L’Homme révolté de notre temps

Conférence du Cartel Franco-Brésilien de Psychanalyse le 7/02/2018
CARDOSO GIL Maria-Roneide
Date publication : 18/05/2018
Dossier : Cartel Franco Brésilien de Psychanalyse

 

Cette conférence a été prononcée à la Maison de l'Amérique latine le 7 février 2017, dans le cadre du cycle 2018-2019 du Cartel Franco-Brésilien de psychanalyse "Foule avec meneur et foule sans meneur. Approche de la subjectivité contemporaine. Regards croisés France/Brésil"

Est-ce que l’œuvre de Camus nous apporte un éclairage sur les révoltes actuelles ? Je vous propose de revenir sur son témoignage des révoltes anciennes et du tournant nihiliste que certaines d’entre elles ont pris au siècle dernier. J’essayerai également de vous proposer, à partir de sa fiction, une lecture de « l’homme camusien » pris par les tourments des questions politiques advenus à son époque. Sont-elles toujours les nôtres ?          

Camus se mêle de la politique dans ses écrits aussi bien en tant que journaliste et chroniqueur qu’en homme de théâtre et écrivain. Il témoigne, débat et réfléchit sur son époque qu’il a d’ailleurs jugée très sévèrement, et qui lui a valu des ruptures avec le milieu militant des intellectuels de gauche. Journaliste du quotidien clandestin Combatpendant la Résistance, chroniqueur à L’Expressdans l’après-guerre, prix Nobel de Littérature en 1957, ce « Français Algérien » s’obstine à rendre compte du désastre dans lequel a sombré l’Europe. Sartre, dans son hommage à la mort prématuré de l’écrivain à 46 ans, en 1960, écrit : « on vivait avec ou contre sa pensée (…) mais toujours à travers elle. C’était une aventure singulière de notre culture, un mouvement dont on essayait de deviner les phases et le terme final ».  

L’œuvre de Camus s’inscrit dans une tradition de réflexion sur l’Absurde. Il va l’approfondir et la déployer à partir de la notion de Révolte. Pour lui, il n’y a que trois voies qui s’ouvrent à l’homme face au « sentiment d’absurde » : le scepticisme mélancolique, le suicide solitaire ou la révolte individuelle et collective.  

Camus lui-même explique sa démarche. D’abord, elle a consisté à mettre au travail l’Absurde sous trois formes : la romanesque, avec l’Etranger (1942), la dramatique, avec les pièces de théâtre Caligula (1944)et Le Malentendu (1944), et l’idéologique, avec son essai théorique le Mythe de Sisyphe (1942), ouvrages conçues pendant l’Occupation. Par la suite, il déploie le cycle de la Révolte sous les mêmes trois formes : la romanesque, avec La Peste (1947), la dramatique, avec les pièces L’était de siège (1948)et Les justes (1949), et l’idéologique, avec son essai L’Homme révolté(1951), ouvrages de l’après-guerre. Il avait à peine entamé un troisième cycle dont le thème était l’Amour, lorsque sa mort prématurée est venue l’interrompre.       

La révolte est, chez Camus, une notion complexe. Elle est, dans un premier temps, produite par le « sentiment d’absurde », à savoir le sentiment de désarroi et de séparation que l’homme porte au fond de son être. Il cherche un sens à la vie, mais face à l’absence de réponses - et dans certaines circonstances historiques, comme en temps de guerre, par exemple, quand la vie est menacée et même anéantie -, il n’y a que la révolte pour faire face à la destruction nihiliste. Si elle est dépassement, elle est également tension interne, car l’homme doit d’abord dépasser ce qui, chez lui, est destruction et aliénation, point central de sa réflexion. Mais la révolte est également « dépassement de l’individu dans un bien désormais commun », le collectif, « ce qui met en cause la notion même d’individu ». L’identification, dans la révolte, ce n’est pas à l’individu, il n’est pas une valeur en soi à défendre, mais à la communauté des hommes, « l’homme se dépasse en autrui », dit-il. En politique, la révolte dépend ainsi « de l’accroissement dans l’homme de la notion d’homme », de ce qu’il a à défendre, d’une prise de parti, elle a donc une fonction profondément positive. « De ce fait, la révolte doit respecter la limite qu’elle découvre en elle-même ». Chez Camus, « La pensée révoltée ne peut donc se passer de mémoire ».  

Je cite l’un de ses amis et commentateurs, Roger Quilliot : « Camus se refuse à penser l’homme hors de lui-même. Il prétend que chacun ait un visage, chaque foule (ait) son nom ». A mon avis, l’homme camusien n’est pas uniquement façonné par le social, il porte en lui quelque chose de singulier, une part de mystère, de liberté et de choix, qui le poussent à faire face, à se battre contre les diverses formes de servitude individuelle et collective.   

Je dirais qu’il y a une dimension tragique chez Camus et qu’elle se situe dans sa réflexion sur le retournement des révoltes collectives en régression nihiliste. Qu’est-ce qui rend l’homme indifférent à la vie et à la mort d’autrui ? Donc, à sa vie et à sa propre mort ? C’est comme si, dans son œuvre, quelques questions insistent : comment l’homme peut-il dépasser « les éléments destructeurs » qu’il porte en lui ?  De même, comment une société peut-elle s’organiser sans que les forces antagonistes qui la composent ne se retournent pas les unes contre les autres ? Vaste programme. L’homme et le social, double face d’une dimension mœbienne, serait-elle ce qui Lacan appelait « l’inconscient, c’est la politique » ? 

On peut considérer l’essai L’Homme révolté, de 1951, comme une vaste fresque des idéologies qui ont sous-tendues les révoltes individuelles et collectives depuis la Révolution française. Pour Camus, les « révoltes historiques » des deux derniers siècles sont la suite logique d’un substrat d’idées, de conceptions, venues de « révoltes métaphysiques » individuelles : Sade, Nietzsche, Lautréamont, Rimbaud, etc. Il essaie de repérer les éléments nihilistes de la pensée de ces auteurs, ce qui lui a valu beaucoup de critiques. Il fera de même avec la pensée d’Hegel et celle de Marx qu’il situe plutôt dans le cadre des « révoltes historiques ». D’après lui, à la place vide laissée par « la mort de Dieu », des nouveaux signifiants vont apparaitre : « la Volonté du peuple ou Volonté générale », « la Justice social », « la fin de l’Histoire », « le Prolétariat », « la volonté de puissance », le « Surhomme », etc. Il me semble que son analyse porte surtout sur la façon par laquelle ces nouvelles idées ont été transformées en puissantes idéologies par les régimes totalitaires, notamment par le nazisme et par le communisme soviétique.  Concernant ce dernier, sa critique pointe le décalage entre l’intention et l’idée du départ, l’idéal de justice social, et les dérives de l’action politique, l’appropriation de cette idée servait à justifier la terreur et le nihilisme. Il semble dire qu’il n’y a pas de politique sans idées.                

Pour le pacifiste que fut Camus, quand la révolte débouche sur la destruction, elle devient idéologique, car il n’y a pas de justification possible aux meurtres collectifs, fussent-ils au nom de la « bonne cause », de la Révolution. Pour lui, la fin ne justifie pas les moyens. Comment peut-on justifier qu’un parti, un gouvernement ou un état, fasse appel aux meurtres collectifs pour affirmer son hégémonie, fut-elle au nom de la justice sociale ? Comment justifier ses dérives, à savoir terrorisme, travail forcé, propagande, terreur, censure, etc ? Pour Camus, l’erreur majeure du communisme soviétique fut de vouloir supprimer les antagonismes de classes sans prévoir que d’autres antagonismes sociaux viendraient à la place des anciens.  

Camus différencie la révolte, de la reforme et de la révolution. Le mot révolution garde le sens qu’il a en astronomie, c’est un mouvement de translation qui boucle la boucle, qui revient à son point de départ. En politique, c’est un changement de système, sans quoi il s’agit d’une reforme, d’un changement de gouvernement. D’ailleurs, c’est pour cela que, selon Camus, les anarchistes ont compris que gouvernement et révolution sont incompatibles.Tandis que l’histoire d’un mouvement de révolte est toujours celle d’un engagement sans issue dans les faits, c’est un mouvement de l’individu plutôt vers l’idée à défendre et à affirmer collectivement.[1]Nous pouvons avancer qu’il serait une modalité politique de « Foule sans leader », j’y reviendrai à la fin.

Si la critique de Camus à l’esprit révolutionnaire, « dans L’homme révolté », fut à l’origine de sa rupture avec Sartre et avec un certain milieu militant de gauche, ses positions concernant la guerre de Libération de l’Algérie fut tout autant polémique. En 1956, il propose une trêve afin d’épargner de la guerre la population civile. Il envisage la solution diplomatique et pacifique « la solidarité entre Arabes et Français », « une concorde de deux peuples ». Pour certains, humanisme naïf, utopique, pour d’autres la trahison.   

On lui a fait la critique de déconsidérer, en politique, la surdétermination de faits et de causes historiques alors qu’il tenait, malgré tout, à ne pas désespérer de la condition humaine. Camus faisait obstinément le pari que les paroles finissent par être plus fortes que les balles, même si l’histoire était en train de le contredire.  

Alors quels types de révoltes figurent dans ses œuvres fictionnelles ? Face aux antagonismes politiques de l’époque comment l’homme s’engageait-il dans le collectif ?    

Dans La Peste, de 1947, la ville d’Oran est atteinte par un fléau épidémique, apologue de la résistance française pendant l’Occupation. Petit à petit, les personnages sortent de leur destin individuel pour intégrer le collectif et résister. Il y a une camaraderie entre eux, solidaires, ils respectent leur différences individuelles, motif pour lequel Barthes, lecteur du roman, commente : « Le monde de Camus est un monde des amis, non de militants ». « C’est l’éthique de l’amitié », dit-il. Il est vrai qu’ils n’incarnent pas une militance partisane, l’homme de Camus ne disparaît pas dans le collectif. Pas de dissolution non plus dans un discours hégémonique partisan, ni d’indifférenciation de destins individuels. « L’homme a un visage et la foule a un nom ». D’ailleurs, il disait que la révolte cesse d’être révolte, je le cite : « dès l’instant où elle se coupe de ses racines et se prive de toute morale concrète ».   

Dans « L’état de siège », de 1948, le mal gagne un visage, Pestedevient le nom du dictateur d’une ville espagnole. Il personnifie un pouvoir bureaucratique et impersonnel. Tout homme devient un chiffre pour l’administration. La secrétaire qui s’occupe des statistiques demande au personnage Diego : « Dans un fichier de 372 milles noms, qu’est-ce qu’un homme ? ». Diego lui répond : « un homme seul, c’est plus gênant, ça crie sa joie et son agonie (…) J’ai bien compris votre système. Vous leur avez donné la douleur de la faim et des séparations pour les distraire de leur révolte. (…) Ils sont seuls malgré leur masse ».

« Nous étions un peuple et nous voici une masse », dit le cœur.  

Le peuple devient une masse dès lors que rien de l’être personnel n’est autorisé, il n’y a que la vie publique, les sentiments fragilisent les hommes, les paroles sont surveillées, car elles sont le véhicule de « l’infection », elles soufflent le vent de la révolte. Je vous cite ce magnifique passage : « Il y a dans l’homme une force que vous ne réduirez pas, une folie claire, mêlée de peur et de courage, ignorante et victorieuse à tout jamais. C’est cette force qui va se lever… ». Cela en dit long de la fonction positive de la révolte, l’engagement et la « mesure » dont parlaient Camus. Elle ne devient possible, dans la pièce, qu’à partir du moment où le personnage Diego n’a plus peur. Dès lors, le pouvoir dictatorial commence à perdre sa force hégémonique.   

Mais, d’après Camus, qu’est-ce que motive la révolte ? A quoi s’identifie le sujet dans la foule ?   

La justice est l’autre thème central chez Camus, une façon peut-être détournée de mettre au travail l’étincelle de la révolte : l’injustice sociale. Dans la pièce Les Justes, de 1949, le thème central est l’attentat du Grand-Duc Serge de Russie par Ivan Kaliayev et ses camarades, des militants bolcheviques. Camus donne profondeur au drame terroriste en représentant des personnages tourmentés par leurs actes : au nom de la Justice collective, ils devraient tuer et mourir. Par exemple, Kaliayev, dans la première tentative, vacille de faire exploser la bombe parce que les enfants et la duchesse étaient dans la calèche du Grand-duc, deux jours après il commettra l’attentat en le tuant seul. 

Malgré les tourments de sa conscience, nous pouvons dire que le Parti concentre pour lui tous les ingrédients de la foule classique freudienne (l’Eglise et l’Armée) : le leader, l’idée, le lien fraternel entre les militants et en plus l’ennemi à combattre. Mais la différence est que l’Idée de « justice sociale », en tant qu’idéal, doit s’incarner dans l’esprit et dans l’action révolutionnaire. De même, le signifiant « prolétariat » peut devenir un signifiant « autoritaire » dans la mesure où il doit réaliser « l’idée » révolutionnaire. Comment entendre cet énoncé de Lacan, dans la Troisième ? Je le cite : « Il n’y a qu’un seul symptôme social : chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant ».      

Dans La Chute, de 1956, une perspective plus grave du thème apparait chez Camus : la duplicité de la justice. « La justice, comme la créature, est double », dit le narrateur. La morale va également apparaître dans sa duplicité, comme l’amour, je cite le narrateur : « l’homme a deux faces, il ne peut aimer sans s’aimer ». La Chuteest un monologue d’un avocat parisien, très reconnu en France qui, exilé en Amsterdam, devient « juge-pénitent ». Il s’adresse à un interlocuteur silencieux qu’il appelle « mon cher compatriote » ; on a voulu voir en celui-ci la personne de Sartre.  C’est fort possible, mais il s’agit aussi d’autre chose : il est une sorte d’aveu radical.  Nous pouvons dire qu’il devient « Les Confessions » de Camus, voire son procès, c’est son ouvrage le plus kafkaïen. Il avoue ce que Kafka, perdu dans l’engrenage du système, n’a pas pu avouer. Il s’agit d’un procès particulier, celui du Moi et de sa servitude, de ses aliénations, ses contradictions et ses vanités. Il me semble que son aveu essaie de résoudre la duplicité de cette conscience : à la fois innocente et coupable. 

Avant la chute, à Paris, l’avocat se suffisait et se complaisait dans sa vie : « j’étais rempli », disait-il, « tout glissait ». Il faisait le procès des autres et le plaidoyer des « nobles causes », il suffisait, je le cite, « de renifler sur un accusé la plus légère odeur de victime pour que mes manches entrassent en action », dit-il. Je me suis arrêté là : la victime serait-elle le trait identificatoire de l’insurgé ? Serait-elle l’étincelle de la révolte ? On pourrait alors dire que ce qui réveille l’indignation contre l’injustice sociale, est le fait que, pour l’homme, le semblable peut devenir un pur objet, un instrument. Camus, serait-il en train de faire jouer Kant avec Sade ? La duplicité de la morale, comme celle de la justice des hommes, de ses lois, est le fait que « l’homme peut devenir la bête de l’homme ». Ainsi, on pourrait dire qu’à l’origine de la révolte, il y a ce trait identificatoire du sujet à un semblant d’objet : la victime.  Peut-être en cela l’inconscient, c’est aussi la politique. 

Pour finir, je voudrais reprendre la question des révoltes actuelles, surtout celles dites des « Foules sans leader ». Elles se caractérisent d’abord par le fait de ne pas être organisées par des représentants de partis politiques, de syndicats, et de ne pas avoir de programmes, même s’il y a des revendications. Ce sont des foules dites spontanées.  Si nous suivons l’approche camusienne, ces mouvements sociaux non-organisés ont quelque chose de profondément politique, c’est le premier temps de l’émergence de la conscience politique : « Je me révolte, donc nous sommes ».  Croyons-nous que toute foule spontanée est soit utopique, soit irrationnelle ? Que doit faire l’homme pour ne pas se réduire à l’individu, ou à l’anonymat d’une masse amorphe ? Déprimer, se suicider ou se révolter, selon Camus. Mais « se révolter », est-ce suffisant ? Il faut peut-être, pour sortir de l’impasse de la crise de la représentation politique actuelle, envisager le temps d’après : celui de « s’organiser ». 

Nous savons que l’émergence de transformations sociales n’est possible que dans certaines circonstances historiques et sociétales, le plus souvent dans des moments de crise. On connait l’importance des révoltes populaires pour destituer les régimes dictatoriaux : celles du Printemps arabedans les pays du Maghreb et du Moyen Orient, en 2011, sont un exemple. Nous savons aussi que tous les gouvernements, même les plus démocratiques, craignent la force des rues, car ils ne peuvent jamais prévoir l’ampleur des révoltes. Depuis la crise de 2008, nous avons vu plusieurs exemples de ce type de foules spontanées dans le monde : le mouvement Occupy Waal Street à New York, fin 2011, contre le système financier, Les Indignéesà Madrid en 2011, Les mouvements de 2013au Brésil, La nuit déboutà Paris en 2016, etc. 

Nous savons également que beaucoup de ces révoltes ont donné place à de mouvements réactifs, comme c’est le cas des mouvements sociaux du Printemps arabe et les manifestations populaires au Brésil. Entre 10 et 21 juin 2013, 1 million et demi de personnes sont descendus dans les rues de 19 capitales régionales du pays et 100 villes brésiliennes. Il est considéré comme le plus grand mouvement populaire do Brésil. L’analyse de Vladimir Safatle à ce sujet est remarquable, je le cite : « Comment un mouvement social, comme celui de 2013 au Brésil, avec ses demandes de transformation sociale concrète peut donner place à des mouvements réactionnaires, de l’institution de l’ordre ? ». Il propose une réponse : « Il y a un mouvement répétitif dans l’histoire qui nous montre que l’ouverture de possibilités jusqu’alors non-inscrites dans un univers symbolique ne garantit pas la séquence positive d’une transformation sociale. Cela n’exclut pas l’absence de vérité du premier moment, mais ça exclut en fait la complexité de son déploiement dans l’événement politique ».   

Merci de votre attention. 

Discussion : 

Alice Massat

Cette proposition de reprendre Camus avec le prisme de la révolte contemporaine peut rendre un peu de fraîcheur à une œuvre devant laquelle j’ai toujours eu des réticences. Depuis mes premières lectures au lycée, et peut-être à cause du caractère obligatoire de ces lectures, je les trouvais trop sèches, fermées, toujours porteuses de thèmes contre lesquels il était difficile, et ça l’est encore aujourd’hui, de s’opposer, de critiquer. C’est vrai, comment ne pas être d’accord avec l’idéologie que présente Camus dans L’Homme révolté, cette question de la mesure, contre le meurtre collectif, et pour un dépassement du nihilisme par la révolte ? Comment ne pas être d’accord ? Sauf que, tu l’as rappelé Roneide, cet essai, à sa publication, a fait polémique. A cause des positionnements politiques de l’époque plus ou moins explicites, les tourments de l’après-guerre, les engagements de Sartre, les remises en cause ou en question… Revoir tout cela aujourd’hui avec notre distance est bien-sûr très intéressant. Aussi, de grands auteurs comme René Char ou Georges Bataille ont défendu et valorisé L’Homme révolté, dès sa publication… Alors comment se fait-il qu’au-delà d’une idéologie, à mon avis, indiscutable (sinon dans le contexte de l’époque comme nous venons de le dire), son mode d’argumentation et de présentation soit tellement, lui, suranné (et notamment dans le chapitre qui concerne ce que Camus a appelé « Les révoltes métaphysiques ») ? C’est ce que je voudrais essayer de reprendre maintenant, parce que j’ai parlé à Roneide de mes difficultés à reprendre L’Homme révolté, mes réticences, ce « refus » de lectrice sur un texte qui précisément pose la question du refus. Roneide m’a suggéré de relire La Chute. En effet, tout est allé bien mieux. C’est ce qui m’a permis d’y voir un peu plus clair aussi pour argumenter mes réserves sur L’Homme révolté, repérer ce qui suscite mon rejet, et qui n’est justement pas sans rapport avec les questions politiques de la révolte.

Cet été, j’ai travaillé sur le Séminaire sur « La lettre volée »de Lacan, qui fait remarquer que c’est la structure de La Lettre volée, le conte d’Edgar Poe, qui permet à toute cette histoire de nous intéresser. Cette histoire de vol de lettre qui se répète deux fois, chacun des deux vols étant séparé, en plein milieu du conte, par une anecdote saugrenue sur le jeu de pair et impair, eh bien c’est la structure du conte, dit Lacan, qui la fait tenir, et qui nous la rend si captivante. Il se trouve que les trois grandes œuvres romanesques de Camus partagent ce point commun dans leur construction narrative. Un point commun de structure, propre à Camus (et donc aussi à La Lettre volée), c’est-à-dire qu’au milieu du texte, à l’acmé du récit, se trouve son socle, son motif. Tout l’art de Camus est de le rendre subtil, à peine évoqué, mais il fait événement. C’est le nouage du drame dans chacun des récits. Dans L’Etranger, c’est le moment où Meursault tue l’Arabe. Dans La Chute, ce sont les trois lignes qui relatent le moment où la jeune femme se jette dans la Seine. Et dans La Peste, c’est quand le narrateur désigne un héros à ce récit. Il désigne celui qui cherche à écrire un roman, qui s’appelle Grand, qui est un personnage secondaire, qui bute sur sa première phrase et y travaille encore et encore, je cite Camus (précisément au milieu de son livre) : « Oui, s’il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu’ils appellent héros, et s’il faut absolument qu’il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. »

Dans les trois œuvres, on trouve toujours aussi ces décalages entre héros, narrateur et auteur, qui ont souvent occupé le vingtième siècle littéraire français, jusqu’à sa fin, avec l’autofiction, où les trois positions viennent fusionner et ne faire qu’une. Mais le décentrement des trois, comme on le trouve dans les grands romans de Camus, correspond à sa thèse deL’Homme révolté : « Jeme révolte, donc nous sommes. » Et je le trouve bien plus pertinent dans ses romans que dans cet essai, où l’auteur estcelui qui écrit et qui démontre de manière poussive, forcée, parfois sentencieuse, comment la révolte se commet, comment elle s’expose dans les livres et dans l’histoire, et comment lui, Camus, la repère et s’en empare pour la généraliser. C’est ici que personnellement, je résiste. Tandis que dans ses œuvres de fiction, Camus montre plus qu’il ne démontre, et ce qu’il va répéter de manière structurale avec ces trois grands textes apporte leur efficacité à ses récits de façon bien plus remarquable. 

C’est aussi notre travail de psychanalyste de déchiffrer ce qui se répète. Alors cette répétition de structure nous montre quoi ? Il me semble qu’elle insiste sur cette pluralité du je, un je autre, dans ce contexte : auteur, narrateur, héros. Tandis que le « nous » deL’Homme révolté devient, à la manière d’un « pluriel de majesté », le « nous » du roi : « Je me révolte, je deviens nous, je deviens souverain : noussommes », au lieu de laisser la parole à la multiplicité des caractères et des personnages, comme dans La Pesteet dans La Chutepar exemple. Comment effectivement faire respecter cette multiplicité sans la réduire en l’idéologisant ? C’est ce que ses fictions permettent, plutôt que son essai. Parce qu’alors l’auteur, l’idéologue, devient souverain. Il a pensé à tout, il ne laisse pas de place, pas d’autrepossible. Tandis que le retrait de Camus lui-même est tellement appréciable dans ses romans. Parce qu’alors ce retrait, c’est celui de l’auteur. C’est celui qui permet de faire tenir ensemble les paradoxes, les caractères, les ambivalences, les retournements, et qui permet au lecteur de se positionner. Ce retrait me fait penser, Roneide, à ce que tu proposes en parlant du « trait identificatoire de l’insurgé », en tant qu’il est victime. Victime : c’est-à-dire qu’il est celui qui est mis à l’écart, en retrait, hors-jeu. Et pour revenir sur le contemporain, je remarque que l’autre personnage en retrait, avec l’auteur, chez Camus, ce sont les femmes. Dans La Chute, la jeune femme se suicide. Dans L’Etranger, on trouve la mère : elle est morte dès la première ligne. Et dans La Peste ? quelle femme ? Cela pour en finir sur la question féminine, à notre époque, et par exemple avec ce « me too » des réseaux sociaux, pour dire « moi aussi, je suis victime ». Puis son passage au nous,à un « we too », où les hommes manifestent leur solidarité. Alors l’homme révolté de notre temps nous renvoie-t-il aux femmes de notre époque ? Mais peut-être pas à toutes, pas à toutes les femmes, mais à celles qui se déclarent victimes ? Ce sont les questions que je propose.

Ana Maria Medeiros da Costa

Je ne vais pas m'étendre sur l’œuvre de Camus, mais mettre en évidence, à partir de l’exposé de Roneide, quelques questions dont la psychanalyse s’occupe. Je pars de la question de la révolte qu’elle situe à partir de la référence à Camus. Je propose quelques réflexions sur ce sujet puisqu'il apporte un autre mode de formation de masse, différent de ceux proposés par Freud. Freud analysait les masses organisées par rapport à l'idéal du moi. Autrement dit, il faisait équivaloir la constitution de ces masses à la constitution du moi.

On peut reconnaître que les manifestations collectives de révolte n'ont pas nécessairement des rapports avec l'idéal du moi, même si elles fonctionnent sous une forme unifiée. Ici, je souligne une autre assertion de son exposé : l'inconscient est la politique. Ce thème revient à la fin du texte de Roneide, proposant que, dans les révoltes, il y aurait une identification à la victime. La victime, alors, pouvait être ici le nom de l'objet du fantasme.

Eh bien, j'aimerais développer un peu cette proposition afin d´amener quelques remarques pour la discussion. Le terme «victime» peut être assez large, car il envisage une série de processus. On peut penser, par exemple, à ce qui relève, à partir de Camus,  d’une exigence de justice. Mais il peut aussi apporter des éléments qui ne sont pas complètement contenus dans la référence à un idéal de justice, comme dans la radicalité de réactions des mouvements de ségrégation. Lacan a proposé que nos références discursives actuelles conduisent de plus en plus à des réactions de ségrégation. La ségrégation potentialise les passages à l'acte du fantasme, car ils fixent des lieux de jouissance.

C’est à ce moment-là que l´injure s´impose dans les relations à l'autre, à celui  exclu de la référence narcissique qui constitue l'idéal d'un groupe. Mais je pense que l’injure dépasse ce que nous appelons «le narcissisme des petites différences». Dans ces mouvements que Freud a appelé “narcissisme des petites différences”, il existe une différence bien établie entre deux groupes, les identifications sont là. Tandis que, dans la radicalité de la ségrégation, ce qui est visé est la jouissance. L'autre est à la place de Das Ding- le nom de ce vide dans lequel un absolu de jouissance est représenté. Pour donner un exemple, je pense à l'immigrant. Il est banni, il a perdu ses références. Il sert parfaitement comme le nom de la jouissance exclue, rejetée. C´est ce que Lacan a appelé l’extimité.

Ainsi, la ségrégation peut aller au-delà du narcissisme des petites différences. Je pense qu’ici, ce qui est provoqué, c’est l'humiliation au-delà d'un conflit narcissique. Au-delà d´être victime, l'autre est le reste sans nom. L'humiliation contraint le corps, inhibe, laisse sans réaction. Pour cette raison, les mouvements de révolte, de réaction à cela sont également violents. Quand les idéaux échouent, montrant des trous de références, ils provoquent des manifestations de violence, d'humiliation de l'autre, de ceux qui ont perdu leurs références, qui sont embarrassés, sans réaction, humiliés. Quelque chose de similaire se passe au Brésil aujourd'hui. L'injure vise à l'accusation d’un corps comme le reste du discours dans les accusations racistes et homophobes.

Je reviens sur la proposition de Lacan « l'inconscient, c’est la politique » que nous trouvons dans son séminaire “La logique du fantasme“.  Il nous fait réfléchir sur des questions complexes. Cette proposition est liée au fait que Marx a nommé le symptôme et que Lacan a considéré la plus-value et l´objet acomme plus-de-jouir, qui peut être entrevue dans une logique du fantasme. En ce sens, notre forme actuelle de capitalisme financier conduit la structure discursive à un point radical. Ici la logique du fantasme est mise au service d’un au-delà de l’antagonisme entre forces opposées.

Il me semble qu'il montre aussi la radicalité d'une logique du fantasme, qui est montrée dans les manifestations de la ségrégation, conduisant à des passages à l’acte successives. Et ceci non seulement dans les manifestations de masse, mais aussi dans la clinique contemporaine.

La suite de la discussion n’a pas été enregistrée.

 

[1] L’Homme révolté, Chapitre III, La révolte historique, Quarto Gallimard, p. 925-6.  

 

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