Science, scienscurantisme et suggescience

Ils sautent sur leur chaise comme des cabris en répétant : "La science ! La science ! La science.!", pour parodier le Général De Gaulle à propos de l'Europe [1]. C'est en effet l'incantation devenue usuelle chez nos dirigeants, leurs experts et leurs communicants. La nomination de plusieurs neuroscientifiques ou cognitivistes à la Commission scientifique de l'éducation nationale en est un des derniers avatars, mais pas le seul symptôme : depuis quelques années, les media vont répétant que tout est dans le cerveau, dans les gènes, dans le microbiote intestinal : l'intelligence, l'amitié, les émotions, les dys, l'apprentissage... Bref, à tout propos et hors de propos nos simili-scientifiques se voient poser la question : "Que dit la science de... ? Et ils répondent péremptoirement : "La science dit que..." sans que soit jamais amené un argumentaire pour en étayer l'affirmation. Ne nous y trompons pas, il ne s'agit pas de la part des soi-disant sciences cognitives et comportementales d'une bataille scientifique mais d'une bataille idéologique.
Science ?
J'ai déjà évoqué [2]l'exemple caricatural de cette institutrice, Céline Alvarez, devenue pédagogue, c'est ainsi qu'elle est présentée dans une émission de France inter où elle vient parler d'un livre, qui a fait le "buzz" dans de nombreux media, livre présentant les résultats de l'expérimentation d'une méthode pédagogique participative menée pendant deux ans auprès d'élèves "en se basant sur les avancées des sciences cognitives de l'enfant." L'expérimentation repose sur le présupposé audacieux que "l'être humain n'apprend pas ce qui ne le motive pas."et vice versa donc. Et les résultats obtenus seraient corroborés par des analyses par imagerie cérébrale. A la remarque de l'animateur que l'on sait cela depuis longtemps -c'est en effet sur quoi reposent les méthodes actives apparues il y a un siècle et développées après la libération (Montessori, Decroly, Freinet)-, elle assène : "Oui mais maintenant, c'est prouvé scientifiquement."Et cela viendrait confirmer qu'il suffit de suivre Les lois naturelles de l'enfant(c'est le titre du livre)[3], puisque "L'enfant nait câblé pour apprendre et pour aimer", lois que l'école (sous-entendu publique) entrave. Comme si aller à l'école avait quoi que ce soit de naturel ! Comme si la preuve n'était pas dans les résultats obtenus par les enfants et non dans l'image cérébrale qui n'en n'est qu'un concomitant. Comme si l'on ne savait pas aussi que soumettre un groupe à une étude, quelle qu'elle soit, entraîne de meilleurs résultats liés à l'intérêt qu'on accorde aux participants...
A propos de la nomination de neuroscientifiques à cette commission de l'éducation nationale, Philippe Meirieu le rappelle : "Je n'ai rien contre les neurosciences, elles produisent des connaissances, ce qui me parait compliqué, c'est d'en faire une discipline un peu prescriptive, elles ne nous livrent rien sur les questions éthiques, centrales dans l'enseignement, sur la mobilisation des élèves, comment faire aimer les Fables de la Fontaine à ceux qui ne les aiment pas". [...] Il ne faut pas oublier qu'un élève est un sujet, et qu'un sujet n'est pas réductible à son cerveau [...] "Comment faire désirer apprendre à des élèves relève de la pédagogie, qu'aucune science, aussi élaborée fut-elle, ne pourra jamais traiter". [4]
Faut-il évoquer encore la bataille de l'autisme où les associations de parents d'autistes vont répétant que le retard pris par la France dans leur prise en charge serait du à des pratiques psychanalytiques scientifiquement dépassées, comme l'attesteraient les recommandations de la H.A.S. Or lesdites recommandations, rappelons-le, classent les approches en trois catégories : celles pour lesquelles il y aurait des preuves expérimentales, celles pour lesquelles il n'y aurait pas de preuves mais un consensus, celles enfin où il n'y aurait pas de preuves expérimentales et pas de consensus. Ce qui serait le cas de la psychanalyse et, plus largement, des méthodes dites psycho dynamiques. Sachant que pour celles-ci l'administration de la preuve ne peut se faire par les voies hypothético déductives, seules admises par la toute puissante INSERM. [5]Tandis que pour les premières, les soi-disant preuves scientifiques reposent sur le recollement méthodologiquement douteux d'études éparses et hétérogènes dans des méta analyses. Par ailleurs, s'agissant de la deuxième catégorie, sur quelles bases un consensus peut-il se faire hors preuves sinon sur des bases intuitives ? Ou idéologiques?
Scienscurantisme
Ainsi, la revue Sciences et Avenir, dans un récent article intitulé "Quatre pistes pour guérir l'autisme" [6], tout en reconnaissant l'hétérogénéité de la catégorie autisme et plus encore celle de "spectre autistique" (certains souhaitent que l'on en sorte les asperger), tout en reconnaissant également les nombreux facteurs hypothétiques en jeu (plusieurs centaines de gènes, une toxicité in utero, des attaques bactériennes, virales, fongiques ou parasitaires...), persiste à nier l'implication de facteurs relationnels ou psychiques (sauf des troubles du comportement consécutifs). Et le cas de la psychanalyse est réglé en un encadré reposant sur un sophisme et une anecdote véhiculés par Florent Chapel [7]. Le sophisme concerne les "structures appliquant les pratiques psychanalytiques"(sic) : "Imagine-t-on le CNES (Centre National d'études spatiales) dirigé par des gens prônant que la terre est plate et que le soleil tourne autour ?"Et imagine-t-on une Haute autorité de santé sous la férule de lobbies ignorant la néoténie du petit humain, sa plasticité cérébrale et l'importance des interactions précoces sur son développement que précisément certains psychanalystes font valoir ? [8]S'agissant des avancées scientifiques, Freud fut d'ailleurs l'un des premiers à tenter d'aller au-delà des représentations attachées à la science de son siècle pour rendre compte de l'espace et de la temporalité psychique. Quant à l'anecdote colportée, elle est la suivante : celle "du président d'un centre de ressources autisme du nord de la France, psychanalyste" qui aurait dit à une mère dont l'enfant autiste souffrait de troubles gastriques qu'il "voulait la vomir". Ce qui me rappelle cette femme qui me dit un jour être allée voir un psychanalyste qui lui avait demandé de raconter sa nuit de noces. Comme je m'en étonnais, elle me précisa : "Eh bien, il me posait des questions sur mes relations avec mon mari, alors je lui ai dit : vous ne voulez pas aussi que je vous raconte ma nuit de noces ? Il m'a répondu : si vous voulez !"
Anecdote pour anecdote, en voici une autre, personnelle. Alors qu'étudiant, j'étais en stage dans un IME, le premier autiste que j'ai rencontré, un vrai de vrai, un autisme de Kanner, me permit de rentrer en contact avec lui sur la base du cigarillo que j'avais à la bouche à cette époque où l'on fumait sans vergogne dans les établissements de soin : "chocolat ?"me demanda -t-il, visiblement intrigué, après m'avoir longuement regardé "sous le nez". C'était là une manifestation du sujet, ce sujet dont l'approche psychanalytique fait l'hypothèse chez tout être humain. Dimension que prétendent exclure les tenants du tout-handicap qui relèverait purement d'une compensation éducative, confinant parfois au dressage. Ainsi, concernant ce jeune garçon, j'appris la semaine suivante de ses parents qu'il avait passé le dimanche attaché à la niche... parce qu'il aboyait ! Je n'en déduis pas pour autant que ce serait l'attitude de tous les parents d'enfants autistes. Les anecdotes, convenons-en, ne prouvent rien, elles n'ont qu'une fonction rhétorique.
Suggescience
On pourrait encore citer, dans le champ du psychisme, de nombreux autres exemples de l'offensive scientiste venue d'outre atlantique, dans les magazines ou les émissions de vulgarisation scientifique. J'ai ainsi eu l'occasion [9]de faire la critique d'un dossier de Sciences et avenirintitulé "L'esprit guérit le corps" [10]L'examen des études invoquées dans ce dossier montre clairement qu'elles ne prouvent rien et relèvent dans leur démarche purement et simplement du sophisme, à l'instar de celle de Céline Alvarez. Quelle est alors leur fonction ? Sinon celle d'imposer comme seule démarche scientifique valide le modèle des sciences de la nature et de s'auto valider en martelant cette conception idéologique du neurobiologique comme seul lieu d'administration de la preuve, voire comme siège dernier de la causalité. Il est dans toutes ces études question d'un esprit naturalisé, directement rabattu sur le cerveau, plus question de psychisme.
Et, dans le même temps, cette offensive est curieusement combinée avec l'élévation de techniques récréatives exotiques (yoga, méditation, taï chi...) au rang de méthodes thérapeutiques. Quelques années après la légalisation du titre de psychothérapeute, on ne peut que s'étonner, à cet égard, de l'engouement des psychologues et des psychiatres, supposés scientifiques, pour celles-ci et de la caution que leur apportent les universités à travers de multiples D.U. (diplômes d'université), certes fort rentables. Comme du renfort que leur apportent les professeurs de psychiatrie faisant la chasse aux pratiques d'inspiration psychanalytique qui ne seraient pas "evidence based" mais multipliant les conférences salmigondis neurospirituels sur la méditation de pleine conscience ou l'initiation à la bienveillance et la compassion... Ou comment optimiser ses neurones pour améliorer ses performances ! Comme le note Frédéric Pagès : "Passé à l'ouest, devenu une technique non pas de dissolution mais d'affirmation de soi, le bouddhisme a muté en technique de développement personnel, prêché en France par le quartet Matthieu Ricard, Frédéric Lenoir, Fabrice Midal et Christophe André." [11]Ce dernier ayant fait ces derniers mois l'objet d'une promotion massive de France inter pour des conférences avec Ali Rebeihi, intitulées "Comment gérer ses émotions ?", assorties d'une séance collective de méditation et relayées dans près d'une centaine de salle de cinéma ! On ne dit pas si, à l'occasion, ils ont comme Uri Geller tordu des petites cuillères par la pensée ou provoqué des pannes électriques comme dans une mystification radiophonique de Pierre Bellemare... Bonjour la suggescience !
Alors, moi qui ai, pendant plusieurs décennies, conjointement à ma pratique de la psychanalyse, animé un groupe de recherches dans le cadre de programmes de la Caisse nationale d'assurances maladies ainsi qu'une activité d'expert auprès de l'OMS, lorsque l'on vient me seriner "La science ! La science, La science!", je suis tenté de répondre, à l'instar de Félix dans la partie de cartes de Marius[12]: "Tu sais ce qu'elle te dit la science ?..."
[1]"Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant "l’Europe !", "l’Europe !", "l’Europe !", mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien.".de Gaulle Ch., deuxième entretien radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit, 14 décembre 1965. Charles de Gaulle, 1970, "Pour l’Effort, août 1962-décembre 1965", Discours et messages, Paris, Plon, p. 425 et 426.
[2]Bon N., 2018, "La psychanalyse versus vraie et fausse science", Le journal des psychologues, 354, février 2018, 70-77.
[3]Alvarez C., 2016, Les lois naturelles de l'enfant, Paris, Les Arènes.
[4]France inter, 12/12/2017. Philippe Mérieu, professeur en sciences de l'éducation, est l'auteur, entre autres, de : Le plaisir d'apprendre, Paris, Autrement, 2014.
[5]Cf. : Bon N., 2006, "Oui, la psychanalyse s'évalue", Le journal des psychologues, 235, 34-35.
[6]Ratel H., 2018, "Quatre pistes pour guérir l'autisme", Sciences et avenir, avril 2018, 70-73.
[7]Chapel F., Le Gallennec S., 2016, Autisme, la grande enquête, Les Arènes. (Editeur également de ... Céline Alvarez et... du Livre noir de la psychanalyse. )
[8]Notamment Marie Christine Laznik, régulièrement l'objet de propos insultants délirants sur les réseaux sociaux à l'annonce de ses conférences.
[10]Collectif., 2017, "L'esprit guérit le corps", Sciences et avenir, août 2017, p. 24-33.
[11]Pagès F., 2018, "Vigilance orange", Le canard enchaîné, 21 février 2018, à propos du livre de Marion Dapsance, 2018, Qu'ont-ils fait du bouddhisme ?, Bayard.
[12]Pagnol, 1927, Marius, pièce d'après laquelle a été tourné le fameux film éponyme d'Alexander Korda (1931). Félix : "Tu sais ce quelle te dit la marine française ? ... La marine française, elle te dit merde !"