut s’agir des propres traumatismes de l’analyste, mais en tant qu’analyste, en tant que dans une position d’analyste, la chose qui fait « ur », obstacle à l’inconscient, à sa fondation, le seul traumatisme qui l’arrête, c’est le pseudo-traumatisme.
La clinique du traumatisme met au travail, chez l’analyste, le refoulement originaire, et donc le refoulement du Nom-du-Père, qui vient éventuellement faire buttée, impossible, arrêt, échec transférentiel. Avec cette question de savoir ce que devient le Nom-du-Père refoulé, le refoulé du Nom-du-Père, lorsque il revient, qu’il fait retour dans le Réel ?
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Textes de références
Choula Emerich : Le traumatisme, Novembre 2016
Charles Melman :
- Scène transférentielle du traumatisme, site de l’EPHEP; texte a été publié dans APERTURA 14
- Je siste, je résiste, Études Freudiennes N°37, octobre 1996, « Résistance à la psychanalyse aujourd’hui ».
- L’objet en psychanalyse, Études psychiatriques, Avril 2004.
Jacques Lacan : les Écrits, Fonction et champ de la parole et du langage; Subversion du sujet et dialectique du désir. Seuil, 1966.
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