Sur Hubert Ricard, De Platon à Wittgenstein, Lectures lacaniennes

Je remercie vivement Pierre-Christophe de m’avoir invitée à discuter du livre de Hubert Ricard, qui rassemble, de manière si utile pour nous tous, certaines de ses lectures lacaniennes des grands noms de la tradition philosophique.
1) Merci
Je dois d’abord dire que je suis très reconnaissante à Hubert Ricard de rendre ainsi justice à la philosophie — parfois plus maltraitée par les élèves de Lacan que par Lacan lui-même. On peut d’ailleurs, à lire cet ouvrage, comprendre la raison du préjugé. La réduction courante des textes de la philosophie à quelques résumés sommaires qui les rendent insipides ou grotesques provient de l’assimilation du discours de la philosophie à un discours universitaire. Il est vrai que, comme vous le remarquez à la suite de Lacan, les philosophes, depuis Kant, ne peuvent plus guère échapper à l’Université. Mais en même temps, quelque chose, de la philosophie, se dérobe toujours à son formatage par le discours universitaire. Il y a bien sûr, le fait que, comme vous le rappelez, la philosophie tient lieu de discours du maître. Mais vous ajoutez aussi qu’elle se situe à la jonction du savoir et de la vérité.
Merci donc d’avoir redéplié tous ces textes qui nous ont, vous et moi, et ceux qui sont autour de cette table et dans cette assemblée, portés et formés, ces textes que nous aimons — on peut bien le dire puisqu’il n’y aurait pas de philosophie sans cet élément d’amour du savoir —, ces textes que sans nul doute, à voir comment il les connaît, Lacan a aimés aussi. La philosophie est certes en position d’altérité par rapport au discours psychanalytique, mais c’est en tant aussi que l’Autre mérite bien qu’on le nomme « trésor » de signifiants, car on y fait des trouvailles, et on y retrouve la trace des pas, des points de franchissement symbolique qui marquent l’aventure subjective — en cherchant à repérer les moments structuraux, dites-vous, en « appliquant à l’œuvre les principes de sa construction », dit-il dans le Séminaire sur Le moi (p. 141).
Dès lors, vous montrez bien à chaque fois, comment Lacan vient réintroduire de la perte à l’intérieur de cette parole vive de la philosophie, qui, prise au jeu du concept, a tendance à se boucher elle-même, jusqu’à l’étouffement parfois — comme dans le recyclage encyclopédique hegelien. C’est ainsi que l’on peut interpréter la sévérité de Lacan, quand après avoir fait un bout de chemin avec Descartes, Kant ou Hegel, il les voue, semble-t-il, aux gémonies. Seuls — mais ils ne sont pas évoqués ici —, Spinoza et Kierkegaard font l’objet d’un véritable compliment. Mais c’est que c’est chez deux-là, la perte est inscrite, même a minima, dans la conceptualisation, à travers l’essentialité du désir chez Spinoza, à travers la répétition chez Kierkegaard. Sinon, la mise au jour des impasses est un rappel de cette perte inhérente au fait de parler que la philosophie obture jusque dans ses avancées les plus récentes — le recueil s’ouvre sur les représentants contemporains du nouveau naturalisme, Searle et Schaeffer, qui ne laissent plus aucune chance au sujet de l’inconscient.
Mais, indépendamment de la relation de Lacan et des philosophes, à travers ces analyses si fines que vous déployez, c’est la position que vous adoptez qui m’intéresse. Parce que je suis concernée aussi et que c’est une question pour moi ; le nouage qu’à travers ces articles et exposés vous réalisez de la philosophie et de la psychanalyse résonne pour moi. C’est cette position qui est la vôtre dans notre champ qui me conduit à vous interroger, de manière un peu générale d’abord, puis aussi sur quelques enjeux précis.
2) Philosophe chez les psychanalystes ?
Il n’est pas facile de tenir ensemble la philosophie et la psychanalyse. Certes, il y a plusieurs manières de se situer dans la philosophie. On n’est pas obligé de se tourner vers le discours de la science comme c’est le cas dans la philosophie analytique, mais néanmoins, on est confronté en permanence, à une hétérogénéité. À l’oral, on change d’ailleurs souvent de tonalité quand on se met du côté de la philosophie, et quand on se met du côté de la psychanalyse. Faut-il choisir, donc ? Choisir, cela semblerait assumer une perte. Ceux qui ne choisissent pas peuvent être accusés de refuser la perte, de « capitaliser ». Mais en même temps, n’y a-t-il pas le risque, en choisissant Lacan contre les philosophes, de réaliser aussi une sorte d’aufhebung psychanalytique, et d’obturer la perte derechef ?
À la lecture de vos textes, mon hypothèse est, au contraire, que vous décomplétez l’un avec l’autre. Il me semble que vous avez senti que le discours de la psychanalyse n’échappait pas, lui non plus, malgré tous les efforts de Lacan, au risque de la complétude. C’est peut-être pour cette raison que vous savez défendre la philosophie, et pas seulement dans ce beau texte qu’est « défendre Hegel ».
La division subjective, encore une fois, pas aisée à pratiquer, du désir de philosophie et du désir de psychanalyse permet d’éviter des écueils. Du côté de la philosophie, cela permet d’échapper à ce qui se met parfois du côté de l’idolâtrie et de la défense, coûte que coûte, des philosophes avec lesquels on travaille. Vous défendez les philosophes parfois contre Lacan (Hegel), mais vous savez aussi les critiquer, et pas seulement avec Lacan. Du côté de la psychanalyse, en défendant la philosophie, vous décomplétez le discours psychanalytique. Vous montrez que même les psychanalystes ont des dettes, et n’ont pas tout inventé. Lacan sait reconnaître ses emprunts, par exemple à Hegel pour l’idée que le désir est désir de l’Autre et pour celle de l’impossible coexistence des consciences.
Mais j’ai une question sur cette position. Si on fait tout ce travail, c’est pour essayer de cerner un peu de réel, et de ne pas en rester à la réalité, au sens. Comment, de votre point de vue, cette division spécifique qu’est celle de la philosophie et de la psychanalyse y parvient-elle ? Faut-il, pour éviter de s’en tenir à l’imaginaire du sens, privilégier la formalisation mathématique, ou avez-vous tenté une autre composition, un autre nouage, non pas dans la tentative de se passer de langage, comme dans la formalisation, mais à l’intérieur du trésor des signifiants et de leur articulation, à l’intérieur de la tradition philosophique ?
Cela m’amène à la question de l’histoire et de la structure, car si je vous pose cette question, c’est parce que j’ai en tête ce qui se passe aujourd’hui, ce moment de l’histoire dans lequel nous proférons ces paroles, qui n’est pas celui de Lacan, et que Lacan ne pouvait prédire : celui d’une haine du langage qu’on peut considérer comme un aboutissement du nihilisme. Vous écrivez dans l’article sur les « figures du désespoir dans La phénoménologie de l’esprit » (p. 184) que l’analyse hégélienne de la conscience malheureuse « préfigure la montée du nihilisme dans la conscience européenne » et « dénote une difficulté essentielle de notre modernité philosophique, qui ne cesse de se battre avec elle comme s’il s’agissait de conjurer par là sans cesse, dans le questionnement sur l’éthique, un état dépressif dont il serait impossible de sortir ». Donc, je demande si, à l’heure où c’est désormais l’algorithme qui nous gouverne, le travail de lecture que vous nous invitez à toujours reprendre peut nous aider à saisir un peu du réel qui nous taraude. Cela implique de se demander ce qu’est la structure, ce « réel qui se fait jour dans le langage », chez Lacan, rappelez-vous (p. 269).
Cela m’amène à mes enjeux particuliers, qui tournent autour de cette question de ce qu’est la structure, et du rapport structure/histoire. J’y suis venue en réfléchissant aux détails mineurs sur lesquels j’étais en désaccord avec vous.
3) Quelques enjeux autour de structure et histoire
Les rares fois où je n’ai pas été d’accord avec vous, je me suis rendue compte que la cause était toujours la même, concernant le rapport à l’histoire, et plus exactement à « l’aujourd’hui ».
De ces légers désaccords, je peux citer deux exemples. L’un concerne votre premier article sur Schaeffer et Searle, et le nouveau paradigme naturaliste. Vous dites que celui-ci se constitue en rupture avec les sciences cognitives, alors que de mon point de vue, il y a continuité. Il me semble en effet que la référence à la biologie dans ce nouveau courant naturaliste qui traverse les sciences humaines et sociales n’est pas du même type que le biologisme vitaliste de XIXème et XXème siècle, et que, de même, la référence à la machine dans la cognition n’est pas de l’ordre du mécanisme. L’intelligence artificielle appartient à ce nouveau courant naturaliste qui fait bouger les frontières entre mécanisme et vitalisme. Peu importe à dire vrai qui de nous deux a raison, les deux peut-être sur des plans différents.
Ce qui m’importe est que j’ai retrouvé le même type de désaccord à la lecture de votre article sur les Discours à la nation allemande de Fichte, dans lequel vous ne voyez pas un texte essentiellement nationaliste, en raison de la référence à l’universel qui traverse la germanité fichtéenne. Même si vous admettez qu’il y a là une « confiscation de l’universel » (p. 157), au fond pour vous, si je vous suis, le nationalisme est toujours un particularisme. Mais c’est précisément la spécificité du nationalisme allemand que d’avoir pris cette forme du militarisme de l’universel et de la nostalgie d’une société fermée. Les premiers temps du nazisme, l’annexion des Sudètes, n’auraient pu passer pour du nationalisme s’il n’y avait eu cette spécificité, pas due seulement à Fichte mais dans laquelle celui-ci a joué un rôle, à travers notamment le respect, dans la langue, de la germanité contre la latinisation de celle-ci. Trancher cette question non plus n’a pas grand intérêt aujourd’hui ; le débat est ouvert.
Il me semble que ces désaccords posent surtout deux questions, la première est celle de la possibilité de création de concepts du côté de la philosophie. Si la prétention philosophique à totaliser le concept est erronée, jusqu’où peut pousser l’équivocité du concept philosophique ? L’équivocité réintroduit une perte dans le concept, mais c’est aussi ce qui peut rendre celui-ci opératoire pour cerner ce qui change dans le réel.
La deuxième concerne précisément le rapport de la structure à l’histoire. Peut-on considérer la structure comme une forme de synchronie, et l’histoire comme une diachronie ? Dans la deuxième leçon du séminaire du L’identification, Lacan dit « Diachronie et synchronie sont les termes auxquels je vous ai indiqué de vous rapporter. Encore tout ceci n'est-il pas pleinement articulé : la distinction devant être faite de cette “diachronie de fait”, trop souvent elle est seulement ce qui est visé dans l'articulation des lois du signifiant, à la “diachronie de droit” par où nous rejoignons la structure ». Est-ce qu’à définir la structure comme synchronique, on ne risque pas de revenir au savoir absolu ? Si la structure est approchée dans la diachronique « de droit », les repères structuraux passent par une mise à l’épreuve des concepts de la philosophie comme de la psychanalyse. Cette mise à l’épreuve réside dans la façon dont s’organise le défilé des signifiants, « aujourd’hui ». J’aimerais bien savoir ce que d’après vous implique cette « diachronie de droit ». L’enjeu est de savoir si la philosophie est seulement un réservoir de concepts pour la psychanalyse, ou si l’on peut aussi s’appuyer sur la psychanalyse pour faire de la philosophie aujourd’hui.
Conclusion : Voici pour ces brèves remarques, qui, j’espère auront fait sentir l’admiration que j’éprouve pour votre travail.