LE PAS-TOUT COMME AVENIR DU TOUT- ET VICE ET VERSA
Le pas-tout comme avenir du tout – et vice et versa
La fonction paternelle, qui a toujours transmis, via la fonction phallique, la différence des sexes, la castration et l’impossible du rapport sexuel (tout en prônant le passage par le sexe), est aujourd’hui tombée en désuétude, du fait notamment de notre organisation sociale néo-libérale, du discours et des progrès de la science et des moyens modernes de communication. Les sujets contemporains sont ainsi amenés à se passer du Nom-du-Père, mais sans s’en servir (Cf. Lacan dans Le sinthome). Ils récusent tranquillement ce passeur traditionnel de la castration et de la dimension phallique, et nous rencontrons donc, de plus en plus souvent, des affranchis du Nom-du-Père. Ces affranchis ne souffrent plus des contraintes symboliques qui étaient imposées à leurs aînés, mais plutôt de leur – apparente – liberté.
Le problème, comme lorsque l’on « jette le bébé avec l’eau du bain », est que ces nouveaux sujets tendent à rejeter les lois du langage avec le Nom-du-Père… C’est donc la dimension propre à la condition humaine, celle du parlêtre (Lacan), qui se retrouve mise en défaut. Comme le signale Charles Melman dans son dernier édito (Belle Houle), nous voyons ainsi, un peu partout, « le discours disparaître au profit de l’injonction, de l’apostrophe, de l’interpellation ».
A ne plus tenir compte des lois du langage, donc de la castration, de la dissymétrie et du malaise inhérent à l’humain, c’est aussi la différence entre les sexes qui se révèle, du même coup, dénoncée, rejetée. A la place, on observe, par exemple, le succès du hashtag « Balancetonporc » (qui finit, au-delà des dénonciations bien légitimes de cas de viols ou d’agressions sexuelles, par dénoncer le désir sexuel masculin en tant que tel), ou la promotion exponentielle des théories du genre.
Le phallus, donc, est dénoncé. Pourtant, le pas-tout phallique proposé par Lacan, propre au côté féminin de la sexuation, représente sans doute une chance de sortir de l’enfermement dans le tout phallique de l’homme, avec sa potentielle tyrannie, tout en évitant de tomber dans le tout-pas phallique, propre à l’hystérie comme à la dévalorisation actuelle de la jouissance phallique au profit des jouissances d’objets.
Notons que si le pas-tout peut être une solution d’avenir, c’est à condition de faire une place à la dimension du Un, du tout symbolique, du tout phallique, afin de venir la relativiser, mais sans tenter de l’effacer. Il n’y a pas moyen de rester humain – homme ou femme – sans faire avec cette dimension symbolique, quel que soit son « caractère fondamentalement décevant », comme le signale Lacan dans La relation d’objet. C’est le problème justement, ce caractère « fondamentalement décevant de l’ordre symbolique », qui ouvre la voie au discours néo-libéral et scientifique actuel, venant laisser croire qu’on pourrait, enfin, éviter ces contraintes du symbolique.
La castration est pourtant inhérente aux contraintes de la parole et du langage, et le père ne s’en faisait que le représentant, le passeur. Aujourd’hui, alors, comment faire ? Le pas-tout féminin est sans doute une issue si elle fait avec la dimension phallique, et à condition aussi que du côté du Un, cette position Autre soit acceptée et respectée. Pas l’Un sans l’Autre donc, même s’il n’y a pas de rapport sexuel, comme le martèle Lacan, compte tenu des places différentes dans le langage et de la dissymétrie des jouissances.
Il y a certes aujourd’hui un incontestable progrès dans la reconnaissance du féminin, puisqu’il devient enfin difficile de nier cette dimension du pas-tout féminin par le mépris voire par la violence, comme cela s’est tant fait dans l’Histoire, mais dans le même temps (mouvement de balancier oblige), c’est la place du masculin, à la suite du Père, qui se retrouve malmenée. Toute expression du désir, désir de l’Un pour l’Autre, risque désormais d’être dénoncée comme perverse et condamnable… Pourtant, le désir de l’homme n’est-il pas toujours « perversement orienté », comme le dit Lacan ? Alors, haro sur le désir ?
On continue donc, aujourd’hui, différemment de ce que l’on faisait avec la religion mais de manière sans doute plus radicale encore, à lutter contre le sexe. Sont proposées pour cela d’autres jouissances, objectales, directes, faciles, solitaires même quand elles ont lieu en groupe (chacun avec son objet), sans limite… On ne peut donc s’étonner de constater l’extension actuelle du champ des addictions. La jouissance objectale, proposée et encouragée par le marché, apparaît comme une réponse aux impasses du sexuel et de la névrose… Au prix d’autres pathologies, plus ou moins nouvelles.
Ainsi, addicts, mais aussi dépressifs, hyperactifs et autres sujets errants et sans repères, sont sans doute les principales figures de notre psychopathologie contemporaine. Victimes de leur liberté nouvelle, ces affranchis du Nom-du-Père se retrouvent pris dans de nouvelles contraintes, davantage réelles que symboliques. Citons, pour illustration, une patiente d’une vingtaine d’années, qui « par choix » vivait dans la rue, refusant de loger chez sa mère (le père était parti depuis longtemps), car elle ne voulait pas de contrainte et préférait ainsi vivre dans la rue, « pour être libre ». Pourtant, cette jeune femme « libre » venait consulter pour des addictions sévères, à l’alcool et à l’héroïne.
Pour traiter ce type de patients, on peut essayer de s’appuyer sur leur rencontre avec ces nouvelles impasses, forme de castration réelle plutôt que symbolique, notamment lors d’addictions sévères. Un autre point d’accroche, que l’on retrouve pour de nombreux patients – même si c’est de façon différente aujourd’hui –, réside dans les impasses et les déceptions amoureuses. Le zapping moderne des partenaires ne résout pas la question du non-rapport sexuel... Ils consultent donc toujours des psychanalystes, dans une recherche parfois désespérée de ce que pourrait être leur propre désir, perdu dans la foire aux jouissances.
Si un transfert peut se nouer et mettre ces différentes impasses au travail, c’est la castration propre à la condition humaine qui peut éventuellement être appréhendée, et permettre à des patients de retrouver – ou trouver – leur heim (au sens freudien), un abris subjectif où exister comme parlêtre.
Sans entrer dans les cas les plus lourds (addictions ou dépressions sévères, violences radicalisées,…), nous recevons beaucoup de jeunes qui viennent en raison de difficultés rencontrées dans leur vie amoureuse, conjugale, sexuelle. Même si on ne veut plus de cette horrible inégalité, de cette dissymétrie entre hommes et femmes (ou entre positions masculines et féminines), les plaintes entre partenaires continuent… Les changements nombreux de partenaires, les expériences multiples aujourd’hui banalisées, voire prônées, ne les laissent pas en paix quant à leur désir. Si les problématiques et les demandes changent, l’insatisfaction et la souffrance perdurent. Et tant que l’Un se plaindra de l’Autre, et que l’Autre se plaindra de l’Un, il reste un avenir possible pour le « pas l’Un sans l’Autre »…
Thierry Roth