Bleuler et Freud, le rendez-vous manqué

Séminaire Questions cliniques 2016-2017 – 18 Mars 2017 La Technique psychanalytique de Freud et les questions qui se posent à la nôtre (suite)
VANDERMERSCH Bernard
Date publication : 01/12/2017

 

Introduction

Avec ma première intervention, « Notre technique est-elle réellement fondée sur l’amour de la vérité comme le rappelle Freud ? », puis « La cure analytique consiste-t-elle à démasquer le réel ? », je pense avoir montré que notre technique ne consistait pas à opposer comme but à atteindre le réel à la vérité ; le réel ne pouvant s’éprouver que dans les impasses de la recherche de la vérité, ce qui suppose d’en être dupe. Mais c’est un progrès de les distinguer. On pourra s’en convaincre en prenant connaissance des dérives interprétatives du Burghölzli.

C’est Lacan qui a dégagé la dimension du réel et c’est tomber dans l’anachronisme que de l’opposer à Freud. Toutefois, les savants se sont intéressés au réel comme ce qui reste toujours voilé au-delà de ce qui peut s’en dire ou s’écrire. Et il n’échappait pas à Freud qu’il y avait de l’inconnaissable.

Écrire le réel semble le but de toute recherche scientifique. « Faire science » était revendiqué aussi bien par le psychanalyste Freud que par le psychiatre Bleuler. Pourtant, ils ne se sont pas entendus sur ce que cela impliquait. Ce rendez-vous manqué qui, au-delà des deux hommes, concerne la psychanalyse et la psychiatrie, s’illustre dans la correspondance Freud-Bleuler qui vient de paraître chez Gallimard dans la collection « Connaissances de l’inconscient », correspondance qui a duré de 1904 à 1937. On a retrouvé 79 lettres et, malgré l’absence de nombreuses lettres de Freud, elle est beaucoup plus riche qu’on aurait pu le penser.

Elle n’a certes pas l’intérêt théorique ou pratique que celle de Freud avec Jung, Abraham ou Ferenczi, mais elle pose avec clarté le problème soulevé par Les non-dupes errent : de quoi être dupe ? Elle fait écho pour moi à cette division subjective psychiatre-psychanalyste dont j’ai fait état dans notre livre. Valentin avait d’ailleurs relevé combien ma participation à notre livre commun était marqué par la question : comment savoir si on pratique bien la psychanalyse ?

Je vais donc me servir de cette correspondance pour montrer comment l’intérêt pour l’inconscient ne fait pas un psychanalyste et comment une certaine idée de la science peut faire obstacle à la croyance nécessaire à l’exercice de notre métier. Mais aussi que notre champ, celui de la cause du sujet, est propice au glissement vers un mouvement religieux par adhésion hypnotique à l’enseignement d’un maître.

La correspondance

Bleuler est un fervent défenseur de la découverte freudienne : il a écrit de nombreux articles à destination des psychiatres, lesquels étaient le plus souvent hostiles à la psychanalyse. On peut même dire qu’il est resté toute sa vie convaincu de l’importance de la découverte de Freud et, pourtant, Freud a toujours été réservé sur sa position à l’égard de la psychanalyse et on peut dire qu’il n’a guère fait de compromis avec lui pour le garder dans le mouvement analytique malgré l’importance pour la psychanalyse d’avoir dans ses rangs un psychiatre de renommée internationale.

En avant-propos de la transcription des lettres (1904-1937), le livre contient notamment un exposé de Thomas Lepoutre et de François Villa intitulé « Freud et la psychiatrie ». Cet exposé montre bien les enjeux de cette relation entre le père de la psychanalyse et le père des schizophrénies :

« Eugen Bleuler est le premier psychiatre universitaire à prendre au sérieux les thèses freudiennes, en les important, via le Burghölzli, dans le texte psychiatrique – en quoi il introduit de facto la psychanalyse dans un dialogue avec la psychiatrie, dialogue qui ne pouvait exister avant lui que comme une revendication en droit »[1]

La position de Freud à l’égard de Bleuler, qui va se distancier secondairement de la psychanalyse, est très intéressante à considérer « d’autant plus qu’il a reconnu avec gratitude et de façon répétée les grands mérites que s’est acquis l’école psychiatrique de Zürich, notamment de Bleuler et de Jung, par sa contribution à la diffusion de la psychanalyse ».

Abraham Brill, venu d’Amérique au Burghölzli, raconte comment le travail clinique était bouleversé par l’atmosphère psychanalytique et surtout « un habitus interprétatif » :

« Je n’oublierai jamais la première réunion de synthèse à laquelle j’ai assisté ce matin-là. […] Le cas présenté était une femme d’une cinquantaine d’années diagnostiquée comme “ mélancolie d’involution”. Si j’avais eu à présenter un tel cas à New York, […] je n’aurais jamais été au-delà d’une description précise du déclenchement et du développement des symptômes. Cette partie de l’histoire ne prenait pas beaucoup de temps au Burghölzli. Le Dr. Bleuler qui conduisait l’entretien m’a déconcerté par son approche du patient. Il fut mis en évidence, par exemple, que peu avant son admission à l’hôpital, la patiente avait quelque fois versé du vin rouge dans son lit avant de se lever. Pour moi, à cette époque, ce n’était qu’un des comportements particuliers qu’on avait coutume d’observer chez de tels patients. Au Burghölzli, après un questionnement prolongé, cet acte fut interprété comme un effort de la part de la patiente pour rétablir le flux interrompu de ses règles »[2].

Au-delà des patients, il note que « la psychanalyse semblait avoir tout envahi là-bas. Lorsque quelqu’un faisait un lapsus, il lui était immédiatement demandé de l’expliquer, et la franchise dont on faisait preuve à cette occasion était vraiment impressionnante. […] À l’époque de ma visite, ils semblaient tous persuadés que les mécanismes freudiens existaient chez chaque patient ». Mais aussi que l’inconscient du médecin intervient dans le traitement.

Bleuler participe à ce climat et en témoigne publiquement :

« Les médecins du Burghölzli, dit-il, ne se sont pas seulement interprété leurs rêves les uns les autres, nous avons fait attention pendant des années à tout signe complexuel qui était fourni : lapsus linguae, lapsus calami, écrire un mot au-dessus de la ligne, actes symboliques, fredonner des mélodies inconscientes, oublier, etc. De cette manière nous avons appris à nous connaître les uns les autres, nous avons acquis réciproquement une image homogène de notre caractère et de nos aspirations conscientes et inconscientes, et l’on fut assez honnête pour reconnaître les “interprétations” exactes comme telles[3]. »

Bleuler se prête au jeu mais il devra reconnaître qu’il éprouve de grandes difficultés, voire une impossibilité, à analyser ses propres rêves :

« Une autre fois, j’ai soumis mon rêve aux médecins assistants et à ma femme. On ne put avancer en ma présence. Je dus quitter la pièce un long moment et lorsque je revins, on avait interprété mon rêve, mais dans un sens qui ne pouvait correspondre à ma pensée : on y avait très clairement intégré les complexes de ma femme, qui avait pris la conduite de l’analyse en mon absence[4]. »

Karl Abraham relève que peu à peu les médecins « en vinrent à interdire à leurs femmes de raconter leurs rêves ».

Freud, le conquistador, cherche à conquérir la psychiatrie :

« Il n’y a rien, dans l’essence du travail psychiatrique, qui pourrait se dresser contre la recherche psychanalytique. Ce sont donc les psychiatres qui s’opposent à la psychanalyse, pas la psychiatrie[5]. »

« De cette façon [grâce à Jung et Bleuler], dit-il dans son Court abrégé de psychanalyse (1924), la psychiatrie devint le premier terrain d’application de la psychanalyse et l’est même depuis lors restée. […] La conviction de l’unité et de la commune appartenance de tous les troubles qui se manifestent à nous comme phénomènes névrotiques et psychotiques s’impose, malgré toute la rébellion des psychiatres, avec de plus en plus de force. On commence à comprendre […] que seule l’étude psychanalytique des névroses peut offrir une préparation à une compréhension des psychoses, et que la psychanalyse est appelée à rendre possible une psychiatrie scientifique de l’avenir, qui n’aura plus à se contenter de la description de singuliers tableaux de périodes d’état, de celle de déroulements incompréhensibles, ni de la recherche de l’influence de traumas anatomiques et toxiques grossiers sur l’appareil psychique inaccessibles à notre connaissance ».[6]

Mais Freud est à Vienne et hors des milieux universitaires, c’est donc dans le groupe de Zurich et le Burghölzli qu’il met son espoir :

« Vous serez, dit-il à Jung, celui qui comme Josué, si je suis Moïse, prendra possession de la terre promise de la psychiatrie, que je ne peux qu’apercevoir de loin ». (F-J, p. 271).

Quant à Bleuler, « ne pouvant l’enrôler comme conquérant à cause de sa trop grande « hésitation », Freud voit en lui un excellent « ministre de la défense ».

En effet, « Bleuler invite à lire les propositions analytiques “ avec critique mais sans préjugés ” – quitte à les neutraliser pour les rendre plus acceptables ».

À partir de là, la position de Freud est elle-même double : il sait bien toute l’ambivalence de Bleuler à l’égard des propositions psychanalytiques et sait d’avance qu’il ne sera pas un disciple, mais il pense que la position officielle de Bleuler, qui passe pour un défenseur de la psychanalyse auprès de Kraepelin et des autres psychiatres, peut servir sa cause dans les milieux scientifiques et universitaires.

Bleuler est un homme plutôt sympathique, très ouvert et bien peu autoritaire pour un chef de service. C’est aussi un homme qui n’aime pas trop les conflits. Le problème, pour Freud, est que Bleuler ne tient pas trop à s’engager dans l’Association internationale et qu’il n’y voit qu’une raison : son manque de conviction. Il prend la peine de lui écrire et de lui demander franchement ses raisons :

« Malgré les informations reçues de Jung et de Binswanger, je ne sais toujours pas aujourd’hui pourquoi vous avez refusé d’adhérer. […] Je sais que vous portez en vous des résistances internes, qui vous ont par exemple compliqué l’analyse de vos propres rêves… » (Lettre de Freud, 19 F, 28/09/1910, p. 88-89.)

La réponse de Bleuler :

« Si l’on veut une association scientifique qui dépasse le simple fait de partager entre soi ses expériences et de parler de ses conceptions, si donc l’on veut une discussion scientifique et si l’on veut donner à l’extérieur l’image d’une association scientifique, alors il ne faut pas, dès le départ, rendre toute opposition impossible ; au contraire, il faut la saluer.

J’aurais certes bien compris qu’on ne veuille pas l’inviter [Isserlin], mais comme, suite à l’erreur d’un participant quelconque, il a été invité tout de même, mon sentiment est qu’on aurait dû le laisser venir ou tout au moins lui expliquer la chose aussi courtoisement que possible et s’excuser auprès de lui. Cela dit, je peux comprendre le point de vue adopté, même si ce n’est pas le mien. […]

Je tiens que les meilleures choses deviennent unilatérales s’il y manque l’opposition. Je ne puis donc participer sans me renier. J’en suis très désolé car c’est moi qui y suis perdant. Je ne puis croire en revanche que la cause y perde beaucoup. La vérité fait son chemin avec ou sans moi. » [Ce qu’on pourrait qualifier d’humilité présomptive]. (20 B, 13/10/1910, p. 93.) 

Freud répondra en contestant point par point la décision de Bleuler. Malheureusement, il ne peut s’empêcher d’évoquer, à l’occasion, que Bleuler puisse « sacrifier des intérêts objectifs à des motifs plus obscurs et vraisemblablement personnels ». On a vu qu’il a même invoqué son incapacité à analyser ses rêves à l’appui de ces motifs obscurs.

En fait, Bleuler est réfractaire au renfermement des disciples de Freud. Il dénonce la secte psychanalytique qui refuse toute critique extérieure au groupe des fidèles. Il dénonce surtout la foi des élèves qui les amènent à soutenir des propos sans aucun effort de vérification.

Il conteste notamment l’ultimatum adressé par Jung et Maeder au docteur Maier, son propre médecin-adjoint :

« À mon très grand regret, j’ai dû à nouveau démissionner de l’association psychanalytique [à laquelle donc il avait fini par adhérer]. On a prié poliment mais fermement mon médecin-adjoint, que j’avais invité autrefois aux séances scientifiques, de ne plus venir. Pour rendre la formule exacte : on lui a dit qu’il devait soit adhérer, soit renoncer à se montrer, après qu’il eut expliqué que, pour certaines raisons, il ne pouvait adhérer. Ce fut une exclusion formelle grossière…

[…] D’un point de vue intellectuel et affectif, je tiens pour incorrecte l’intolérance qui consiste à ressentir comme désagréable la présence d’un homme vertueux pour la simple raison qu’il pense autrement au sujet de quelques points annexes sans aucune pertinence pour la science. » (33 B, 27/11/1911, p. 124.) 

La réponse de Freud manque mais nous savons par Jung (qui pensait que Bleuler le haïssait, dixit Bleuler) que Freud était d’accord avec l’éviction de Maier.

De la longue réponse de Bleuler (34 B, 4/12/1911, p. 126), j’extrais ceci :

« Les préceptes “qui n’est pas avec nous est contre nous” et “Tout ou rien” sont, selon moi, nécessaires aux communautés religieuses et utiles aux partis politiques. Je peux donc comprendre le principe comme tel, mais je le trouve nuisible à la science. Il n’y a pas de vérité objective. […]

Ainsi la position de Maier ne me semble pas plus justifiée qu’injustifiée, pas plus que n’importe quelle autre position. Vous dites qu’il ne voulait avoir que des avantages, sans faire de sacrifices. Je ne vois pas quel sacrifice il devrait faire, pas même celui d’une partie de ses conceptions. Vous n’exigerez cela de personne. Chacun doit assumer ses conceptions pour autant que ce soient les siennes ; assumer davantage, c’est être malhonnête. Là-dessus au moins nous sommes d’accord. »

Bleuler n’avait pas hésité à critiquer la tendance de Freud à généraliser sans preuves l’incidence de l’homosexualité inconsciente dans le déterminisme de la paranoïa :

« Mais je ne connais pas encore assez les raisons qui vous poussent à certaines hypothèses et notamment à la généralisation. Je connais également des cas où la lutte entre homosexualité et hétérosexualité pouvait être observée, non au début de la maladie, mais au début de son déclenchement manifeste. Mais j’aurais besoin au moins de beaucoup d’expériences pour pouvoir tirer la conclusion que cette lutte serait la cause essentielle de l’accès aigu. Qu’elle soit la cause de la maladie, cela me semble extrêmement improbable, bien que chez Schreber, justement, on trouve maints éléments qui conduisent sur le terrain d’une genèse purement psychique. J’aimerais bien un jour pouvoir parler à fond de cette affaire avec vous ; elle est de la plus grande importance. » (32 B, 6/10/1911, p. 123.)

Là-dessus, il accepte de faire un compte-rendu sur le Schreber de Freud dans le Zentralblatt à condition qu’il puisse y exprimer ses réserves.

Quand Bleuler eut définitivement démissionné de l’API, Freud écrivit à Riklin (14/12/1911): 

« Je crois que nos relations resteront inchangées. Il continuera à me protéger et à me critiquer. En vérité, c’est bien l’homme qui devait donner son nom à l’ambivalence[7]. »

Leur dernier échange, très cordial, date de 1937[8].

Mais est-ce seulement l’ambivalence de Bleuler, sa pente obsessionnelle, qui est responsable du relatif échec de l’ambition de Freud sur la psychiatrie ?

La psychanalyse, dit Freud, aurait à « rendre possible une psychiatrie scientifique d’avenir ». Mais « scientifique » n’a pas le même sens pour Freud et pour Bleuler. L’un et l’autre n’assure pas leur certitude de la même manière. Freud, Lacan nous l’a montré, croit assurer sa certitude sur le doute du patient et le retour du refoulé, mais en fait « elle lui vient, dit Lacan, de ce qu’il reconnaît la loi de son désir à lui, Freud ». » Voilà une science bien peu objective mais « c’est aussi du désir comme objet qu’il s’agit [dans cette science] chez Freud ». Avoir pour désir de suivre le désir à la trace est la boussole de Freud.

Bleuler veut des preuves apportées par de nombreuses expériences, des observations objectives, et il est prêt à accueillir toute idée d’où qu’elle vienne, du moment qu’elle fasse ses preuves. Cela semble relever du bon sens. Mais, d’une part, la psychanalyse ne fait pas si grand cas du bon sens qu’elle reconnaît être un effet du refoulement et en tout cas strictement incapable de rendre compte des formations de l’inconscient. Et d’autre part la science elle-même n’a progressé qu’à vaincre ce bon sens. Aussi bien il y a une ambiguïté dans la position scientifique de Bleuler. Quand il dit que la position de Maier n’est pas plus justifiée qu’injustifiée, pas plus que n’importe quelle position, il semble verser dans un relativisme peu scientifique. Certes, chacun doit assumer ses propres conceptions, mais qui tranchera ? Est-ce un consensus obtenu par le vote de l’assemblée mondiale des psychiatres ?

L’échec de la conquête de la psychiatrie

Qu’est-ce qui fait qu’en dehors d’une longue période de la psychiatrie infantile, ou même de certains secteurs de la psychiatrie adulte, la psychanalyse n’a pas pu « rendre possible une psychiatrie scientifique d’avenir » ? Ou en tout cas que la « psychiatrie scientifique d’avenir » aie plutôt débauché la psychanalyse ? Pour le comprendre, le dialogue ici présenté n’est pas sans intérêt.

  • La première raison tient sans doute au malentendu sur ce que l’on entend par science. Et du coup être dupe de « faire science » n’est pas de même nature chez Freud et Bleuler. Car la psychiatrie n’est pas plus une science que la psychanalyse. Ce sont des métiers différents. Il s’agit dans les deux métiers de s’occuper des avatars du sujet forclos de la science. Mais quand ce sujet est en plus marqué de la forclusion du nom-du-père dans son monde symbolique, ça peut demander autre chose ou plus que la cure analytique. C’est d’ailleurs bien plus en raison de son intérêt pour comprendre les psychoses que pour sa foi dans ses vertus thérapeutiques que Freud souhaitait que la psychanalyse « conquière » la psychiatrie… Manifestement, une grande partie de la recherche psychiatrique actuelle met plus ses espoirs dans une science sans sujet que dans l’hypothèse d’un inconscient langagier. Elle en attend de plus sûres ouvertures thérapeutiques pour l’autisme et les psychoses. La psychiatrie officielle ne peut se détacher de la science sans frayeur mais cette rampe de la science qu’elle tient à la main n’est pas si scientifique qu’elle le croit. On ne peut dire que l’épistémologie la préoccupe excessivement. Elle ne met pas beaucoup en question : sa téléologie, son finalisme optimiste. Qu’un Canguilhem ait pu écrire Le normal et le pathologique ne lui fait ni chaud ni froid.

À cette différence de conception de la science répond une différence méthodologique : ce que la psychanalyse engrange comme savoir reste toujours partiellement singulier. Plus on généralise et plus on s’écarte autant de l’aventure psychanalytique que des exigences scientifiques. Cela, Bleuler ne peut l’accepter : il n’y a de science que du général et, pour lui, Freud généralise à partir d’un cas, ce qui est inadmissible. Il est pourtant clair qu’on apprend plus en psychanalyse d’un cas remarquablement déplié par Freud comme Le Président Schreber que d’une cohorte de schizophrènes étudiée par un examen nécessairement plus superficiel. Il n’empêche que la généralisation de Freud sur le rôle de l’homosexualité dans la paranoïa n’était qu’un pas vers une plus juste compréhension.

À cela se superpose l’extinction du débat psychogenèse-organogenèse qui a clivé le monde de la psychiatrie sans pour autant que l’aporie en ait été levée, les deux camps s’étant mis d’accord pour éliminer l’incidence du langage. En fait, il semble se réanimer aujourd’hui : un colloque de l’AFP se tiendra le 31 de ce mois : « Quelle causalité psychique en 2017 ? » qui « prend pour base le débat de 1946 [le colloque de Bonneval], célèbre et historique, qui a opposé, à son initiative, Henri Ey, Lucien Bonnafé, Sven Follin, Jacques Lacan et Julien Rouart »[9].

La psychanalyse a été comprise aussi bien par ses adeptes que par ses détracteurs comme une « psychogenèse » (le colloque aurait été rebaptisé « Le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses »). Beaucoup de psychiatres se sont révoltés contre cette prétention en faisant valoir les droits du corps[10].

Or, Lacan, dans Les Quatre concepts (22/01/1964), dément que pour Freud lui-même la psychanalyse ait été une psychogenèse :

« L’important n’est pas que l’inconscient détermine la névrose. Là-dessus Freud a très volontiers le geste pilatique de se laver les mains. Un jour ou l’autre on trouvera peut-être quelque chose, des déterminants humoraux, peu importe. Ça lui est égal. Mais l’inconscient justement nous désigne cet ordre de béance où j’essayais de vous rappeler la dimension essentielle de cette notion de cause. L’inconscient nous montre la béance par où, en somme, la névrose se raccorde à un réel qui peut bien , lui, ne pas être déterminé (par le langage).

Dans cette béance il apparaît, il se passe quelque chose. Cette béance une fois bouchée, la névrose est-elle guérie ? Après tout la question est toujours ouverte. Seulement la névrose devient autre, parfois simple infirmité, cicatrice, comme dit Freud, non pas cicatrice de la névrose, mais de l’inconscient.

[…] Voyez d’où Freud part, de l’étiologie des névroses, et qu’est-ce qu’il trouve dans le trou, dans la fente, dans la béance caractéristique de la cause ? Quelque chose de l’ordre du non réalisé.

[…] L’inconscient, d’abord, se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire, dirai-je du non-né. Que le refoulement y déverse quelque chose n’est pas étonnant. C’est le rapport aux limbes de la faiseuse d’anges. Cette dimension est assurément à évoquer dans un registre qui n’est rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-réalisé. Ce n’est jamais sans danger qu’on fait remuer quelque chose dans cette zone des larves… »

La deuxième raison du ratage de l’idylle, qui est peut-être la première en importance, est que psychanalyse et psychiatrie ne relèvent pas du même discours. Cela n’aurait pas dû rejeter la psychanalyse de la psychiatrie à condition d’en tenir compte et déjà d’en être conscient, ce qui a manifestement fait défaut à quelques psychiatres-psychanalystes en institution. Passer d’un discours à l’autre, ce n’est pas la même chose que de les confondre et c’est à la base même de la pratique analytique.

Une troisième raison est l’équivoque sur la notion de cause. Freud défend une cause, Bleuler défend le droit de la science à chercher des causes, d’où qu’elles viennent. Lacan donne la clé du malentendu :

« Paradoxalement, la différence [d’avec la science] qui assure la plus sûre subsistance du champ de Freud, c’est que le champ freudien est un champ qui, de sa nature, se perd. C’est ici que la présence du psychanalyste est irréductible comme témoin de cette perte[11]. »

C’est cette perte qui est à l’origine même de l’idée de cause. Elle fait de l’inconscient une cause à soutenir, mais à concevoir comme une cause perdue. Et, ajoute Lacan, « c’est la seule chance qu’on ait de la gagner »[12].

Lacan joue ici sur l’équivoque : soutenir la cause de l’inconscient, i.e. de la psychanalyse, ne peut être gagnant que si l’on a assumé que c’est bien une cause perdue. Mais c’est aussi la mise en cause du sujet et la fonction de l’objet a. La cause de l’inconscient est rationnelle, « elle est une fonction de l’impossible sur quoi se fonde une certitude »[13]. Il n’empêche qu’elle a à être soutenue car il existe une sorte d’oubli permanent de la détermination du sujet par le langage, trop souvent réduit à un moyen de communication. Tant qu’ils seront entendus, les noms de Freud et de Lacan pareront à cet oubli. En signalant comme des fanions le lieu de la perte.

Une difficulté à soutenir cette cause est qu’avec le temps la psychanalyse a perdu un peu de son pouvoir enthousiasmant, laissé à d’autres, moins difficiles quant au réel. C’est bien sûr que ses effets thérapeutiques n’ont pas toujours été à la hauteur des attentes. Mais surtout, elle a fait surgir du lieu de la perte des choses à la fois radicales– l’inconscient est un savoir qui me mène à mon insu dans ce qui est ma vie réelle de sujet – et dérisoires– cet inconscient forme des rejetons qui ne sont pas toujours insensés, quelque fois séduisants voire horriblement jouissifs, mais il ne détient en lui-même aucune vérité dernière sinon qu’il n’y en a pas et que j’ai à assumer les bévues que je commets.

Faut-il ici réaffirmer que, pas plus que les autres sciences sur lesquelles Lacan a appuyé sa démarche – linguistique, logique essentiellement –, la topologie ne fait pas preuve. Se servir d’une méthode « topologico-clinique » à l’instar de la méthode anatomo-clinique relèverait de la naïveté ou de la paranoïa. Cela n’empêche nullement que la topologie puisse avoir sur chacun d’heureux effets d’hygiène mentale, heuristiques, cliniques ou pratiques. Mais présenter le réel même du sujet, comme Lacan l’affirme : « ce n’est pas un modèle », ne garantit pas la justesse de la présentation. Je me demande parfois jusqu’où mes confrères croient dans les énoncés topologiques de Lacan voire dans les leurs.

Une chose me touche dans les critiques de Bleuler à l’égard des analystes : les analystes ne parlent qu’entre eux et sont prompts à l’excommunication. Ajoutons que, quand ils n’ont plus les mêmes repères théoriques, ils ne se parlent plus qu’entre sous-groupes lacaniens, freudiens, kleiniens, etc. L’absence d’expérience cruciale objective dans notre champ, en plus de l’absence de langue commune qui pourrait la construire, ne permet pas de trancher. Chacun reste sur son chemin. Mais nos dialectes de plus en plus ésotériques s’écartent au point que l’intercompréhension entre analystes est devenue très aléatoire. Cela dit, de nombreux analystes de l’IPA ont reconnu l’apport lacanien et semble en endosser une part, pas toujours de façon heureuse. Et nous-mêmes faisons parfois des efforts…

De la psychanalyse, entendue comme prise en charge, par un analyste, de la cause d’un sujet dans une cure, à la psychanalyse entendue légitimement comme cause freudienne à soutenir socialement par un analyste, il y a un engagement supplémentaire. Un analyste peut, après tout, estimer que son métier s’arrête à la cause des sujets qui la lui confient. Soutenir socialement la cause freudienne, si nécessaire que cela semble, surtout si ce soutien devient défense, risque d’enfermer les disciples dans un système quasi-religieux.

Freud n’a pu éviter ce danger qui lui a semblé préférable au service tiède de Bleuler. Lacan a vécu les effets de l’organisation voulue par Freud et a tenté de faire école différemment. L’explosion finale de l’EFP est attribuée largement au narcissisme. « Maintenant c’est mon tour ! » [d’occuper la place de cette conjonction de l’Idéal et de l’objet a, selon la formule de Melman, autrement dit de reprendre l’hypnose du transfert]. Peut-être faut-il aussi invoquer, pour rendre compte du désintérêt actuel pour l’analyse, une forme d’entropie usant le désir nécessaire pour travailler dans ce champ de la cause perdue. On nous a rappelé ce week-end qu’il y avait un narcissisme de la cause perdue mais ce n’est ni la même cause, ni la même perte.

Dans notre livre, j’ai écrit un chapitre d’ailleurs repris de l’un de nos séminaires : Le psychanalyste, lui, que croit-il ? Sur quoi se fonde sa certitude ?

Je ne vais pas maintenant en reprendre l’argumentation qui montre comment Lacan a appuyé longtemps sa certitude sur celle de Freud, mais reprendre la dernière phrase qui pourrait paraître précisément un peu détachée de toute cette argumentation :

« Pour l’analyste, c’est l’étonnement renouvelé devant les manifestations de l’inconscient chez lui comme chez ses analysants qui ne manque pas de réassurer sa certitude. » Il me semble que cette remarque pourrait être co-signée par tous les analystes encore vivants, qu’ils se reconnaissent de quelque école ou de quelque absence d’école. Ceci n’est pas une invitation au Burghölzli et à sa folie interprétative.

Discussion

Bernard Vandermersch – Ce que je dois dire, c’est que je me suis aperçu que c’était presque une formation de l’inconscient, destinée à boucher une question, qui était celle de la mort, notamment l’incidence de la mort dans notre pratique psychanalytique ou psychiatrique. Et la différence entre ce que j’ai dit tout à l’heure de la position en médecine, où la mort est toujours un échec, et en psychanalyse où ce n’est pas forcément toujours le cas. Donc il y a un petit peu beaucoup de savoir là-dedans. Vous avez peut-être des remarques ?

Roland Chemama – Oui !

Christiane Lacôte-Destribats – Il y a des choses à dire, oui, mais vas-y.

Roland Chemama – Donc je vais commencer par ce qui a amusé un peu plus tout le monde, cette ambiance à cette époque-là, où tout le monde analysait les rêves les uns des autres. Même le chef du service se prêtait au jeu ! Freud ne se prêtait pas au jeu ! Quand il est parti avec Jung et Ferenczi aux États-Unis, sur le bateau, lui, il ne voulait pas aller trop loin dans l’interprétation de ses propres rêves. Il ne voulait pas du tout. La question, c’est que c’est étonnant, parce que visiblement, à l’époque, ça entrait très bien dans la façon d’être des gens, de penser, de se représenter ce qui se passait dans la vie quotidienne, que de relever comme ça des tas de choses, des détails qu’on écrit un peu plus… Vous mesurez le point où on en est aujourd’hui par rapport à ça ! Et ce que ça peut produire… Par exemple, la pratique doit sans doute changer, selon que d’une certaine façon, les sujets ont plutôt comme préjugés qu’il y a des tas de choses qui se passent là, et des préjugés complètement opposés. Aujourd’hui, pour beaucoup de gens, il faut vraiment toute une préparation pour qu’ils prêtent un peu attention à des choses… Non, tu ne crois pas ?

Bernard Vandermersch – Il y a les deux. C’est-à-dire que, d’un côté, comme dit Gauchet, tout le monde reconnaît que les lapsus, ça existe et qu’ils révèlent l’inconscient et, en même temps, tout le monde s’en fout. Sauf que dans la cure, effectivement…

Roland Chemama – Voilà, est-ce que dans la cure… il y aurait quelque chose à écrire sur la cure dans les deux types de dispositif.

Bernard Vandermersch – Maintenant, je pense qu’il reste une trace de cette folie interprétative et que les gens qui viennent consulter un psychanalyste… ou même, quand on est en société : « Ah ! Vous êtes psychanalyste ! »

Roland Chemama – Ça, c’est le plus superficiel, ça ne va pas très loin.

IDS – Ce que tu dis, Bernard, du fait que, effectivement, les lapsus, tout le monde reconnaît que ça révèle quelque chose de l’inconscient, ça me fait penser à une remarque que je me suis faite récemment. J’ai le sentiment qu’un certain nombre de personnes viennent en analyse en sachant déjà énormément de choses et que le travail va consister à faire qu’ils puissent les subjectiver, ces choses qu’ils connaissaient, mais qui restaient quand même du savoir. Et ça, il me semble que c’est assez récent. Ces choses qui sont passées dans une sorte de connaissance un peu générale, eh bien, ça modifie aussi la manière d’envisager le travail, et c’est la multiplication de ces connaissances assez générales parfois… Ça m’a beaucoup frappée récemment.

Roland Chemama – Je vais continuer… Deux, trois remarques. Des conceptions de la science différentes. Chez Freud, ce qui est intéressant, c’est que c’est avant tout une position de départ. J’ai toujours été frappé de textes très simples où il dit : « on nous reproche de donner du sens au lapsus, à l’acte manqué, etc., en disant que c’est des petites choses sans importance », mais, dit-il, « si on commence à considérer que ça peut se négliger, on rompt avec les conceptions scientifiques de l’univers ». Si on a une conception scientifique, on est obligé de prêter attention à ça. Alors ça, je dois dire que, effectivement, l’objet de la science, et l’implication dans la volonté de science, est là très noué. Mais du coup, et c’est là que je voudrais qu’on en revienne à cette histoire de certitude, ça pose une question. Parce que qu’est-ce qui dit que, je ne sais pas, l’éclairage qui sera donné par l’analysant lui-même, ou par l’analyste, à telle formation de l’inconscient, on sait qu’il y a quelque chose là... Mais qu’est-ce qui fait que le fait d’orienter la lecture dans un sens ou dans un autre permet une certitude ? C’est ça, la question, sur quoi ce fonde une certitude ? Alors, c’est intéressant parce qu’à la fin tu reviens là-dessus. Mais je voudrais qu’on reprenne parce que tu as été vite, quand même. Tu disais que la certitude de Freud se fonde sur le doute, et… sur quoi ?

Bernard Vandermersch – Le retour du refoulé. C’est-à-dire, quand tu as plusieurs…

Roland Chemama – Voilà, la sur-détermination…

Bernard Vandermersch – La sur-détermination…

Roland Chemama – Ou encore l’étonnement. Par exemple, on est étonné de quoi ? Du fait qu’une ligne associative qu’on avait trouvée est redoublée par une autre. Là, effectivement, c’est un point où…., voilà. Mais Lacan, dis-tu ?

Bernard Vandermersch – Freud croit que c’est cela qui lui a donné sa certitude, mais Lacan, lui, dit que c’est parce qu’il y retrouve la loi de son désir…

Roland Chemama – Son désir à lui…

Bernard Vandermersch – À lui, Freud, et la question du père mort, etc. Pour dire que quelque chose dans l’analyse n’a pas été analysé, c’est le désir de Freud lui-même.

Roland Chemama – Est-ce que tu penses que c’est cela qui nous donne la… puisque tu avais posé cette question ?

Bernard Vandermersch – Ce que je veux dire…

Roland Chemama – Est-ce que c’est la référence, un désir…

Bernard Vandermersch – C’est que la vérité recherchée par Freud, elle n’est pas dans les énoncés. C’est-à-dire qu’une interprétation n’est ni juste ni fausse, elle fait bouger quelque chose qui permet d’entrevoir ce qui est pour le sujet quelque chose d’irréfutable, mais qui n’est pas de l’ordre du discours, qui ne peut pas être mis en mots. C’est la question de l’objet petit a, et de l’angoisse qui surgit, une sorte de quantum de jouissance qui se libère à ce moment-là. C’est-à-dire que la question de savoir si l’interprétation est juste ou fausse n’est pas pertinente, puisque d’ailleurs on s’aperçoit que Freud a fait des tas d’interprétations fausses qui avaient des effets heureux, en mobilisant tel signifiant, etc. La cause, c’est pour ça que j’ai parlé de la béance par où la névrose se raccorde à un réel, c’est que pour Freud, sans qu’il le sache vraiment, même s’il a parlé d’Urverdrängung, de…, il reste qu’il veut un énoncé vrai. Il somme l’homme aux loups de lui donner un énoncé. Et ce que Lacan montre, c'est que la cause freudienne n’est pas de défendre des énoncés, c’est de maintenir qu’il y a quelque chose dans le langage qui nous détermine, qu’il n’y a pas de vrai sur le vrai, que nous avons été obligés de compenser cela, par une injection, en tout cas de lâcher quelque chose de la jouissance, qui est à l’origine de notre fantasme, qui nous donne une réalité. Il n’y a pas d’autre vérité du sujet qu’un Ersatz de vérité. Et ça, c'est la cause à soutenir. C'est-à-dire qu’on passe à autre chose. Le chercheur, en science fondamentale, ne découvrira jamais l’objet a qui est cause de son désir.

Roland Chemama – Ceci dit, puisque tu dis, la cause à soutenir…

Bernard Vandermersch – J’ai dit deux choses. La cause qu’un sujet vient déposer chez un analyste, sa cause de sujet vivant et, d’autre part, le pas de plus, qui est : est-ce que j’ai aussi, en dehors de mon cabinet, à soutenir la cause analytique dans le monde… Voilà.

Roland Chemama – À un moment, dans ton intervention, tu parlais de la cause à soutenir dans d’autres termes, tu le reliais à cet énoncé : « J’ai à assumer les bévues que je commets ». Pourquoi est-ce que je prends ça ? Parce que j’essaye de trouver dans ce que tu dis toi-même quelque chose qui serait une autre approche de cette question de la mort, dont tu dis à la fin que sans doute c’était à partir de ce trou que tu as fait ton exposé. La question de la mort est aussi… parce que, tu n’as pas parlé de la mort, si, tu as parlé de la mort, mais tu as parlé du suicide, et je dois dire que tu as été un peu vite, là aussi. C’est-à-dire que moi je veux bien qu’on essaye de dire que la position de l’analyste par rapport à la question du suicide est différente de celle du médecin…

Bernard Vandermersch – Pas complètement différente. Mais il y a quand même une autre différence, c’est-à-dire qu’elle est envisagée d’un point de vue éthique…

Roland Chemama – Voilà. L’éthique, c’est celle-là.

Bernard Vandermersch – L’éthique n’est pas la même que celle du médecin.

Roland Chemama – C’est à dire que l’éthique, à partir du moment où la personne est là, c’est : « vous avez à assumer les bévues que vous commettez ». C’est-à-dire –‑un suicide fait hors analyse, on n'en sait rien – qu’à partir du moment où le sujet est là, la question n’est pas effectivement que ça serait un échec ce qui pourrait se passer, mais que, éthiquement, quelque chose est en jeu du fait que, à partir du moment où on entre dans ce discours, on assume ce discours. C’est-à-dire y compris la façon dont il se construit, y compris par rapport à ce réel dont tu parlais, cette béance. Bien sûr, tous les trajets à l’intérieur de ces associations, à partir de bévues, etc., ne dispensent pas du fait qu’on rencontre cette béance. Mais ce que l’analyste, me semble-t-il, dans son éthique, privilégie, c’est le travail lui-même. Et si on prend les choses à partir de là, on a une façon analytique de penser la question du suicide, qui n’est pas simplement en fonction de la vie qui serait je ne sais pas quoi, quelque chose… C’est à partir du discours lui-même. Tu vois ?

Bernard Vandermersch – Je vois ou je ne vois pas…

Roland Chemama – Si tu ne vois pas, c’est que je m’exprime mal. Mais ce n’est pas une question facile et j’aimerais qu’on y revienne.

Bernard Vandermersch – C’est parce que j’ai pris le parti aussi de dire qu’il n’y a pas simplement le sujet forclos de la science qu’on prend en charge, et qu’on peut aussi prendre en charge des sujets qui sont forclos de l’ordre symbolique, c’est-à-dire pour lesquels le suicide n’a pas de signification éthique, et pour lesquels il s’agit de savoir si tu dois, en tant que berger de la vie, sauver le patient coûte que coûte…

Roland Chemama – Oui, mais à ce moment-là, heureusement, ils sont chez un médecin en même temps…

Bernard Vandermersch – C’est ça, chez un psychiatre !

Roland Chemama – Et qui s’occupe encore quand même de cet aspect-là. Sinon, on les enverra…

Bernard Vandermersch – C’est ça que je voulais dire ; c’est qu’il n’y a pas que la dimension éthique du suicide, il y a aussi, pour le médecin, une dimension qui est autre, qui est au service des biens, la vie étant considérée comme un bien, et pour lequel tu es comptable en tant que…

Roland Chemama – Oui, oui, d’accord.

Bernard Vandermersch – Pour tout le monde, je ne dis pas que c’est réservé aux médecins, il y a quand même cette dimension plus précise puisque le médecin, lui, n’est pas supposé s’occuper de la valeur de la vie pour un sujet.

Christiane Lacôte-Destribats – Je voulais dire quelque chose qui m’a beaucoup intéressée à propos de tout ce que tu dis sur la cause et l’accent que tu mets avec Lacan sur la béance de la cause. Et je raccorde ça, bon évidemment ce sont des choses aussi qui m’intéressent, à Freud qui suit le désir à la trace. C’est-à-dire que je reprends mes histoires de traces et d’inscription. Ce qui compte, c’est l’inscription, mais j’allais dire au-dessus de la béance. C’est-à-dire que l’histoire de la trace, c’est toujours corrélatif de la béance. C’est ça qui est intéressant. La recherche de l’enchaînement des causes, c’est la trace au-dessus de la béance de la cause. Ça, c’est très, très, nouveau. Très nouveau. C’est tout ce que j’ai à dire. C’est-à-dire que cette béance de la cause, on oublie toujours que c’est une béance. D’ailleurs, Freud, quand il essayait de trouver la cause des névroses par le traumatisme au départ, était aussi dupe de l’enchaînement d’une cause. Et ce n’est qu’ensuite…

Bernard Vandermersch – Oui, quand Lacan dit qu’il n’y a de cause que de ce qui cloche, c’est-à-dire quand un maillon manque dans la chaîne des événements, à partir du moment où la chaîne est sans faille dans une suite d’évènements physiques, il n’y a plus de cause. C’est très éclairant. Moi aussi, ce que j’ai trouvé très important, c’est que le réel pour un sujet n’est pas forcément déterminé par le langage. C’est-à-dire qu’il peut survenir dans la vie de quelqu’un, un accident, une maladie, quelque chose pour lequel le déterminisme n’est absolument pas d’ordre langagier, que néanmoins le sujet va tisser à son insu ; il va se tisser quelque chose pour combler cette béance, ce rapport à ce réel. Ça peut être la névrose, ça peut être autre chose. Lacan dit la névrose, mais on voit ce qui se passe très souvent dans un trauma, il y a une réaction de type moïque, paranoïaque, ou en tout cas revendicatrice, aujourd’hui victimaire, bref, il y a des choses de ce genre, qui ne sont pas à proprement parler névrotiques, c’est-à-dire au sens où le sujet lui, ne se sent pas responsable, n’est pas divisé par l’affaire. Et d’ailleurs, on a souvent toutes les peines du monde à réintroduire une certaine division subjective par rapport au trauma.

Christiane Lacôte-Destribats – Des questions ?

IDS – Simplement, par rapport au discours…  Freud, ce qu’il me semblait, c’est qu’il tenait plutôt un discours universitaire, il voulait que tout le savoir puisse apparaître. Parce que là tu parlais du discours, mais [?] dans la théorie de Lacan, le discours sans paroles…

Bernard Vandermersch – Non, ce n’est pas ça.

IDS – Et on voit bien que ce qui compte pour le discours psychanalytique, cet objet c’est cette béance qui va causer souvent le désir, et que le savoir vienne en place de vérité. Ce n’est pas du tout le même discours. Dans le discours universitaire, même s’il a fait science en créant l’ambivalence, c’est dans la recherche aussi. Mais on est dans des discours différents, entre Bleuler et Freud.

Bernard Vandermersch – Oui, tout à fait. Bleuler a une conception assez classique de la science. Il va parler dans les congrès, il rencontre Kraepelin, il en rencontre d’autres, qui sont fermement opposés aux thèses freudiennes. Ce n’est pas la même chose que d’être dans son petit local de l’Association lacanienne et de raconter tout ce qu’on veut sur le déplacement du rond du réel, en évitant qu’il y ait un individu étranger qui rentre là-dedans. Un étranger qui pourrait s’inquiéter quand même… qu’est-ce qu’ils font ? Ah ! Ils déplacent le réel comme ça ! Ou alors ils se prennent les nœuds ! Il faut un certain courage pour défendre quelque chose quand tout le monde n’est pas complice du même savoir. Déjà, quand on va dans une autre association…. on s’aperçoit qu’en général les gens sont courtois avec les étrangers.

Christiane Lacôte-Destribats – Sauf nous.

Bernard Vandermersch – Alors nous, pas nous, mais quelques-uns d’entre nous. (Rires)

IDS – Tu disais, le réel, pour certains sujets, n’est pas forcément déterminé par le langage. Et tu as mis sur le même plan les accidents et les maladies.

Bernard Vandermersch – Oui, certaines maladies peuvent être plus ou moins déterminées par l’ordre symbolique. Il y a des maladies qu’on suppose être psychosomatiques. J’en ai parlé dans quelques ouvrages célèbres ! Mais encore une fois, c’est un domaine où l’hypothèse doit rester présente. Parce que c’est vraiment le champ du miracle, la psychosomatique. Il se passe des phénomènes extraordinaires. C’est assez étrange.

Ce qui fait que dans mon titre, « Le rendez-vous manqué », le rendez-vous n’est pas si manqué que ça, en fin de compte. Il n’est pas si manqué que ça, parce que, qu’est-ce que peut faire un psychiatre ? Il peut avoir fait une analyse et être sensible à l’inconscient. Entendre les malades autrement et continuer à faire de la médecine psychiatrique. Il y en a. Il peut devenir psychanalyste. Alors là, le danger, c’est ne pas trop se mélanger les pinceaux. Bon, on est divisés. Il peut avoir fait une analyse et en avoir compris que ce n’était que des conneries et devenir un farouche anti-psychanalyste, devenir un organiciste à tout crin, c’est assez répandu aussi, cela.

Je pense que c’était un rêve de Freud de conquérir la psychiatrie. Cette histoire de psychiatrie scientifique d’avenir, c’est une illusion, à mon avis. On n’est pas dans le même champ, ce n’est pas le même champ. La psychiatrie fait des progrès, contrairement à ce qu’on croit, elle n’en fait pas très vite, mais elle en fait quelques-uns, des régressions aussi. Voilà. Il s’agirait de s’apercevoir que ce n’est pas le même discours et que les choses sont plus saines peut-être maintenant qu’elles ne l’étaient.

Christiane Lacôte-Destribats – Je n’ai pas encore relu cette correspondance. Quelle était l’attitude finalement de Freud par rapport à Bleuler ? Parce que, dans les autres correspondances, Freud interprète les rêves de tel ou tel…

Roland Chemama – Tu as entendu, il y a une chose importante, c'est le fait de dénoncer l’idée de l’autre comme résistance. Ça, c’était une pratique très courante dans toute l’histoire de la psychanalyse. Dès que quelqu’un dit autre chose, c’est une résistance…

Bernard Vandermersch – Non, c’est la seule chose que… Il n’a jamais interprété quoi que ce soit chez Bleuler, sauf cette petite saloperie que j’ai relevée : « Votre position est liée à des résistances, d’ailleurs vous n’arrivez pas à interpréter vos rêves. » Si Bleuler ne le lui avait pas dit, il ne l’aurait pas su. Qu’est-ce que ça veut dire, cette façon de se servir de… ? Bleuler, de toute façon, est médecin. Ça l’intéressait beaucoup, la découverte freudienne, et jusqu’à la fin de sa vie, il la défendra, et, en même temps, tous les concepts, les uns après les autres, lui semblent flottants, pas assurés… et à juste titre ! Lacan a repris tous les concepts freudiens et les a bousculés. Sauf que Bleuler a douté de tous les concepts freudiens au regard d’une science qui serait objective. Ce que n’a pas fait Lacan qui a dit « je les bouge parce que moi je suis dupe de Freud » : si Freud dit ça, ce n’est pas par hasard, mais il faut le reprendre. Et puis ne pas oublier que le désir de Lacan, ce n’est pas celui de Freud, et ça bouge les choses.

Christiane Lacôte-Destribats-Destribats – C’est très clair ce que tu dis là. Tout à fait, oui.

Bernard Vandermersch – Que le désir de l’analyste bouge la théorie ? Et ça, on n’y peut rien. C’est ça qui est… Ça ne sera jamais objectif. Il y a des gens qui pensent maintenant… on dit que la psychanalyse vérifie les sciences…

Roland Chemama – Ah oui ! Encore une chose. Expérience, comment tu disais ça ? Cruciale. Parce qu’il faudrait trouver l’expérience cruciale qui prouverait que… Alors, il y a eu cette idée à un moment donné… parce que, évidemment, un lapsus, c’est du langage, équivoque, etc., mais il y a eu un point où on a pensé qu’on pourrait faire des expériences cruciales, c’est la question des nombres choisis au hasard. Alors je me demande, ça n’apparaît pas, dans la correspondance ?

Bernard Vandermersch – Non, je ne crois pas.

Roland Chemama – Je ne sais plus lequel des disciples immédiats de Freud…

Christiane Lacôte-Destribats – C’est Jung. Enfin il y a des choses dans la correspondance de Freud avec Jung, sur les nombres. Ils ne sont jamais choisis au hasard, etc. Alors, avec Jung, ça part du côté des esprits frappeurs, et du côté de Freud…

Roland Chemama – C’est-à-dire que même là, on n’a pas…

Bernard Vandermersch – Voilà, Freud, lui, dit que les nombres ne sont jamais indifférents, qu’on peut toujours les raccrocher à un événement biographique ou autre. Mais ce qu’on a montré, c’est qu’effectivement chacun d’entre vous, dans une liste de nombres qu’il va fournir, soit-disant au hasard, va donner sa propre signature. Mais cette signature ne veut pas dire qu’elle répond à quelque signification que ce soit. Ça, c’est démontré.

Christiane Lacôte-Destribats – Ça, c’est le pas de Lacan.

Bernard Vandermersch – Ce n’est pas le pas de Lacan. C’est un pas qui est aujourd’hui un pas de scientifique. C’est-à-dire que c’est bien pourquoi on ne peut pas faire une liste de nombres au hasard en demandant à quelqu’un de donner des nombres au hasard. C’est très compliqué de donner une liste de nombres au hasard.

Christiane Lacôte-Destribats – On prend des machines.

Bernard Vandermersch – On prend des machines, on prend les réels, les réels qui, eux, donnent une série de décimales infinies, qui est toujours imprévisible. Sauf que, justement, c’est un des nombres réels. Et pas un autre.

Bon. Mais voilà, la question de la cause. Soutenir une cause en sachant que c’est un élément qui manque dans tout discours. Et non pas un fanion à brandir, « Je suis lacanien, tu es… »… Vous voyez ce que je veux dire ? C’est ça le problème. C’est que, quand on dit l’École de la cause ou la Cause freudienne, il y a déjà une ambiguïté.

 

[1] S. Freud-E. Bleuler, Lettres. 1904-1937, Paris, Gallimard, 2016, p. 18.

[2] Ibid., p.19-20.

[3] Ibid., p. 21.

[4] Ibid., p. 22-23.

[5] S. Freud, Introduction à la psychanalyse [1916-1917], Payot, 1961, 16ème conférence, p. 236.

[6] S. Freud, Court abrégé de psychanalyse, in O.C., Tome XVI, p. 348-349.

[7] D’après Michael Schöter, in S. Freud-E. Bleuler, Lettres, op. cit., p. 251.

[8] Bleuler : « Avec mes cordiales et respectueuses salutation » ; Freud : « Avec toute ma vieille affection ».

[9] On a respecté l’ordre alphabétique plutôt que l’ordre d’importance des communications !

[10] Cf. l’organo-dynamisme d’Henri Ey ou le monisme du DSM-IV.

[11] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 116.

[12] Ibid., p. 117.

[13] Ibid., p. 117.

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