La jeunesse et la haine

Cartel Franco Brésilien de Psychanalyse - Maison de l’Amérique latine - Mercredi 6 décembre 2017
L'HEUILLET Hélène
Date publication : 18/12/2017
Dossier : Cartel Franco Brésilien de Psychanalyse

 

Le cycle de conférences organisé par le Cartel franco-brésilien de psychanalyse sur le thème Foules avec meneur, foules sans meneur : approches de la subjectivité contemporaine s’est poursuivi le 6 décembre à la Maison de l’Amérique latine avec l’intervention d’Hélène l’Heuillet La jeunesse et la haine dont le texte vous trouverez ci-joint.

Cette conférence a comme socle les thèses développées par Hélène l’Heuillet dans son dernier ouvrage Tu haïras ton prochain comme toi-même, paru chez Albin Michel en septembre dernier et qui mérite notre attention. En effet, il s’agit d’un travail qui sort du champ de l’analyse phénoménologique des radicalismes contemporains pour nous proposer une analyse structurale à partir de la structure même du langage, opérant un tressage de la psychologie collective et de la psychologie individuelle, du politique et de la subjectivité assez remarquables. Malgré ce titre un peu rude, il ne faut pas se tromper : il s’agit d’un livre d’un grand optimisme sur le pouvoir du langage à continuer à nous civiliser, à accepter nos divisions, notre altérité constitutive, notre humanité.


Je remercie vivement Angela de m’avoir invitée à participer aux réflexions de ce cartel sur la psychologie des foules contemporaines, et je remercie également Yorgos et Gilles d’avoir accepté de discuter du sujet que j’ai choisi de traiter : « La jeunesse et la haine ». La haine de la jeunesse, au sens du génitif subjectif, la haine que la jeunesse éprouve pour le monde, intéresse en effet la question des nouvelles foules, avec ou sans meneur.

La jeunesse sujette à la haine n’est pas toute la jeunesse mais en représente une partie suffisamment significative pour inquiéter le social. Elle est en effet la jeunesse « radicale », en un signifiant qu’il n’est à mon avis pas opportun de commencer par récuser, du moins qu’il ne faut pas récuser avant de comprendre quel réel il a pu saisir pour avoir tant de succès. Parler de « radicalisation » pour désigner l’engagement dans le jihadisme nous oblige à nous situer au point de radicalité du refus dont témoigne la jeunesse attirée par ce phénomène. La haine éprouvée par la jeunesse est en effet un « non » radical, un « non » qui prend la civilisation, la culture, la politique, à leur racine ; c’est-à-dire l’humanisation de l’humain et la vie commune des êtres parlants, des parlêtres.

Le « non » de la jeunesse radicalisée est un « non » qui veut éradiquer tout ce qui ne va pas dans l’ordre social et politique. La radicalisation ne touche certes pas seulement la jeunesse, mais le recrutement pour le jihadisme, qu’il s’agisse d’Al-Qaïda ou de Daech, a pour cible privilégiée la jeunesse (l’âge moyen du recrutement se situe entre 17 et 28 ans). Cette radicalisation, pour être effective, suppose le rapport à une foule, l’umma virtuelle qu’il s’agit de rejoindre dans le passage à l’acte réel. Y a-t-il leader dans ces foules ? Ce n’est pas sûr, ni Ben Laden ni Baghdadi ne s’étant jamais conduits comme des leaders populistes, et pas seulement en raison de la clandestinité à laquelle oblige l’usage de la terreur. Il semble que nous soyons précisément dans les cas laissés en pointillés par Freud dans la Massen psychologie (chapitre 6 « Autres directions de travail »), où celui-ci évoque la possibilité que le meneur de la masse soit remplacé par une abstraction, une idée « avec quoi font bel et bien déjà la transition les masses religieuses, avec leur chef suprême impossible à montrer ». Et il ajoute (pardon de citer un peu longuement): « Le meneur ou l’idée menante pourraient aussi, pour ainsi dire, devenir négatifs ; la haine envers une personne ou une institution déterminée pourrait avoir un effet aussi unifiant et susciter des liens de sentiment analogues à celles que suscite l’allégeance positive. La question est alors de savoir si le meneur est effectivement indispensable à l’essence de la masse » (p. 38-39 dans l’édition « Quadrige »).

Les foules unies par la haine sont celles que rejoignent les jeunes tentés par la radicalisation. Donc, loin de récuser le signifiant « radicalisation », il me semble que pour comprendre la haine éprouvée par la jeunesse, il faut même élargir l’extension de ce terme, ne pas le réserver à la radicalisation jihadiste mais inclure la tentation populiste, qui touche aussi la jeunesse. En France, le vote Front national n’est pas un vote âgé, mais dans la même tranche d’âge que le jihadisme, il est en tête des intentions de vote des non-abstentionnistes, en concurrence, avec la France Insoumise. Là aussi, il y a des foules qui rendent effectif le passage à l’acte que représente, dans le « système », un vote « anti-système », et là, il y a même foules avec leader, rassemblement autour d’un leader.

Je vais essayer de poser trois questions pour tenter de comprendre ces phénomènes. En intitulant cette communication « la jeunesse et la haine », j’ai souhaité ne pas réduire le propos à la haine éprouvée par la jeunesse, pour commencer par situer le contexte. La haine est une question pour la jeunesse et est le symptôme d’une partie d’entre elle. La première question porte donc sur la filiation : De qui ou de quoi les jeunes sont-ils les enfants ? Deuxième question : Comment les jeunes aujourd’hui mettent-ils la haine en acte ? Et troisièmement : Comment peuvent-ils s’en arranger pour ne pas la mettre en acte ?

I. De qui ou de quoi les jeunes sont-ils les enfants ?

Commencer par s’interroger sur la haine de la jeunesse comme symptôme, c’est déjà faire un choix théorique, celui du refus de la banalisation de la haine. Il y a une façon romantique de voir la haine qui surgit dans la jeunesse tentée par la radicalité, comme si celle-ci était un équivalent de l’amour. L’ardeur guerrière et la passion destructrice se comprendraient alors comme des équivalents de la fougue érotique. C’est celle-ci qui est considérée comme caractéristique de la jeunesse, et ceci depuis les descriptions des philosophes de l’antiquité. Traditionnellement toujours, la haine vient avec l’âge : les vieillards sont aigris, tandis que les jeunes sont aimants. La rationalisation, ou la banalisation consistent à se rassurer en disant que c’est toujours vrai mais d’une autre manière. Au moins, dit-on parfois, dans cette logique rationalisante et banalisante, aiment-ils la mort. Mais c’est une grande victoire de Ben Laden que d’avoir fait croire que l’amour de la mort était de l’amour, alors que c’est en fait de la haine.

Se demander de quoi ces jeunes qui expriment leur haine dans des passages à l’acte mortifères sont les enfants, ce n’est pas chercher non plus des causes de la radicalisation. La causalité sociologique ne peut tout au plus que dégager des « facteurs » ou des « vecteurs » de radicalisation. Mais les « facteurs » ou les « vecteurs » ne permettent pas de comprendre la haine, car ils sont repérés en-deçà du choix qui, à la croisée du chemin, conduit soit à privilégier la voie d’Éros, soit celle de Thanatos. On se situe, dans ces analyses, uniquement au niveau du conscient, au niveau de l’idéologie. Or, s’il faut évidemment écouter ce que disent et ne disent pas les jeunes tentés par la haine, c’est en les écoutant au-delà du discours idéologique qu’ils récitent comme un disque ; c’est alors seulement qu’on peut apprendre quelque chose de ce qui les conduit à se précipiter au point d’arrivée de la vie sans passer par la vie, quand cela prend la forme de la radicalité jihadiste. Dans la radicalité populiste, le passage à la mort paraît moins précipité car encore métaphorique, puisque ce qui est visé est la mise à mort de la forme représentative, parlementaire de la démocratie, accusée de n’être que du « blabla ». Le passage par le leader semble ralentir l’accès à la mort, ce qui n’est pas rien, mais ne permet pas d’occulter que, dans l’histoire, la mort politique sous l’effet des populismes se traduit pas des régimes criminels.

La différence du populisme et du jihadisme nous enseigne ce qui est en jeu dans la haine, pour la jeunesse qui y est sujette. Ce qui est en jeu est une gigantesque transformation de l’éthique qui s’est produite dans le discours contemporain et dont nous avons hérité, et dans lequel nous avons éduqué nos enfants, à notre insu. Ce qui est en jeu tient au langage. Il y a eu une levée de refoulement sur la haine, et la jeunesse est née dans ces conditions qui sont des conditions nouvelles pour le refoulement de l’ensemble des pulsions, et particulièrement de la haine, car quand les pulsions ne sont pas refoulées, ou au moins quand les conditions du refoulement changent, cela a pour effet que la haine peut plus facilement être mise en acte. Quand les pulsions ne sont pas refoulées, ou sont refoulées de manière différente, c’est la haine qui gagne.

Le refoulement de la haine s’est longtemps présenté comme un déguisement de la haine en amour, par exemple dans la maxime « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il s’agit bien de haine, comme le montre Freud dans Malaise dans la culture. Les hommes l’ont toujours entendu comme une autorisation à haïr ceux qui ne sont pas des « prochains ». Ce refoulement de la haine par l’amour fait aujourd’hui l’objet d’une nostalgie, semble-t-il, à voir les déclarations d’intention « contre la haine » et les appels à l’amour qui les accompagnent dans les discours de ceux qui réfléchissent sur la société. Mais un refoulement ne se décrète pas. Et le refoulement de la haine n’empêche pas la haine, mais met seulement un frein à la jouissance de la haine, laquelle favorise le passage à l’acte haineux.

Tout se passe comme si la réalité psychique de la haine, notamment mise au jour par Freud et la psychanalyse, était reconnue dans sa vérité. Cela ne gêne plus personne « d’avoir la haine ». La levée de refoulement sur la haine dans le discours social ne se situe pourtant pas dans le même registre que la levée de refoulement dans une cure analytique. Ce qui différencie les deux n’est pas l’opposition du collectif et du singulier, mais le fait que dans un cas on a affaire à la prise en compte d’un inconscient dans le conscient, à la reconnaissance d’une pulsion transformée par son passage dans le langage, sa lente élaboration même quand elle est revécue avec force dans le psychisme, tandis que dans le cas d’un discours de haine non-refoulée, la haine est d’emblée consciente, sous forme d’insulte, de dénigrement, de sarcasme, voire de cri, et peut autoriser un passage à l’acte. Dans un cas il y a reconnaissance de la haine, qui désamorce le passage à l’acte, dans l’autre jouissance qui l’encourage.

Mon hypothèse est que, fondamentalement, ce discours de haine qui autorise le passage à l’acte est moins un discours que l’effet d’une dégradation du langage. La haine désarticule le langage, les paroles dictées par la haine ne font plus discours, elles ne posent en effet un interlocuteur, elles ne s’adressent à personne. L’invective populiste est un marqueur de reconnaissance, la propagande jihadiste ne s’adresse qu’à ceux qui sont susceptibles d’y adhérer. C’est bizarrement ce qui convainc. Par la haine, il y a davantage adhésion que conviction. La différence de place qui fait que le discours est une sorte de « course » n’est pas reconnue. C’est la raison pour laquelle, en structure, la haine produit non de la société, mais de la foule — avec ou sans meneur. La société est par définition divisée et plurielle, animée par le dissentiment du discord des discours. En revanche, quand les discours ne tournent plus, la société se transforme en foule. Toute destruction du langage a pour effet que la société se change en foule. Bizarrement, la déliaison haineuse produit des touts compacts — instables et pouvant imploser, mais compacts — tandis que les liens qui ont rapport à Éros, c’est-à-dire qui sont le résultat d’un tissage pulsionnel, de libido et aussi bien sûr d’une forme de haine, laissent exister de la division et de la pluralité. Ce n’est qu’apparemment paradoxal, division et déliaison n’étant pas du même ordre. La première est l’effet sur le sujet du langage, la seconde de la tentative d’échapper à l’emprise de celui-ci et à ses incidences subjectives. La déliaison provoque la fusion ; la division est la condition des liens.

Crise du langage et non-refoulement de la haine constituent donc le « contexte » de la jeunesse contemporaine. La crise du langage produit une désubjectivation générale. Elle concerne aussi bien l’usage généralisé des acronymes que la disparition de la ponctuation dans nos pratiques de « communication », ainsi que toute la subversion du sens des mots dans le vocabulaire politique, qui n’est plus de l’ordre de l’équivocité mais du mensonge (par exemple le mot « république » pour désigner des intérêts privés). Le terme de contexte convient en vérité assez mal car il n’y a précisément pas de texte, et pas non plus de tissage pulsionnel — ce qui est requis pour qu’existe cette sorte de tissu qu’est un texte. Mais on peut l’employer car toutes les tentatives de se passer du langage ont lieu dans le langage. Le langage produit lui-même une forme de haine qui tient à la révélation du « rien » qui lui est inhérent. D’où la tentative de se passer du langage dans le passage à l’acte jihadiste, qui récuse les principes de la politique en tant que relation spécifiquement langagière, ou celle de se situer à sa limite, comme dans l’invective populiste.

Ce « contexte », ce singulier « contexte » peut être nommé nihilisme, si on s’accorde à considérer le nihilisme comme une tension vers le rien, « nihil », qui empêche la négation de jouer son rôle d’opérateur de la symbolisation. Il y a du vrai dans le nihilisme. Le rien est en effet inhérent au fait de parler, il est la condition des parlêtres. Avec le rien vient aussi nécessairement la dimension de l’au-delà. Rien n’arrête en effet le renvoi d’un signifiant à un autre signifiant. De ce fait, le « non » de la négation relance l’appel du signifiant par un autre signifiant. La négation, par structure, symbolise, puisqu’elle fonctionne comme appel d’un signifiant par un signifiant. Pour que la négation fonctionne comme opérateur de la symbolisation, il faut donc que le « rien » ne soit pas une fin mais une simple condition. Il y a nihilisme, quand de ce rien qui constitue la fonction du parlêtre, on tire la conclusion que rien n’a de valeur, et que rien ne mérite d’exister. De ce fait, l’au-delà revient dans le réel, sous forme d’impératif de destruction. L’au-delà sert alors à une forme de décapitonnage. Et là, un leader n’est pas nécessaire. Le commandement, de tuer dans le jihadisme, peut venir sous forme de commandement. La négation n’est plus l’opérateur de la symbolisation mais de la destruction.

Les enfants de la crise du langage et du non-refoulement de la haine ne peuvent plus manier la négation qu’en l’absolutisant (il faut tout détruire, tout rejeter, tout dénigrer). La haine ne peut plus être tissée aux autres pulsions, et les pulsions ne peuvent elles-mêmes plus être symbolisées. À la déliaison sociale correspond la déliaison pulsionnelle. De là deux questions : Comment ceux qui sont pris dans ce jeu mettent-ils la haine en acte, et comment le tissage se maintient-il pour ceux qui ne la mettent pas en acte ?

II. La mise en acte de la haine dans la jeunesse radicalisée

La mise en acte de la haine dans la jeunesse radicalisée, si elle est l’effet du non-refoulement de la haine dans un contexte de crise du langage, prend la double forme de la haine de soi et de la haine de l’autre, haine de soi comme autre, haine de l’autre en tant que l’autre tient une part de soi. On va ici de l’Autre à l’autre. Parce que l’Autre n’est pas reconnu dans le social, l’autre est haï et soi avec lui. La mise en acte de la haine passe, dans le double cas du jihadisme et du populisme, par cette double haine dans laquelle la haine de soi sert de levier à la haine de l’autre. Le registre spéculaire témoigne de toute sa violence quand les opérateurs de la violence ne fonctionnent plus.

Le jihadisme et le populisme ont en commun de délester le sujet de la haine de soi en la projetant sur l’autre, et de projeter sur soi la haine de l’autre. C’est ce que signifie l’idéal de pureté dans les deux cas. Tant qu’on n’a pas tué de mécréants, dans le jihadisme, on l’est encore soi-même. Il faut haïr tout mécréant comme on hait le mécréant qui est en soi, et le seul moyen de le supprimer est de se tuer en tuant des mécréants. Dans le populisme nationaliste, de même, on n’est jamais assez de « souche ». La xénophobie est effort d’extraire l’altérité de soi, et la haine de l’autre est haine de ce qui est toujours mélangé dans les cultures humaines. Le vote populiste est déjà un passage à l’acte. On hait l’autre comme on se hait soi-même comme autre. L’idéalisation d’une communauté pure passe par la désidéalisation haineuse.

La mise en acte de la haine, dans ces passages à l’acte que sont l’engagement dans le jihadisme et l’engagement dans le populisme, ne sont possibles que par une intense activité de désidéalisation. Le complotisme par exemple, présent dans les deux cas, est un exemple de désidéalisation. Une désidéalisation aboutie est un empêchement complet de toute croyance. Faire voir l’envers des choses, la vérité sous le mensonge, c’est déchirer tous les écrans, y compris le semblant qu’est le langage lui-même. Ce qui reste de rhétorique dans les discours de recrutement sont de véritables exercices de désidéalisation. La rhétorique complotiste permet que la haine soit mise en récit et ne soit plus vécue sur un mode affectif. Les argumentaires racistes procèdent de la même manière. La haine est toujours généralisante. Elle libère le sujet de lui-même et donc le haineux ne peut considérer un sujet en lui-même.

Les exercices de désidéalisation permettent ainsi de lever l’interdit de tuer, fondateur des sociétés humaines. Dans le populisme, ils lèvent l’obligation de l’échange social, en activant la nostalgie de la société close. La haine de la représentation politique est haine de la division sous toutes ses formes, division subjective, division du peuple avec lui-même. Dans le jihadisme, les manières de tuer semblent indiquer qu’on remonte même en-deçà du spéculaire.

Comment ces interdits et ces obligations majeurs sont-ils levés ? Il n’est pas si facile pour un parlêtre de déroger à l’interdit de tuer et à l’obligation de l’échange. À la fois tout le monde le peut dans certaines circonstances et ce n’est jamais facile, car cela implique un renoncement au langage, une transgression non pas tant seulement des lois de la cité, mais des lois du langage lui-même. Dans l’histoire politique humaine, si on analyse celle-ci comme une histoire des pulsions, on s’aperçoit que la levée de l’interdit du meurtre en politique eut généralement pour condition la formulation expresse d’un ordre donné par l’autorité politique. Les sujets sommés d’obéir pouvaient n’adhérer que partiellement à ce commandement venu d’un autre. La foule créée était une armée, ce que Freud nomme une « masse artificielle » et qu’il définit comme une de ces masses pour lesquelles « une certaine contrainte externe est mise en œuvre pour les préserver de la dissolution » (Ibid., chapitre 5, p. 31-32).

Dans le jihadisme, le modèle militaire est certes emprunté. Mais il y a une grande différence avec l’armée. La contrainte n’est pas externe et l’obligation d’obéir doit venir du sujet lui-même. C’est le sujet qui décide de s’en remettre à une autorité qui lui commande de tuer. De plus, la communauté que rejoint le jihadiste est plus virtuelle que réelle, même du temps de Daech. Cela ne la rend pas moins fusionnelle et compacte. Sa force vient de ce qu’elle fondamentalement une communauté du temps d’après, d’après la fin des temps. L’ordre, du coup, vient directement du grand Autre : « Allah Akbar ». Et la communauté est unie par des liens horizontaux, qui sont même, électivement pour Daech, ceux de la fratrie. C’est pour des raisons de structure que Daech a encouragé les fratries. Dans l’attente de la fin des temps, que le jihadisme a charge de hâter, les liens sont horizontaux. La parole ne peut venir que des dires du prophète apès sélection de ceux qui concernent la fin des temps. C’est un « autre islam » que celui qui sert à rallier au jihadisme, autre que les islams compatibles avec l’ordre séculier — raison pour laquelle cette foule n’est non plus celle de l’Église, autre masse artificielle pour Freud. Cet « autre islam », en rupture, avec tous les autres courants de l’islam, même les plus rigoristes, passe par la terreur et requiert un « non » radical à l’ordre séculier. Se tuer en tuant n’est plus de l’ordre du sacrifice. Tout amour de la vie doit être considéré comme idolâtre. Le modèle d’autorité de ces foules sans leader est un modèle plus maternel que maternel, et c’est la raison pour laquelle l’abolition d’un sujet  dans la fin des temps prend la forme de la promesse de rejoindre un en-deçà du spéculaire dont témoigne la démolition des corps, dans les façons de tuer.

Il semble que dans les foules avec leader, comme sont les foules populistes, quelque chose d’Eros subsiste encore. Ce qui unit la foule populiste n’est pas seulement un discours de haine mais l’amour du leader. Au niveau de l’idéologie, comme d’ailleurs dans le jihadisme, on a l’impression qu’existe un désir de liens — de lien épais contre les liens minces des sociétés individualistes. Cependant, la projection de l’idéal du moi sur le leader, qui est le ressort des foules populistes, comme l’a montré Freud, ne crée pas le lien. Cet amour-là est de l’ordre de la passion, et il court à la mort, comme tout amour passionnel. Il pousse à son terme la logique spéculaire narcissique. La foule en fusion n’est pas unie au sens propre, car il ne peut y avoir de lien qu’entre des sujets qui ne « collent » pas les uns aux autres. Il est de toute façon manifeste que la déliaison de la haine s’attaque même au leader. Les familles populistes sont, comme les familles jihadistes, en déliaison permanente, et le leader est abandonné aussi vite qu’il a été édifié au rang d’idéal. Il faut savoir que quand on sert de support à l’idéal pour désidéaliser, en proférant des paroles de haine, on peut être l’objet de la haine en retour.

La différence entre le populisme et le jihadisme ne réside pas dans le moteur pulsionnel de la haine, car ils ont en commun la croyance que l’expulsion ou le meurtre de l’autre vont conduire à l’avènement d’un soi débarrassé des scories de l’altérité. La différence se situe dans la dimension du discours.

Le populisme dissout le discours et, à ce titre, il est dangereux et assure le passage à des régimes de terreur, quand on ne lui en barre pas l’accès. Mais il demeure dans le domaine de la politique séculière et on peut espérer que le langage politique, de la controverse aux programmes, des contestations aux inventions, l’emporte sur la destruction des échanges de paroles.

Dans le jihadisme, on est passé à un autre niveau de destruction. Et pour cet autre niveau, le recours au religieux est requis. Le religieux, dans le jihadisme, transforme l’au-delà en but politique. Le but politique n’est pas un programme politique — lequel passe par l’articulation de fins et de moyens et donc doit se soumettre à la loi dialectique du langage. La destruction du langage prend dans le jihadisme la même forme de refus de la division subjective, de la pluralité et du mélange et aussi de l’équivocité du langage que dans le populisme. Mais, dans son cas, l’au-delà fait retour dans le réel. Il n’y a pas de petit autre pour recevoir la forme idéalisée du moi, donc on va directement au grand Autre, qui commande d’aller directement à l’au-delà. Bien sûr, certains jeunes se prennent au jeu du langage et l’idéologie, alors, les retient du passage à l’acte. Certains autres s’engagent dans une logique de guerre et non de terreur ; ils deviennent des « repentis ». C’est sans doute pour éviter ces deux risques, qui ne sont pas complètement évitables, que le recrutement par Daech est devenu dans les derniers temps si rapide.

La religion a indéniablement joué un rôle dans l’accélération du recrutement jihadiste. La religion ne sert plus à la sublimation comme chez Freud. Au contraire, elle sert à la mobilisation pulsionnelle. La conversion du sujet ne se fait pas dans une transformation du but pulsionnel mais au contraire par l’encouragement de celui-ci. Le sujet, dans la religion, se voue aux fins dernières, comme le dit Lacan. Ce n’est pas seulement au niveau intellectuel mais aussi au niveau pulsionnel que cette dévotion, ou que ce dévouement, peuvent avoir lieu. Ce qui est recherché dans les engagements radicaux de la jeunesse qui ont en commun l’éradication de l’altérité, est davantage une forme de bascule dans une nouvelle économie pulsionnelle qu’une sublimation. Il s’agit de se délester de soi, du poids de la subjectivité divisée et questionnante. Les jeunes radicaux ne viennent pas nous voir, ou nous quittent, car ils ont trouvé la solution, et, disent-ils, l’apaisement. La conversion religieuse classique et les engagements politiques ne transforment pas l’économie psychique, mais ouvrent de nouveaux frayages, pour reprendre le vocabulaire de l’Esquisse de Freud. Ce qui est visé, à travers les mises en acte de la haine, est plutôt l’accès à un au-delà, peut-être pas tant de la souffrance psychique que de la béance psychique, cette béance qui se révèle à nous tout simplement quand nous parlons. C’est cette béance que comble une mobilisation pulsionnelle au service de cet au-delà réel, qui est la mort.

Dans ce disposititif, la valeur de la vie ne peut donc que radicalement être mise en question, et il n’est pas étonnant, que hors de ces engagements radicaux, le suicide des jeunes représente un phénomène d’ampleur qui doit nous interroger, car il est déjà une mise en acte de la haine. Et il suppose une foule, une foule sans leader. La vie, pour la jeunesse qui n’a pas été élevée avec la capacité de symboliser la négation et avec la négation ne pèse guère dans la balance quand l’aspiration à cet au-delà de la mort se présente avec sa force énigmatique. La vie est toujours en-deça de cette visée. Pour grand nombre d’entre eux qui s’adonnent aux « sports  extrêmes » ou aux « expériences-limites », elle vaut d’ailleurs tout au plus comme réservoir pulsionnel dans lequel on puise autant qu’on peut. Il est vrai que l’au-delà travaille toujours la pulsion, mais là, ce n’est pas en vue de sa métamorphose comme dans la sublimation qu’il la travaille, mais davantage sous une forme d’aspiration, que le sujet traduit par l’existence, en lui, d’un « appel » auquel il aurait répondu, dans le populisme comme dans le jihadisme.

Cette béance que comble l’aspiration mortifère prend souvent le nom apparemment banal d’ennui. Mais l’ennui est déjà une haine, c’est l’étymologie du mot ennui (« être en haine »). L’ennui fait se haïr. On dit bien que dans l’ennui, on ne sait pas quoi faire de soi. Le pulsionnel erre dans le vide quand on s’ennuie. Le vide de l’ennui n’est pas le vide qui apparaît comme manque dans le désir. L’ennui peut être insupportable. La satisfaction pulsionnelle recherchée par ceux qui s’ennuient est la jouissance de la haine elle-même, qui se traduit par le choc, paroles choc du leader populiste, choc des images dans le recrutement jihadiste. C’est le choc qui débarrasse de ce qui reste de subjectif dans l’ennui. L’ennui et la traumatophilie marchent ensemble.

Comment la jeunesse peut-elle échapper à l’ennui, à la haine ?

III. Échapper à la haine

À dire vrai, on n’échappe pas à la haine, on n’échappe pas à l’ennui. Ce sont des expériences nécessaires. Parfois, ne pas les éprouver est même inquiétant. Mais dans le cas de la jeunesse contemporaine, la difficulté est de trouver dans la culture les ressources permettant de symboliser les pulsions et de réaliser un tissage, un texte, qui permette de ne pas aller directement à la mort. Contrairement à ce que les jihadistes font croire, transmettre la valeur de la vie est ce qu’il y a de plus difficile dans une culture. Que la haine et l’ennui soient des symptômes de notre jeunesse témoigne assez que l’amour de la vie est tout sauf une donnée. Les pulsions ne sont pas « naturelles », elles ne connaissent, rappelle Lacan, aucun des rythmes biologiques (alternance du jour et de la nuit, rotation des saisons). Elle sont prises dans l’Autre, dans le langage. L’éducation, quand elle ne se borne pas, comme aujourd’hui, au développement des performances cognitives, a en principe fonction de permettre de prendre la pulsion dans un tissu, dans le texte de la réalité subjective de chacun.

Quelles sont donc les ressources que mobilisent les jeunes qui n’opèrent pas la bascule psychique dans la haine ? D’abord, on peut remarquer que la haine est de toute façon moins refoulée dans les textes dans lesquels la jeunesse se reconnaît. Même quand il y a texte, c’est-à-dire tissage pulsionnel, tissage de l’amour et de la haine, la haine se dit aujourd’hui crûment. Les paroles des chansons, notamment dans le rap prisé de presque tous les jeunes, le montrent bien. Ce sont des mots, c’est du langage qui, sauf exception, n’incite pas au passage à l’acte haineux, et qui parle même d’amour, de chagrin, de joie. Tout en n’occultant pas la haine.

La haine est de toute façon, dans la culture, comme Freud le remarquait déjà dans Malaise dans la culture, plus difficile à refouler que l’amour. Les codes amoureux changent dans la jeunesse d’aujourd’hui. Les liens libidinaux se transforment. La haine n’est plus refoulée par l’amour, et l’amour doit trouver un autre chemin dans un contexte sinon de haine assumée, du moins d’ambivalence assumée. La seule chose qu’on puisse attendre est un nouveau lien pulsionnel à partir de cette ambivalence assumée, qui ne reviendra pas aux conditions du refoulement de naguère, mais qui limitera la jouissance de la haine et la culture du choc.

Ce nouveau tissage, on voit mal comment il pourrait ne pas se développer dans des liens horizontaux. L’argumentaire du cartel évoque « Nuit debout », « Santo Daime » et « Movimento Passe-livre ». Ce dernier me semble s’apparenter à « Nuit Debout » plus qu’au « Santo Daime ». Ce qui nous permet de distinguer « Nuit Debout » des foules populistes, ce n’est pas l’absence ou la présence de leader, car il n’y a pas de leader dans le jihadisme et celui-ci est cependant très différent de « Nuit Debout ». Des mouvements comme « Nuit Debout » ou « Movimento passe-livre » sont pris dans le langage, avec des revendications ou des discussions dont on peut contester la pertinence mais qui ressemblent davantage à des manifestations qu’à des foules, ou dans le vocabulaire de Freud à des foules (Menge) qu'à des masses (Massen). Toute occupation de rues ou de place ne fait pas masse au sens fusionnel du terme. Le « oui » de l’adhésion au leader ne doit pas être confondu avec le « non » à une réforme ou à une mesure gouvernementale. En fait, c’est le « oui » d’adhésion au leader qui est un « non » radical », tandis que le « non » à des manifestations populaires dans lesquelles on discute de projets de société est un « non » dialectique, qui correspond à la fonction propre de la jeunesse.

Car la jeunesse a à dire « non » tout en s’arrangeant de ce qu’on lui laisse. La question n’est pas que la jeunesse dise « non ». Toute génération doit transformer l’héritage sauf à la laisser dépérir. Il y a un nihilisme caché de la jeunesse conservatrice d’aujourd’hui, qui valorise le passé et éprouve de la haine pour tout changement quel qu’il soit. C’est pourquoi la passion révolutionnaire, elle, est érotisée dans la jeunesse. La jeunesse nihiliste semble emprunter des thèmes révolutionnaires, mais il est très différent sur le plan pulsionnel de s’engager dans une révolution (on pense à l’enthousiasme pour les printemps arabes), et dans le jihad.

La question est le tissage de ce « non » avec un « oui ». L’invention des nouvelles formes de démocratie me semble tenter un nouveau tissage et ne pas rassembler de foules haineuses. Certes, les mouvement qui émanent de cette recherche sont parfois traversés par la haine, mais la haine n’est pas leur moteur passionnel. Il y n’a pas de leader, mais ce qui fait retour n’est pas l’au-delà de la mort, mais plutôt une tentative de retrouver le sens de la parole et de la controverse politique. On s’est amusé des projets de constitution politique qui étaient appelés à se formuler à « Nuit Debout », mais qu’est-ce, sinon la tradition populaire de la discussion politique sans laquelle on ne peut être intéressé par la représentation parlementaire elle-même ? Le lien qui unissait les participants n’était pas spéculaire. Ce sont moins des associations que des juxtapositions, qui puisent dans les ressources inexploitées du voisinage pour la symbolisation du lien. Cela n’exclut nullement l’existence de places d’exception (il y a notamment certaines paroles intellectuelles qui émergent) mais, dans la contiguïté, quelque chose du lien à l’autre semble pouvoir réaliser un nouveau tissage du « non » à l’ordre établi et du « oui » de la proposition, de la haine, qui reste non refoulée et de l’Éros qui la tempère.

Conclusion :

Les relations de la jeunesse et de la haine nous portent à nous interroger sur le soutien que nous pouvons ou non apporter à certaines des initiatives des jeunes, et pas seulement comment nous pouvons aider à réprimer les tentations radicales.

La déradicalisation se heurte à l’impasse logique de détruire la destruction. À prendre la question de la radicalisation de manière seulement cognitive, on n’attrape pas ce qui est en jeu dans la pulsion. On entre même en congruence avec la grande aporie contemporaine, qui réside dans le surinvestissement du cognitif. Contrairement à ce que l’on dit parfois et ce que disent les jeunes radicalisés, l’hédonisme — le pseudo-hédonisme des sociétés d’abondance — est supplanté par l’investissement cognitif du transhumanisme. La jeunesse radicalisée exprime bien cette haine de la vie qui constitue la trame du transhumanisme, dans lequel n’existent plus que des performances, et ni inconscient, ni jouissance d’un corps réduit à son image. L’homme transhumaniste ne risque plus d’être divisé par son désir inconscient. Nous sommes déjà tous transhumanistes car nous sommes gouvernés par des algorithmes qui nous fondent dans des foules parfaitement acéphales : « vous avez aimé tel livre, vous faites partie de la foule des lecteurs de tel ou tel autre », « vous avez signé telle pétition, vous faites partie aussi de ceux qui ont signé aussi celle-là ».

La seule façon de soutenir la jeunesse est de lui permettre de soutenir sa division subjective, ce qui n’est pas aisé, car cela passe par un tissage pulsionnel nouveau, comme ces chansons qui disent l’amour avec la haine et des foules sans leader, dont on peut cependant espérer qu’elles contribuent à « assécher le Zuydersee » — pour reprendre l’image par laquelle Freud symbolisait le travail de tissage pulsionnel de la civilisation.

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