Quel chef veut le peuple ?

Conférence du Cartel Franco Brésilien de Psychanalyse
MELMAN Charles
Date publication : 29/11/2017

 

Nous vous donnons lecture du texte de la conférence de Charles Melman « Quel chef veut le peuple ? » qui a ouvert le cycle 2017-2018, organisé par le Cartel Franco-Brésilien de psychanalyse à la Maison de l’Amérique latine sur le thème « Foules avec meneur, foule sans meneur : approche de la subjectivité contemporaine. Regards croisés France/Brésil.
Ce texte fait un diagnostic précis sur le type de pouvoir et de rhétorique à l’œuvre de nos jours et pose la question de savoir comment penser à nouveaux frais ce qui serait la meilleure forme de gouvernement alors même que la référence à une instance tierce semble abolie voire forclose.


Nous pourrons poursuivre ce questionnement lors de la prochaine conférence du cycle, le 6 décembre, où Hélène L’Heuillet reprendra le thème de la radicalisation et du populisme autour de la question de « La jeunesse et la haine ».

 

 

 


Puisque nous ne sommes pas très nombreux, nous allons en profiter, si vous le voulez, pour discuter ensemble. C’est à vous que je pose la question, quel chef veut le peuple ? Après tout, nous tous, socialement engagés, concernés, nous sommes supposés réfléchir, voire amener une action. Alors est-ce que vous avez une idée de ce que veut le peuple ? Et sinon, vous allez voir que la proposition que je vous ferai dans un instant n’est pas sans conséquences, si tant est que vous l’admettiez.

Parce que nous sommes sûrement très savants, nous éprouvons ce que c’est, ce qu’on appelle le progrès, mais cette question du malaise social – quand ce n’est pas le malheur social, la catastrophe sociale –, nous ne l’avons toujours pas résolue. C’est étrange ! Donc, c’est vous dire l’intérêt de ce que j’essaie ce soir d’aborder avec vous.

La question de la meilleure forme possible de gouvernement est une question posée « depuis toujours », c’est-à-dire depuis l’Antiquité, question débattue avec beaucoup de vigueur, entre le pouvoir d’un seul – la tyrannie –, le pouvoir de quelques-uns – l’aristocratie –, le pouvoir de tous – la démocratie. Aussi est-il assez formidable que la question soit toujours là. Cette question, discutée d’abord par les philosophes, a été évidemment entièrement remaniée par l’intrusion de la religion, ça c’est clair, avec un progrès absolument décisif, essentiel. Puisque dès lors, quelle révolution ! le pouvoir politique n’était plus reconnu qu’à la condition de s’autoriser d’une autorité, Dieu, supposé vouloir le bien de tous également. Je passe sur les détails historiques, l’empereur Constantin, tout ça, je vais à ce qui paraît l’essentiel pour ma démonstration. Le fait majeur, c’est que pour être reconnu comme un souverain légitime, il fallait être, dans l’exercice du pouvoir, le représentant de cette autorité supérieure, de cette autorité divine, avec la recommandation, donc, au roi d’avoir pour programme le bien de tous ses sujets, de toutes les créatures de Dieu (il est bien évident que ce programme ne s’est pas forcément accompli).

Mais lorsque vous lisez ce que Saint Thomas a écrit sur la question du pouvoir dans le de Regno, quelles sont ses références ? Premièrement, le Pentateuque ; deuxièmement, Aristote ; troisièmement, à l’occasion, Saint Augustin. La question du pouvoir, du règne, du roi, ne peut pas être pensée en dehors de ce qui était déjà écrit dans le livre sacré, rendu logique par Aristote, commenté par Saint Augustin, etc.

Le fait nouveau, le prix à payer pour cette référence souveraine, c’est bien sûr la nature du sacrifice nouveau auquel il fallait consentir, puisqu’on n’obtient jamais rien sans avoir à le payer. D’ailleurs, les philosophes antiques passaient leur temps à discuter, à disputer quel était le type de sacrifice qu’il fallait consentir pour être véritablement un homme, le sacrifice spécifique à la condition humaine. Alors, qu’est-ce qu’il fallait sacrifier si on voulait être reconnu par Dieu ?

Ce qui est extrêmement étrange, c’est que ce sacrifice avait été, pour la majorité des écoles, un sacrifice de jouissance. Ça a pu me surprendre lorsque je m’y suis intéressé. Socrate est célébré pour son ascèse. C’est un modèle parce qu’il ne boit pas, il ne baise pas et, à la guerre, il est courageux, autrement dit, il n’a pas peur de la mort. Et on comprend que Madame Socrate, c’est-à-dire Xanthippe, apparaisse à l’occasion pour dire que ça ne lui convient pas tout à fait… Et quant aux stoïciens, ce à quoi ils renoncent, ce n’est pas rien, c’est tout simplement le corps ! Il s’agit de se comporter dans l’existence en retranchant de soi la sensibilité, l’esthésie corporelle. C’est quand même dur ! Et néanmoins, ça a été comme nous le savons une grande école. On n’est même pas surpris d’apprendre que lorsque Néron demande à Sénèque de s’exécuter, celui-ci, ce n’est pas un problème, il s’ouvre froidement les veines, froidement, et puis il regarde le sang couler tant qu’il est en l’état de le voir couler. Ça ne fait pas question !

Donc, avec l’introduction du salut à la fois moral et politique que représente la référence à la religion, quel est là le sacrifice qu’il va falloir consentir ? Quel est le prix à payer pour nous, partisans fidèles de la religion monothéiste ?

N. Majster — Le sexe ?

Ch. M. — Merci Nathanaël, je vois que vous m’avez déjà entendu sur la question, mais c’est très bien quand même ! Eh oui, notre religion implique le sacrifice de la sexualité, la preuve, c’est que nos propos en sont expurgés. On la donne à entendre, ce qui est évidemment source de nos jeux de langage, source de la poésie éventuellement. Mais en tout cas, ce n’est pas du tout comme à l’époque du Banquet, à l’époque de Platon, où les vieux noceurs, qui se retrouvaient pour discuter entre eux, s’interpellaient à l’arrivée « — Ah, dis donc ! on t’a vu hier soir là avec le petit Machin. Dis, tu avais l’air d’y aller fort, hein ! ». On imagine mal nos doctes professeurs se rencontrer aujourd’hui avec ce genre d’interpellations publiques sur leurs exploits nocturnes… Évidemment, cette recherche à laquelle ils se livraient, la tempérance prônée était un idéal, mais cela n’impliquait aucunement la pudeur. Et je dirais même qu’ils célébraient – voyez Alcibiade – toutes les transgressions, les pires, les plus extrêmes, les plus extraordinaires, toutes les traîtrises : cocufier un roi, faire un enfant à la reine qui est l’hôtesse… bref ! tout ce qu’on voudra.

Donc, ce que l’on perçoit peut-être moins, parce que c’est ce que nous vivons, plutôt que le refoulement, c’est la forclusion du sexe – ce qui fait que, bien entendu, il reparaît dans le réel où il va être célébré comme tel.

Voilà donc, grâce à la religion, l’imposition d’une tempérance, l’imposition d’avoir renoncé à une part de jouissance, pas tout à fait quelconque puisque c’est une part de jouissance sexuelle. Désormais les partenaires voient leur activité sexuelle mise au service du dieu dont ils ont à assurer la jouissance, sans égard pour la leur propre. Ils y trouvent un bénéfice, un profit ? Tant mieux ! et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas l’essentiel, qu’ils s’en débrouillent. Et quant à ce qu’il en est de leurs fantasmes, ça ne regarde évidemment qu’eux-mêmes et ça n’a aucun intérêt ni spéculatif, ni culturel, ni collectif, etc.

Si vous avez encore le moindre doute sur ce que je raconte (je ne peux pas le croire !), vous remarquerez qu’il y a encore chez nous, malgré la forte sécularisation dont nous sommes les tenants, une sacralisation de l’acte sexuel. Elle n’est pas obligée, elle n’est pas régulière, mais enfin, ce n’est quand même pas encore assimilé à n’importe quelle jouissance. Elle semble encore marquer, entre partenaires, un type de lien qui semble les attacher par une dette, même si cette dette ils ne la payent pas.

Où en sommes-nous dans le traitement de la question posée ce soir, c’est-à-dire de ce que veut le peuple, qui débouche directement sur la question de ce que serait la meilleure forme de gouvernement, si tant est que cette question puisse se poser en ces termes.

Nous sommes à un moment qu’il m’est déjà arrivé d’évoquer et où je me sentais bien seul, avant de vérifier que d’autres l’avaient très bien – ce moment – traité avant moi… Je croyais être un découvreur, un innovateur… mais on est quand même soulagé de constater qu’on n’est pas seul, que quelqu’un avant avait très bien vu la chose.

Il s’est produit, il se produit cet évènement concernant nos moyens de communication, et qui font que l’adresse à autrui aujourd’hui n’est plus organisée, dans de nombreux cas, par un discours.

Un discours, c’est un lien avec autrui qui implique la référence réciproque, le rapport avec cette instance tierce – qu’on soit athée ou religieux, ça revient au même – qui régule la possibilité de ce qui est dicible et de ce qui ne l’est pas, qui régule en quelque sorte les bonnes mœurs. Cette ternarité fondatrice, fondamentale, fait que dans le discours chacun reçoit son propre message depuis ce tiers. Pas besoin de le nommer et de dire salut à ce dieu, il est là dans l’adresse à autrui par le fait que je partage avec cet autrui la même césure, la même coupure, le même retranchement, le même sacrifice. Comme on sacrifie de la même façon, ensemble on peut s’entendre, et on s’entend dans cette réserve, dans cette pudeur, dans cette discrétion, dans cette façon de chercher à donner à entendre ce qui justement ne serait pas dicible, etc.

Eh bien le fait nouveau, c’est que le système de communication moderne, puissant, permet désormais une interpellation duelle qui se dispense radicalement de toute cette référence tierce inhibitrice, et permet donc désormais d’organiser avec quiconque des échanges fondés non plus sur le rapport à une loi mais organisés par un contrat. Un contrat duel, celui qui se met en place avec l’interlocuteur et qui peut aller aussi loin que celui qu’il voudra bien assumer avec moi. C’est-à-dire on va l’inventer ensemble, tout ce que nous allons pouvoir échanger l’un et l’autre, et nous dénuder mentalement au moins, ensemble, et cela évidemment dans la perspective d’une jouissance partagée qui, elle, serait enfin dispensée du sacrifice.

Ce que je raconte là sous cette forme tellement ramassée, c’est en réalité ce que vous pouvez aisément vérifier chez les jeunes, évidemment. Leur addiction de l’écran, vous pouvez penser qu’il s’agit justement de cette recherche réciproque et qui trouve toujours des volontaires pour aller dans l’échange duel aussi loin que soi-même et l’autre le permettront.

Évidemment, depuis toujours la science bouleverse les mœurs en rendant possible ce qui jusque-là était interdit. Et ce qui est étrange, intéressant, c’est que dès lors qu’elle le rend possible, c’est comme si elle le rendait nécessaire et obligatoire. Je veux dire qu’il n’y a plus besoin de révélation pour autoriser ce qui, jusqu’il y a peu, était une transgression. Simplement le fait qu’elle le rende possible, du même coup l’autorise, lève l’interdit. Et nous sommes donc – ce n’est pas la peine que je m’étende là-dessus parce que c’est tellement plat, tellement banal – nous connaissons évidement cette très rapide évolution des mœurs et qui ne fait que commencer.

Dans ce nouveau dispositif, que devient le représentant de l’autorité ? Eh bien d’abord, d’autorité il n’y en a plus ! Il n’y a plus ce tiers régulateur et dont le pouvoir s’autorisait, dont le pouvoir était légitimé. Il n’y en a plus. Ce qui subsiste, c’est l’exercice d’un pouvoir partagé – entre partenaires, entre locuteurs – afin d’aboutir à quoi ?

Nous sommes tous, je pense, interrogés par les représentations nouvelles de rhétoriques qui surgissent pour se faire valoir auprès des électeurs, pour assurer les fonctions du pouvoir. On continue d’ailleurs de s’ébaubir sur le président américain en attribuant son style à un fichu caractère, alors que je peux pour ma part assurer qu’il remplit le programme rédigé pour lui par un think tank qui lui garantit non seulement d’avoir gagné les élections, mais une popularité inchangée depuis qu’il est venu à la Maison Blanche et quel que soit ce qui ailleurs semble incartades, accidents, menaces, n’importe quoi, contradictions, défis à la vérité, insultes, mépris, etc.

De quoi Trump est-il le nom ? Il est le nom d’une nouvelle rhétorique. Et c’est celle-là qui, bien entendu, légitime que nous nous interrogions – parce qu’elle ne nous vise pas moins que les camarades nord-américains.

De quoi s’agit-il dans cette rhétorique ? Eh bien il s’agit de prendre le sujet, celui dont je viens de parler à l’instant à propos de ces nouveaux moyens de communication, ce sujet nouveau, ce locuteur nouveau créé par internet. Comme nous le savons, c’est un locuteur binaire. C’est j’aime ou j’aime pas, le monde se divisant comme ça, il y a ceux qui aiment et il y a ceux qui n’aiment pas. Et si dans mon propre propos je m’arrange pour avancer des thèses qui sont en faveur du « oui », et puis à côté en même temps, des thèses qui sont en faveur du « non » (contradictoires d’après notre vieille logique dite aristotélicienne, mais qu’en tout cas notre religion est solidement venue relayer, autrement dit la séparation radicale du bien et du mal, du oui et du non), eh bien si je considère le citoyen qui se dégage de ce dispositif, entendant des propos qui associent l’un et l’autre, contrairement à ce qui était la stupidité des partis traditionnels qui se mettaient d’un côté ou de l’autre, eh bien en assumant tranquillement les contradictions de mon nouveau discours… je parle au nom de tout le monde !

Et pas d’une manière quelconque, puisque j’en parle d’une façon qui abolit tout sacrifice exigible et donne forcément comme programme implicite celui d’une jouissance enfin récupérée, enfin accomplie. Ça suppose néanmoins un fédérateur, une référence fédératrice qui, si elle n’est plus Dieu, sera bien sûr l’appartenance nationale ; avec donc la distinction de ce qui relève du « j’aime pas », distinction entre ceux qui relèvent de mon camp, serait-ce sous la forme de leur négation, mais qui sont aussi bien avec moi. Ils me contredisent, mais ils sont avec moi. Et puis d’autres, qui cette fois ne sont pas de mon camp parce qu’ils n’en partagent pas l’appartenance tribale et qui dès lors sont exclus du champ de l’humanité. Ils ne m’intéressent pas, ça les regarde, je n’en ai pas le souci, etc.

Je passe évidemment sur les collatéraux, c’est-à-dire l’exclusion, dans ce système, des références à ceux que le président dénonce comme étant les élites – les emmerdeurs quoi ! Ceux qui chipotent, ceux qui mettent toujours des freins, des barrières, des raisonnements… Qu’est-ce qu’on en a à faire ?

Et puis les médias qui constituent évidemment le tiers ordinaire entre l’évènement et le public, les médias dans leur ternarité, dans la réflexion et l’analyse qu’ils proposent. Mais ce qui est quand même admirable, c’est que son adresse est populaire par ces moyens d’émission mêmes, puisqu’elle se fait sur Twitter. Il communique sans cesse, aussi bien, on le sait d’ailleurs, la nuit, il communique sans cesse avec ses followers, communication directe, donc, à partir d’une autorité qui n’occupe plus un espace retranché, une cité interdite, mais qui est de plain-pied avec ses concitoyens. Qu’y a-t-il de plus démocratique ?

Si nous accordons un instant d’attention très rapide – parce que ce n’est vraiment pas mon sujet –, je ferai quand même remarquer que, de ce côté-ci de l’Atlantique, nous avons assisté à une opération qui, c’est quand même curieux, elle aussi a pris le parti d’associer ceux qui étaient du côté d’un « oui » et ceux qui étaient du côté d’un « non », les tenants et les opposants, d’estimer que rien de fondamental ne les séparait dans ce qui est la recherche d’un bien collectif à partager.

Je ne suis pas sûr que vous ayez prêté une grande attention à l’écriture des discours électoraux de notre brillant président, mais ils mériteraient que vous les repreniez pour en faire une étude sémantique attentive, soigneuse. Vous verrez combien ce sont des propos tout à fait nouveaux. Ça n’a rien à voir avec les propos traditionnels des partis, ne serait-ce que déjà avec ceci, c’est qu’il n’y a pratiquement jamais de référence à un ennemi. Vous savez que le président américain est capable de s’appuyer aussi bien, pour tel vote, en faisant appel aux démocrates dont il faisait autrefois partie que des républicains, ce n’est pas un problème ! Vous voyez là aussi l’émergence d’une rhétorique gagnante et qui paraît répondre à tous les spécialistes qui promettaient que le candidat allait à sa perte, que jamais en France la position centriste n’a gagné. Eh bien voilà ! par une opération qui a donc chamboulé tout le monde, qui n’a pas du tout les mêmes caractères, évidemment, que l’opération américaine et qui d’ailleurs se poursuit. Il y a là quelque chose d’intéressant à retenir, à noter.

Comme vous peut-être, je lisais aujourd’hui un article qui s’intitule Le charisme du président. Qu’est-ce qui a fait son charisme ? Alors on étudie tout : sa beauté, son style, son regard qui vous fixe comme ça puissamment… ça ne va pas loin. Et puis une conclusion intéressante des auteurs de cet ouvrage collectif : c’est que ce charisme l’attendait. C’est-à-dire que ce n’est pas son charisme propre, mais c’est qu’il y avait dans le public un charisme qui attendait d’être incarné. Moi j’aime assez cette explication, et je me fie pour ça au fait que l’auteur des discours du président (puisqu’ils ont toujours quelqu’un pour écrire leurs discours, moi je trouve ça révoltant !) est un spécialiste en littérature… de qui ?

Cl. Landman — Saint-Exupéry.

Ch. M. — Mais oui, c’est un spécialiste de Saint-Exupéry. Et il m’arrive de penser que notre président a pris la place que nous avons tous dans notre cœur, dans notre esprit, et qui est celle du Petit Prince. Quel Français n’a pas dans son cœur le Petit Prince ? Jean-Paul, qu’est-ce que vous en pensez ?

J-P. Beaumont — Je ne porte pas dans mon cœur Le Petit Prince.

Ch. M. — Ce n’est pas le cas pour vous, donc ! Vous avez tous remarqué comment ensuite il a, comme on dit, sacralisé la fonction (qui avec ses trois prédécesseurs avait été bigrement sécularisée, sans référence à ce tiers dont je parlais tout à l’heure) en lui donnant justement cet aspect, en l’inscrivant dans une filiation royale. Ça m’amuserait beaucoup que tout ceci se vérifie de façon encore plus claire, parce que ça concerne notre suggestibilité et donc notre vulnérabilité.

J’en viens donc à ma question : quel chef veut le peuple ? Ce qu’on n’ose pas dire, et je dis bien profitons du caractère discret de notre rassemblement pour l’évoquer, ce que veut le peuple, c’est un chef assez puissant pour faire qu’à ses adeptes tout soit permis, qu’il n’y ait pas d’entrave à leur jouissance. Voilà le chef que veut le peuple.

Intervenant — Vous ne croyez pas que c’est plutôt l’inverse ? Vous ne croyez pas que le problème, c’est plutôt : quel peuple veut le chef ? Vous parlez d’une jouissance infinie qui se trouve du côté du chef. La personne du chef ne m’intéresse pas beaucoup, en revanche il y a le clan du chef qui a toutes les jouissances actuellement. Là vous faites une hypothèse, mais ce qui n’est pas une hypothèse, c’est que la jouissance infinie, elle se retrouve du côté du clan du chef.

Ch. M. — Vous sautez une étape. C’est-à-dire que vous en arrivez tout de suite à l’organisation sociale du processus, c’est-à-dire à ce qui sera la constitution, appelons ça comme ça, de la nomenklatura. Mais avant qu’elle ne se constitue, dans l’élan populaire (et c’est ce qui pour moi est extrêmement gênant, et malheureusement me semble dûment vérifié par ce que nous connaissons des mouvements de masses dans l’histoire, surtout quand elles parviennent à la prise du pouvoir), il y a le virage systématique fait au nom – bien sûr – de la liberté par un pouvoir qui, afin de défendre cette liberté, sera celui de la terreur et donnera à ses soldats, c’est-à-dire à ses membres, tout pouvoir sur celui qui ne relève pas immédiatement, ne reconnaît pas immédiatement cette autorité qui veut s’imposer. Autrement dit, une humanité qui se trouve dès lors réservée à ceux qui sont de ce côté et autorise les tenant aux exercices qui peuvent vous sembler les plus extrêmes sur ceux qui sont dénoncés comme déviants, incorrects, « infidèles » si vous voulez que je sois plus précis.

Car il y a quand même un amalgame qu’il ne faut pas négliger entre les manifestations d’extrémismes, d’intégrismes qui se recommandent de la religion, avec la pratique assidue de ces nouveaux moyens de communication. Ça va ensemble ! Pour ce qui est de la distinction des classes, elle se fera après, elle se fera, comme vous avez tout à fait raison de l’évoquer. Mais il y a auparavant ce temps que l’on a vu tant de fois et qui pourrait faire reposer la question de ce que peut être la forme d’organisation politique la moins mauvaise, c’est-à-dire de la repenser un tout petit peu autrement. Puisque nous faisons tous, en bon démocrates, confiance au peuple et certains d’entre nous ont été élevés dans une tradition qui s’entend à reconnaitre comme voix de la vérité celle qui est tenue par le peuple.

Il est très difficile d’évoquer cela sans aussitôt sembler se mettre au service de quelque… ce qu’on appelle aujourd’hui si facilement réaction, alors qu’il s’agit au contraire d’être en avant de ce qui est en train de démarrer et qui n’est pas près de s’arrêter.

M. Nacht — En avant !

Ch. M. — Si ce que je vous raconte n’est pas de l’ordre de la fantaisie théorique, mais s’accorde à peu près correctement avec les faits, ça a des conséquences. Je crois que ça nous oblige à repenser… Prenons un exemple qu’on pourrait qualifier de cocasse s’il n’était dangereux : finalement, les injures du côté nord-coréen sont strictement égales à celles de l’autre côté. Quoi de plus différent ? Non, rien ne les distingue, comme s’ils étaient des semblables. C’est une même rhétorique. L’un : « Je vais lui régler son compte à ce petit bonhomme connard ! » Et l’autre qui lui répond – « Je serai là bien plus longtemps que toi, imbécile ! »

M. Nacht — Il y a une place que vous n’avez pas évoquée, qui est une place en effet tout à fait déterminante, c’est celle de la mort, c’est la place de la mort. Il me semble qu’aujourd’hui on a beaucoup affaire à ça avec l’islamisme. Eux ont retrouvé, si on peut dire, non pas la transcendance, mais le sacrifice au nom d’un dieu. Ils n’hésitent pas, c’est même très net, on le voit pratiquement tous les jours. Et ça se vend bien, ils sont quand même bien suivis. Mais là, il y a la mort. Dans notre civilisation, la problématique telle que vous l’avez déployée, finalement le grand refoulement, le grand déni, est-ce que ce n’est pas cette place-là ? Cette place-là qui fait qu’on est aussi dans un discours qui est le discours bien-pensant de l’époque. Dans l’Empire du bien, comme l’évoquait Philippe Muray, tout est bon. Dans le poulet, il n’y a qu’à varier un peu la sauce. Mais il me semble que là vous atteignez une limite.

Ch. M. — Je ne souhaite pas, Marc, traiter ce sujet, mais je dirai seulement que l’un des aspects de la mort aujourd’hui, c’est justement de ne pas être un tenant, de ne pas participer à cette fête-là. Et si vous ne participez pas à ce qu’on ne peut même pas appeler une nouvelle dialectique – ça n’est pas une dialectique, c’est autre chose qu’il faudrait nommer –, vous êtes inaudible, vous n’existez pas, ça vous écarte, ça vous fait sortir du champ perceptif, c’est-à-dire de l’écran. Vous voilà rejeté dans les ténèbres, vous n’avez pas d’existence sociale. Or, pour obtenir le droit à la reconnaissance sociale, il y en a qui font beaucoup de bruit pour être dans l’écran. Mais il est certain qu’il y a aujourd’hui des morts psychiques qui passent par un éventuel refus d’entrer dans ce genre de communication. Il y a d’autres incidences, par exemple la rapidité du débit verbal qui est assez extraordinaire, les gens de ma génération ont peine à suivre. Mais puisque la vitesse fait partie de l’idéal et qu’au fond ce que vous avez dit ou pas dit, c’est pareil…

Cl. Landman —Vous reprenez la question « quel chef veut le peuple ? » à partir de ce qui serait la meilleure forme du gouvernement. Or, à vous entendre, on a des doutes. Si on s’en remet au peuple, il n’est pas du tout évident que nous aurons la meilleure forme de gouvernement. L’histoire nous l’a montrée maintes fois. Le peuple veut un chef assez puissant pour qu’à ses adeptes tout soit permis. Mais évidemment – c’est ce qui a été constaté dans l’histoire encore assez récente, et à cet égard dans son texte de 1921, Freud avait assez bien anticipé sur le type de chef que voulait le peuple, il le redit dans sa lettre à Einstein : Pourquoi la guerre ? – le peuple veut un chef pour se soumettre en quelque sorte.

Alors ce qui est nouveau, c’est ce que vous avancez concernant ces moyens actuels de communication et notamment Internet. Peut-être avez-vous raison, il faut penser à nouveau frais, mais comment faire entendre ce qui serait une forme de gouvernement, dans la mesure où, comme vous le dites, si on n’est pas dans cette logique là on est inaudible ? Il y a là une contradiction. Comment faire entendre quelque chose dans un espace fermé, presque complètement clos, où il n’y a plus de référence au tiers, où règne la binarité, la récusation du principe de contradiction, l’absence de rhétorique, l’absence de dialectique, le recours au nationalisme comme étant ce qui permet de souder une communauté qu’on a réuni dans ses contradictions ? Comment penser à nouveau frais aujourd’hui, si on admet que nous avons changé d’économie subjective, on ne reviendra pas en arrière…

Malgré tout, vous avez quand même été peut-être pas un découvreur, mais un pionnier avec le livre que vous avez écrit sur la Nouvelle économie psychique. Et vous étiez quand même parti de la clinique.

Ch. M. — Comme toujours.

Cl. Landman — En partant de la clinique, ce qui serait susceptible de nous permettre de repenser la meilleure (ou la moins mauvaise) forme de gouvernement, c’est ceci : ces patients, pris dans cette économie, en souffrent. Alors tout le monde ne vient pas voir un analyste, mais il y en a quand même certains qui viennent et qui font état de leur souffrance dans l’économie dans laquelle nous sommes tous pris. C’est peut-être à partir de la façon dont ces sujets s’adressent à nous, font un travail, éventuellement modifient leur position subjective, à partir de cette référence-là qu’on pourrait penser à nouveau frais ce qui serait la meilleure forme de gouvernement.

Dans ce texte de Freud qui se réfère à Le Bon, il y a une petite note où il dit que celui qui veut agir sur la masse n’a pas besoin de composer logiquement ses arguments et qu’il lui faut utiliser les images les plus fortes pour peindre, exagérer, et répéter sans arrêt la même chose. Et pourtant, est-ce qu’on peut dire que Trump se situe dans le registre de la propagande ? Par rapport à ce qu’a été la propagande des états fascistes, est-ce qu’on a affaire à un discours du même type ? Il ne semble pas. Bon, il met en avant effectivement l’Amérique, mais les valeurs qu’il défend, il ne cherche pas à les imposer à tous. Est-ce que même il veut imposer certaines valeurs ?

Il me paraît bien difficile aujourd’hui de repenser à nouveau frais ce qui serait une meilleure forme de gouvernement, si ce que vous dites est vrai. Comment se faire entendre ? Freud lui-même a-t-il été entendu ? Certes la Société des Nations, par l’intermédiaire d’Einstein, lui a quand même demandé son avis…

Ch. M. — Oui, mais sa réponse ne me paraît pas la meilleure, parce que l’accomplissement de ce vœu que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire le droit d’avoir à satisfaire sur autrui et sans réserve toutes les pulsions, ne s’accomplit jamais aussi totalement que dans la guerre, c’est-à-dire contre l’ennemi. Et le mécanisme initial est-il celui d’un besoin de satisfaire ses pulsions, ou bien le mécanisme qui s’enclenche n’est-il pas le résultat de l’adhésion justement à un maître qui autorise, qui permet d’agir en pleine puissance, sans contrainte, sans frein vis-à-vis d’autrui ? Je veux dire, est-ce que c’est simplement une libération des pulsions, ou la soumission à un chef grâce à la guerre qui permet cette libération ?

Cl. Landman — Ça rejoint la question que vous évoquiez sur le fait que le charisme du président était là et ne demandait qu’à s’incarner. Il le précède en quelque sorte, le rapport au chef précède son avènement.

Ch. M. — Oui, ça me paraît très juste. Et on attend un signe, on attend qu’il apparaisse, et il est apparu.

Cl. Landman — Est-ce qu’il n’y aurait pas lieu, comme un certain nombre de penseurs l’ont soutenu, de prendre en compte cette dimension charismatique ? Comment ne pas la prendre en compte dès lors qu’elle existe effectivement ?

Ch. M. — Nous assistons tranquillement au fait qu’en l’espace de quelques semaines, ce n’est pas seulement tout un personnel politique qui s’est trouvé balayé, mais c’est tout un ensemble de discours. Pas seulement telle ou telle tête qu’on a assez vue. Mais ceux qui ont été écartés à l’occasion de cette élection, à mon sens, c’est définitif, c’est réglé ! Et ils n’arrivent pas d’ailleurs, d’un côté ou d’un autre, à formuler quelque type de proposition ou de discours qui leur permettrait un retour sur scène. C’est impressionnant ! Ils ne manquent pas de talent ni d’intelligence, mais littéralement, face à cette rhétorique, ils ne savent que dire.

Cl. Landman — Vous évoquiez les différences entre les États-Unis et la France, mais dans les deux cas l’élection présidentielle est susceptible de mettre en jeu le charisme des candidats. Alors doit-on prendre en compte la dimension de cette autorité charismatique qui est si forte ?

Ch. M. — Il y a dans la salle des amis argentins. Il n’y a pas très longtemps, Diana Kamienny parlait de son livre sur le péronisme, à cette tribune, avec le directeur de cette maison, Alain Rouquié. Vous savez, Perón n’est plus là, mais le péronisme est toujours à l’œuvre en Argentine. C’est quand même remarquable ! Les élections en Allemagne nous surprennent, c’est stupéfiant, et on voit qu’il y a une nostalgie de la grande époque qui est toujours là. Il y a aussi en Russie toujours une nostalgie de la grande période – en Chine, je n’en sais rien. Il y a toujours de la nostalgie…

 

Transcription : Solveig Buch

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