Les troyens : Berlioz post traumatique

Les troyens : Berlioz post traumatique
Norbert Bon
A l’occasion du centenaire de l’opéra de Paris, l’opéra Bastille donne « Les Troyens » de Berlioz, dans une version (presque) intégrale que le compositeur n’aura jamais eu l’heur de voir jouée, en raison de la longueur de l’œuvre et de l’importance des moyens nécessités. La seconde partie, « Les troyens à Carthage » fut créée à Paris en 1863, six ans avant sa mort, et la première, « La prise de Troie », ne vit sa création mondiale qu’en 1890 à New York. La même année, l’opéra sera joué intégralement à Karlsruhe dans une version allemande. Freud, qui se disait peu perméable à la musique, même s’il a souvent manifesté son intérêt clinique pour les cantatrices en mal de voix et pour les personnages de Don Juan ou Chérubin1, n’a sans doute pas assisté à la représentation : si Troie l’intéresse, c’est à travers sa découverte par Schliemann qu’il compare volontiers à sa découverte de l’inconscient, comme lieu archè auquel on accède à partir des quelques vestiges qui en subsistent. Fort heureusement, nous en reste aussi une construction signifiante qui s’est transmise à travers les siècles, dans L’Iliade d’Homère puis l’Enéide de Virgile, publiée post mortem malgré son vœu de voir détruit le manuscrit, et dont les livres second et quatrième fournissent la matière de l’opéra de Berlioz en deux parties souvent jouées séparément.
Déroulement
La première partie se déroule à Troie, après que les grecs ont feint de quitter les rivages de la ville en laissant sur la plage le fameux cheval rempli de soldats et cette infox qu’il s’agirait d’une offrande à Minerve pour réparer une offense à son endroit. La scène se passe dans le palais de Priam où tous se rangent à l’idée de faire entrer le cheval dans la ville, sourds aux avertissements de Cassandre qui prédit le pire pour Troie. Et, en effet, Troie est prise, détruite, Priam et la plupart des habitants tués. Cassandre invite les femmes à se suicider avec elle pour n’êtres pas réduites en esclavage et avilies. Seul Enée avec son père Anchise et son fils Ascagne parviennent à s’enfuir avec quelques compagnons en emportant le trésor de Priam, avec la mission de reconstruire une cité, en Hespérie, sur les bords du Tibre.
La deuxième partie se passe à Carthage où, après avoir cherché ce lieu entre la Thrace, la Crête, les iles Strophades, Enée arrive, poussé par Junon qui veut empêcher les troyens de parvenir en Italie. Elle concocte pour cela, avec l’aide de Venus, une rencontre amoureuse entre Enée et Didon, la faisant trahir son serment de fidélité inviolable à son mari défunt. Et Enée s’installe à Carthage sous les ors et les présents de la riche Didon. Mais Jupiter envoie à Enée Mercure pour lui faire honte et lui rappeler son devoir « Te voici donc en train de fonder l’altière Carthage et, pour plaire à ton épouse, de lui bâtir une belle ville. Hélas, c’est ainsi que tu oublies ton royaume et ta destinée ! »2 Désenchanté, il se reprend et quitte Carthage poursuivi par la fureur et les imprécations prophétiques de la reine trahie qui se suicide ensuite, par le fer et par le feu.
Stress post traumatique !
Mais voici qu’intervient sur une direction musicale fortement discutée de Philippe Jordan, une mise en scène de Dmitri Tcherniakov qui se veut audacieuse et novatrice, particulièrement dans cette deuxième partie où la scène se passe... dans un centre de traitement psychothérapeutique pour traumatisés de guerre ! Enée et Didon, parmi d’autres patients, y reçoivent différents soins, relaxation, massages... et les récits mythologiques y sont traités comme des jeux de rôles à visée thérapeutique... Avantage, le faible coût du décor, réduit à du mobilier d’administration familier à qui a fréquenté nos écoles ou nos hôpitaux. Bonjour la transcendance de l’œuvre !
Trivial, forcément trivial.
Mais mon propos n’est pas, hormis de regretter la défection de la superbe Elina Garanča et de souligner la très belle prestation de Stéphanie d’Oustrac, de faire une critique de spécialiste que je ne suis pas, mais de m’interroger sur cette pente à la « trivialisation » des œuvres par les metteurs en scène. Qui plus est, dans le cas présent, dans un champ qui nous concerne. Certes, Freud avec l’inconscient a ramené à « l’intérieur » du psychisme le lieu de l’Autre où, pour les grecs, se concoctaient les destinées des humains au gré des batailles d’ego entre les dieux, l’Olympe, mais il a aussi posé la sublimation de la pulsion aux sources de l’art et de la culture ! En physique, la sublimation, c’est le passage direct de l’état solide à l’état gazeux. Pour qualifier le passage direct inverse de l’état gazeux à l’état solide, on parle de sublimation inverse ou de condensation, mais le terme est dans notre champ déjà pris. Trivialisation me paraît convenir.
Et, dans le domaine de la psychiatrie, alors que les jeunes collègues qui se réfèrent à la psychanalyse pour maintenir ouverte l’attention portée au sujet sont en butte, au point de fuir les institutions, aux tracasseries des divinités locales, au motif que la psychanalyse ne serait pas scientifique mais mythologique, lesdites divinités, en même temps, confortent à l’hôpital des méthodes récréatives exotiques et proposent au « grand public » des conférences injonctives du type : « Foutez-vous la paix ! » ou « Habitez votre vie ! » Bref, « Regardez-bien le fond de la caverne, il n’y a rien à voir en dehors des ombres projetées qui s’y agitent ! » Chez Platon, science et opinion commune sont antagonistes, ici experts et bateleurs marchent de concert, place à la suggescience3 : après les séances de méditation de pleine conscience retransmises par France inter dans près de cent salles de cinéma, c’est Lionel Naccache, dont l’intention louable de rendre accessibles les connaissances des neurosciences n’est pas à mettre en cause, et Mathieu Vidard, dont la qualité de l’émission « La tête au carré » est incontestable, qui se laissent séduire par « la déesse aux cent bouches » pour parler cerveau.4 A grand risque, car les lois de l’image ne sont pas celles de l’écrit. Celles du signifiant, en tout cas, ne semblent pas connues de la Société de psychiatrie de l’Est qui, précisément, consacre ses journées de printemps à Hyppolite Bernheim : « Cent ans après quelle place pour l’hypnose ? » et qualifie dans son argument l’hypnose comme un « phénomène physiologique » ! On suggère comme on respire ?
Dans le récit de Virgile, Enée, soutenu par Vénus, finira par arriver au Latium, malgré les obstacles mis sur sa route par Junon qui cédera devant Jupiter, en obtenant cependant de lui que les latins ne deviennent pas troyens mais qu’ensemble, « par un heureux mariage », ils fondent une nouvelle race, « une race romaine que les vertus italiennes rendront puissantes. »5 Mais ça, c’était avant, quand le lieu de l’Autre était encore habité par des dieux qui soutenaient le désir des héros6 et les réveillaient quand ils s’endormaient et pas l’inverse !
Notes
1 Bon N ;, 2013, « Divas sur le divan », Le journal des psychologues, 306, p. 65-70.
2 Virgile, -19 av J.C., Enéide, Le livre de poche, 1965, p. 137.
3 Bon N., 2018, « Science, scienscurantisme et suggescience », freud-lacan.com.
4 Annonce France inter : « Après le succès du cycle de conférences de France Inter « Bien vivre ensemble », qui a rassemblé 45 000 spectateurs partout en France, place à une seconde saison, autour du cerveau, diffusé en direct dans les salles de cinéma partenaires et depuis le studio 104 de la Maison de la Radio ! Avec Mathieu Vidard, producteur de « La tête au carré », le magazine scientifique de France Inter et Lionel Naccache, neurologue et auteur de Parlez-vous cerveau ?. (Odile Jacob, 2018).
5 Virgile, opus cit., p. 429.
6 On ne peut en dire autant des héroïnes : seule Hélène s’en sort, après Cassandre et Didon, c’est Amata, reine des latins, qui se suicide par pendaison. La mythologie c’est, comme l’opéra, la défaite des femmes. Cf. Clément C., 1979, L'opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset.