"Il n'y a pas de rapport sexuel..." Exégèse d'un aphorisme

Cet aphorisme "Il n'y a pas de rapport sexuel" va à l'encontre de l'expérience commune, si bien que l'on s'empresse souvent d'ajouter : "inscriptible dans la structure !", comme si cela réglait l'affaire. Pourtant, cet énoncé : "il n'y a pas de rapport sexuel", c'est ce qu'il y a à approfondir, comme Lacan le dira dans Le savoir du psychanalyste, (4 novembre 1971, p. 19) : "Bien entendu, ça paraît comme ça un peu zinzin, un peu effloupi. Il suffirait de baiser un bon coup pour me démentir (sic) le contraire" Approfondir donc, et le lapsus indique assez que la tâche ne va pas être simple ! J'ai donc fait la besogne d'aller chercher dans les séminaires toutes les occurrences de cet énoncé de Lacan, dans le cadre d'un appui conjugal à une intervention de Monique Bon : "James et Nora, un drôle de rapport sexuel", tandis qu'elle a fait le travail d'en produire quelque chose dans le cas précis, apparemment contradictoire avec l'énoncé de départ[1].
En réalité l'expression n'apparaît pas immédiatement comme telle dans l'élaboration de Lacan. Le questionnement, loin d'être besogneux, débute dès Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964) avec l'évocation de la possibilité "d'un rapport sexuel dans des formes que nous pourrons qualifier de modérées." (24 juin 1964, p. 326). Puis, dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (1965-66), l'énoncé : "Tant qu'il n'y aura pas de dialogue plus sûr entre l'homme et la femme..." laisse encore entrevoir l'idée d'un aménagement possible. (2 juin 1965, p. 389).
C'est dans La logique du fantasme (1967-68) que va se formuler la notion d'une spécificité du rapport sexuel autour duquel "tout s'ordonne et tout s'origine" chez l'être parlant, en tant qu'il se produit "autour du signe de la castration, à savoir, au départ, autour du phallus, en tant qu'il représente la possibilité d'un manque d'objet." (25 janvier 1967, p. 160). Lacan s'autorise là du point de départ de l'expérience de Freud que "la conjonction sexuelle" est très précisément "le lieu de l'insatisfaction subjective" en raison de "l'hétérogénéité radicale de la jouissance mâle et de la jouissance femelle." (1er mars 1967, p. 184). Contrairement à l'énonciation religieuse que "dans l'étreinte génitale, l'homme et la femme ne fassent qu'une seule chair" [...] " car aussi bien la fille que le garçon a affaire à ce lieu maternel de l'unité comme lui représentant ce à quoi il est confronté au moment de l'abord de ce qu'il en est de la conjonction sexuelle." : ça ne fait pas 1 mais (1- a). (1er mars, 1967, p. 182).
Interdit et impossible
Au fil des séminaires suivants, la formulation va se préciser et s'affiner dans les deux directions qu'indiquent cette citation : d'une part l'une que l'on pourrait qualifier de "imaginairement symbolique" (selon une expression plus tardive de Lacan), celle qui s'appuie sur le mythe d'Oedipe et l'interdit de l'inceste, d'autre part, une autre qui veut en rendre compte d'un point de vue structural, comme un impossible. Si la seconde se veut plus apte à approcher le Réel, la première persiste tout au long des séminaires où les deux fils s'entrecroisent. Témoin cette formulation dans l'un des derniers séminaires, L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre (1976-77) où il évoque la vérité comme "l'imaginairement symbolique", en l'occurrence le mythe d'Oedipe, "la vérité notamment concernant le rapport sexuel [...], le rapport sexuel, il n'y en a pas, je veux dire à proprement parler, au sens où il y aurait quelque chose qui ferait qu'un homme reconnaitrait forcément une femme." (15 mars 1977, p. 107). Une femme donc qu'il tiendrait pour La femme. Or La femme, Lacan a énoncé qu'elle n'existe pas. Donc, pas de rapport, sauf, il poursuit : "Il n'y en a pas, mais il faut tout de même bien dire que ça na va pas de soi ; il n'y en a pas, sauf incestueux [...], je veux dire que - ce que Freud a dit-, c'est que le mythe d'Oedipe désigne ceci, que la seule personne avec laquelle on ait envie de coucher, c'est sa mère et que, pour le père, on le tue. [...] Et, plus loin : "...et ce que ça veut dire, c'est qu'en somme, il n'y a de vrai que la castration. En tout cas avec la castration, on est bien sur d'y échapper [...] quant à la mère, le mieux qu'on ait à faire, c'est de se le couper pour être bien sûr de ne pas commettre l'inceste." C'est pourquoi, énoncera-t-il, dans L'insu : "pour l'espèce humaine, la sexualité est obsédante à juste titre. elle est en effet anormale au sens que j'ai défini : il n'y a pas de rapport sexuel." (15 mars 1977, p. 108).
Mais le souci de Lacan est bien d'en donner une formalisation rigoureuse.
- Une formulation algébrique d'abord, dans La logique du fantasme :
-φ
a + A – φ
pour écrire "le rapport significatif de la fonction phallique en tant que manque essentiel de la jonction du rapport sexuel avec sa réalisation subjective." (22 février 1967, p. 229).
- l'appel à la logique ensuite, dans le séminaire D'un Autre à l'autre (1968-69) : "... il n'y a pas, au sens précis du mot rapport, au sens où rapport sexuel serait une relation logiquement définissable, [...] entre le signe du mâle et celui de femelle." D'où ajoute-t-il, plus loin, "C'est pour ça qu'au cœur du rapport sexuel dans la psychanalyse, il y a ceci qui s'appelle la castration." Et enfin : "Ce a, c'est cela qui vient se substituer à la béance qui se désigne dans l'impasse du rapport sexuel." (4 juin 1969, p. 336).
- puis à l'aide de la combinaison des quatre discours, dans L'envers de la psychanalyse (1969-70), où il énonce que le signifiant n'est justement pas fait pour le rapport sexuel." (19 décembre 1969, p. 48). C'est ce que l'hystérique révèle par le savoir sur le sexe qu'elle produit : "C'est là que prend son prix le discours de l'hystérique. Il a le mérite de maintenir dans l'institution discursive ce qu'il en est du rapport sexuel [...]" (18 février 1970, p. 111). C'est ce que, après un quart de tour, "le discours analytique, quand nous explorons le discours du maître découvre, qu'il n'y a pas de rapport sexuel..." (11 mars 1970, p. 138). Car, "... le signifiant n'est pas propre à donner corps à une formule qui soit du rapport sexuel. D'où mon énonciation, précise-t-il dans la leçon suivante, : 'il n'y a pas de rapport sexuel', sous-entendu : formulable dans la structure." (18 mars 1970, p.167). Et encore : "c'est que nulle part n'apparaît l'articulation où s'indique, s'exprime le rapport sexuel." (20 mai 1970, p. 215).
- par rapport à l'écriture dans le séminaire suivant, D'un discours qui ne serait pas du semblant (1970-71), où Lacan revient à près de 40 occurrences sur cet énoncé "qu'il n'y a pas de rapport sexuel chez l'être parlant." (20 janvier 1971, p. 28 et suivantes). Il serait fastidieux de les reprendre une à une, relevons entre autres : "... le rapport sexuel [...] ça ne subsiste que de l'écrit." (17 février 1971, p. 58). Dans la leçon du 10 mars (p. 77), il précise : "Le rapport sexuel, c'est la parole elle-même. [...] Qu'il n'y ait pas de rapport sexuel, je l'ai déjà fixé sous cette forme qu'il n'y a pour la relation aucun mode de l'écrire actuellement." [...] Même si certains rêvent de l'écrire avec le progrès de la science. Car, si des gens ont pu aller se balader sur la lune "simplement portés par un écrit", s'agissant du rapport sexuel, "Malgré la psychanalyse, c'est pas pour demain." (p. 78). Et, il fait remarquer, à propos de l'œdipe, que "ce mythe écrit pourrait très bien passer pour l'inscription de ce qu'il en est du rapport sexuel". (17 mars 1971, p. 96) Or, ce que l'expérience montre, "c'est que la jouissance sexuelle se trouve ne pas pouvoir être écrite.". C'est elle qui fait obstacle "quand il s'agit de structurer, de faire fonctionner au moyen de symboles le rapport sexuel..." (p. 97).
Mais si le rapport sexuel ne peut être écrit, l'impossibilité de l'écrire, elle, peut être écrite. Et, Lacan commence, là, à tenter d'écrire les formules qui deviendront celles de la sexuation, à partir de la question "de ce qui ne peut pas s'écrire dans la fonction F(x)" (p. 100), la fonction phallique, du côté des propositions universelles et particulières négatives. Le rapport sexuel n'est pas mesurable, n'est pas inscriptible, n'est pas fondable comme rapport." (19 mai 1971 p. 17) Car "ce rapport ne va pas sans tiers terme, qui est à proprement parler le phallus." (p. 126) du fait que "la femme ne peut remplir sa place dans le rapport sexuel, elle ne peut l'être qu'au titre d'une femme. Comme je l'ai fortement accentué, il n'y a pas de toute-femme." (p. 127).
Dans Le savoir du psychanalyste (1971-72), il revient "sur l'illusion du rapport sexuel" pour affirmer qu'"il n'est pas vrai que la fonction phallique soit ce qui fonde le rapport sexuel" (3 mars 1972, p. 79), elle en est au contraire l'obstacle. Et, "c'est très précisément qu'au Tout s'oppose le Pas-toute qu'il y a chance d'une répartition de gauche à droite de ce qui se fondera comme mâle et femelle." (p. 80). C'est dans cette leçon que sont écrites les formules de la sexuation. (p. 96). Il les reprend dans ... Ou pire, tenu conjointement, (8 mars 1972, p. 77) et les explicite ainsi le 19 avril : "... les deux supérieures de ces quatre formules où j'essaie de fixer ce qui supplée à ce que j'ai appelé l'impossibilité d'écrire, justement, ce qu'il en est du rapport sexuel." (p. 103). Elles trouveront leur forme arrêtée dans le séminaire Encore, (1972-73) avec le tableau dit de la sexuation (13 mars 1973, p. 131) qui associe un ensemble fermé, côté de l'Un où joue l'exception nécessaire d'un qui aurait accès à "la jouissance qu'il ne faudrait pas", permettant aux autres "l'exercice de ce qui supplée au rapport sexuel [...] par la castration" (p 132) et un ensemble ouvert, du côté de l'Autre où "la femme n'entre en fonction dans le rapport sexuel qu'en tant que la mère." (9 janvier 1973, p. 80). D'où l'écriture La femme avec L barré comme "ce qui vient suppléer à ce rapport sexuel de n'être pas." (13 février, p. 113). C'est pourquoi Lacan voit dans l'amour courtois, l'amour de la Dame, "cette façon tout à fait raffinée de suppléer à l'absence de rapport sexuel en feignant que c'est nous qui y mettons obstacle." (20 février, p. 121). Rapport sexuel situé comme impossible, tandis que le phallus peut permettre la rencontre, contingente, autour d'un "pacte qui supplée à l'inexistence du rapport sexuel." L'amour tout court, n'est-ce pas ce qui peut faire "que quelque chose se rencontre, pour un instant, peut donner l'illusion de cesser de ne pas s'écrire ? Que quelque chose, qui non seulement s'articule mais s'inscrive, s'inscrive dans la destinée de chacun, par quoi pendant un temps, un temps de suspension, ce quelque chose qui serait le rapport, ce quelque chose trouve chez l'être qui parle, ce quelque chose trouve sa trace et sa voie de mirage ?" (26 juin 1973, p. 226).
Avec le nœud borroméen, enfin, dans le séminaire Les non dupes errent ((1973-74), la donne se trouve modifiée : en posant le 3 comme premier, le nœud déplace la question du 2. Ainsi, l'amour peut faire moyen entre le symbolique et le réel : "Il est porté à l'existence, cet amour [...] par l'impossible du lien sexuel avec l'objet... Il y faut, si je puis dire, cette racine d'impossible. Et, c'est là ce que j'ai dit en articulant ce principe que l'amour, c'est l'amour courtois." (8 janvier 1974, p. 81-82). Pour autant cela ne contredit pas l'énoncé "qu'il n'y a pas de rapport sexuel [...] car, "L'amour, c'est deux mi-dire qui ne se recouvrent pas." (15 janvier 1974, p. 101) Et, tout de même, ça fonctionne, puisque "c'est là à quoi nous sommes réduits quant à ce qu'il en est de ce rapport sexuel de le réaliser quand même." (12 février 1974, p. 110). Comment ? Eh bien en inventant : "Là où il y n'y a pas de rapport sexuel, ça fait troumatisme : on invente ! On invente ce qu'on peut, bien sûr." (19 février 1974, p. 128). "Il faut qu'il y ait invention, c'est ça qui se passe dans toute rencontre [...] avec le rapport sexuel." (Ibid., p. 131).
Puis, dans RSI (1974-75), après avoir rappelé qu'"il n'y a pas d'élaboration logicisable et du même coup mathématisable du rapport sexuel." (18 mars, p. 125) [2] -à savoir, "... quelque chose qui ferait du sexe un principe d'harmonie" (8 avril, p.141) -, il pose la question de savoir si "le nœud en chaîne ça suffit à représenter le rapport de couple." (15 avril, p. 150) " Et le 13 mai (Ibid., p. 170), il précise : "...quand j'énonce qu'il n'y a pas de rapport sexuel, je donne au mot rapport l'idée de proportion." Il nous renvoie là à Thalès. A/B = C/D n'est pas vrai pour un homme et une femme : dont la part d'ombre est sans commune mesure ? [3]
Un drôle de rapport sexuel
Dans Le sinthome enfin (1975-76), après être revenu sur le fait que "sur ce qu'il en est du rapport sexuel [...] Freud a appris le ba ba" avec l'hystérie (13 janvier 1976, p. 73), lui, va s'intéresser à Joyce le symptôme : "Le symptôme central dont, bien entendu, il s'agit, c'est du symptôme faire de la carence propre au rapport sexuel, mais cette carence ne prend pas n'importe quelle forme [...]. Et cette forme, c'est celle qui le noue à sa femme, à ladite Nora pendant le règne de laquelle il élucubre les exilés." [...] "Exils, il ne peut y avoir de meilleur terme pour exprimer le non-rapport. [...] Le non rapport, c'est bien ceci, c'est qu'il n'y a aucune raison pour que Une femme entre autres, il la tienne pour sa femme, que une femme entre autres, c'est aussi bien celle qui a rapport avec n'importe quel autre homme..." (13 janvier 1976, p. 78-79) [4]. Or, les Lettres d'amour à Nora, qu'est-ce qu'elles indiquent ? [...] Chose singulière, je dirai que c'est un rapport sexuel, encore que je dise qu'il y en ait pas. Mais c'est un drôle de rapport sexuel..." (10 février 1976, p. 121). Lacan rappelle la métaphore kantienne du gant retourné que l'on peut ainsi mettre à l'autre main : "Le gant retourné, c'est Nora. C'est sa façon à lui de considérer qu'elle lui va comme un gant." (Ibid., p. 122).
En effet, il faut, dit Lacan qu'elle le serre comme un gant [5]. A condition qu'il n'y ait pas de bouton clitoridien pour marquer la disparité phallique, elle peut lui être parfaitement symétrique, à la différence de l'image dans le miroir. A partir de là et de quelques manipulations du nœud, Lacan rend compte de la manière dont Nora participe du sinthome de Joyce et non de son symptôme : "Elle ne sert absolument à rien", dit Lacan (Ibid., p. 122). Mais elle est toujours là, à le suivre dans ses errances, à le tenir pour un artiste. : "... tout ce qui subsiste du rapport sexuel, c'est cette géométrie à laquelle nous avons fait allusion à propos du gant. C'est tout ce qui reste à l'espèce humaine de support pour le rapport." (Ibid., p. 125).
Et, je cite ici Monique Bon, "Nora, se maintient toujours à cette place de le voir comme un artiste, de le conforter dans sa vocation d'écrivain, y compris pour lui permettre une identification à la féminité et lui inspirer ses personnages féminins." Et, elle cite P. Blanchon : "Il sera poète, "homme-femme" ainsi qu'il se définira plus tard, ayant, par la féminité découverte et qu'il défendra absolument, trouvé son âme et son destin. Le futur s'ouvre devant lui." (Blanchon, p. 54)
Homme-femme, on rejoint là les dernières élaborations de Lacan qui en vient à énoncer, déjà dans Le sinthome : "Il y a donc à la fois rapport sexuel et pas rapport. A ceci près que là où il y a rapport, c'est dans la mesure où il y a sinthome. C'est à dire où, comme je l'ai dit, c'est du sinthome qu'est supporté l'autre sexe." (17 février, p. 138). Et non pas du réel comme c'est le cas ordinaire. Pour conclure que, du fait que la métaphore existe, elle prouve "que le rapport sexuel, c'est prendre une vessie pour une lanterne." Mais, à l'inverse, "Pousser au oui ou non, c’est pousser au couple. Ce, parce qu’il y a un rapport entre langage et sexe." (16 mars, p. 160). Et, plus loin : dire "qu'il n'y a pas de rapport sexuel [...] ça participe du oui ou du non. Du moment que je dis 'il y a pas', c'est déjà très suspect. C'est suspect de n'être pas vraiment un bout de Réel." (Ibid., p. 165).
Dans Le moment de conclure, enfin, (1977-78) on trouve cette formulation que "Le sexe c'est un dire ; ça vaut ce que ça vaut, le sexe ne définit pas un rapport. C'est ce que j'ai énoncé en formulant qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Ça veut seulement dire que chez l'homme, et sans doute à cause de l'existence du signifiant, l'ensemble de ce qui pourrait être rapport sexuel [...] est un ensemble vide." (15 novembre 1977, p. 10). Puis dans la leçon du 20 décembre (p.26) : "Il n'y a pas de rapport sexuel, certes, sauf entre fantasmes." et c'est à cela que la science doit son développement. : ...tout notre développement de science est quelque chose qui, on ne sait pas par quelle voie, émerge, fait irruption, du fait de ce qu'on appelle rapport sexuel." (Ibid., p. 30). Enfin, il conclut sur ce qui ressort du "bafouillage" mis au point par Freud "pour énoncer la seule vérité qui compte : il n'y a pas de rapport sexuel chez les trumains.[...] et c'est ce qui m'a conduit à m'apercevoir qu'il fallait faire quelques nœuds borroméens." (17 janvier 1978, p. 41).
Puis, dans La topologie et le temps, enfin, dernier séminaire (1978-79), Lacan évoque pour suppléer au non-rapport (9 janvier 1979, p. 19) puisque quand même "les trumains" "... les gens font l'amour. Il y a à ça une explication : [...] la possibilité d'un troisième sexe.", possibilité qu'il rapporte au nœud borroméen. Alors, en effet, si sur le nœud, on entend sortir du deux, du oui ou non, du homme ou femme, si l'on considère, comme il semble le faire dans Le sinthome (9 mars 1976, p. 153) qu'une femme se supporte du Réel (l’impossible) et un homme de l’Imaginaire ("l’idée du signifiant"), pourquoi pas un troisième sexe se supportant du symbolique, puisque c’est le discours qui les dit homme ou femme ? Il me semble qu’il ne s’agit plus là seulement de la possibilité qu’il y ait "une femme couleur d’homme ou un homme couleur de femme" comme il l’a avancé dans Le sinthome (9 mars 1976, p. 150) en s’appuyant sur la théorie de la couleur qui introduit une équivalence entre l’infini continu du spectre et le chiffre 3 des couleurs dites primaires suffisantes pour reconstituer la lumière blanche [6].
Mais, dans la leçon suivante (16 janvier 1979, p. 23), il revient sur cette proposition et formule d'entrée son embarras : "Je suis plutôt embêté de ce que je vous ai annoncé la dernière fois, à savoir qu'il faut un troisième sexe. Ce troisième sexe ne peut pas subsister en présence des deux autres." L'élévation vers le phallus, en quoi consiste toute initiation, relève du forçage. Faut-il entendre : pas du nouage ? Initiation ou pas, "le phallus, on l'intègre" : "Il faut qu'en l'absence d'initiation, on soit homme ou on soit femme." Dans la leçon du 13 mars 1979, il revient pourtant sur la question : "pourquoi n'y aurait-il pas un troisième sexe ?" (p. 79) qu'il rattache à sa tentative d'écrire le nœud borroméen généralisé. Mais il s'embrouille et met fin rapidement à la séance : "Je m'embrouille et je vous congédie de ce fait." (Ibid., p. 31).
Comment nous en débrouiller ?
Peut-être, d'abord, en entendant dans cette proposition de 3ème sexe une anticipation de ce que viennent nous dire, après les théories du genre, tout ceux qui se veulent comme le poète homme et femme ou ni homme ni femme ? Et que l'artiste Gibert Baker avait précisément proposé de représenter par le drapeau arc-en-ciel. Il faudrait donc écrire sur le nœud, H, F, et LGBT. A ceci près que LGBT est un sigle qui rassemble des réalités hétérogènes [7] et que pour en faire un acronyme, il faudrait y introduire quelques voyelles muettes... Et, tout compte fait, L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre, c'est tout de même plus joycif ! Reste que ces dernières considérations de Lacan peuvent nous ouvrir les oreilles sur la place du sexuel aujourd'hui, dans le social et, par voie de conséquence, chez les jeunes patients qui viennent nous apporter leurs questions et pour qui la différence des sexes, symbolisée par le phallus, ne semble plus relever du nécessaire mais du contingent. Et que, dès lors, c'est aussi bien avec une personne du même sexe qu'il y a à suppléer au non rapport entre parlêtres : le gap entre S1 et S2.
[1] Bon M., 2016, "Nora et James : un drôle de rapport sexuel", Séminaire public de l'Ecole de Nancy pour la psychanalyse, 18 janvier 2017. La besogne et le travail, c'est la manière d'Anzieu de dire, à son insu, qu'il n'y a pas de rapport sexuel : l'homme est à la besogne tandis que la femme est au travail.
[2] Aussitôt suivie, curieusement, de cette autre qui rabat la question du rapport sexuel sur le corps à corps : "C'est exactement l'accent que je mets sur cet énoncé 'il n'y a pas de rapport sexuel', et c'est donc dire que sans le recours à ces consistances [...] [Imaginaire, Symbolique et réel] en tant qu'elles sont différentes, il n'y a pas de possibilité de frotti-frotta." (18 mars, p. 125)
[3] Thalès mesure la hauteur de la pyramide de Chéops connaissant sa propre taille et celle de leur ombre respective. Cf. Virignia Haselbalg Corabianou, 2016, De Pythagore à Lacan, une histoire non officielle des mathématiques à l’usage des psychanalystes, érès.
[4] Je renvoie là à l’article de Jean Brini "De l’impossible correspondance entre nœud et tresse" où il apparaît qu’à un nœud donné, on peut faire correspondre une infinité de tresses.
[5] Je m’appuie sur le travail de Monique Bon : "Nora et James. Un drôle de rapport sexuel" Elle note que "Le gant apparait dés les premières lettres à Nora, sa présence dans le lit de Joyce, qui ne vit pas encore avec elle, est non équivoque : "J'espère que tu as mis ma lettre au lit comme il convient. Ton gant est resté près de moi toute la nuit- déboutonné- à part ça il s'est conduit très convenablement- comme Nora." [lettre du 12 07 1904]."
[6] Cf Virginia Hasenbalg Corabianou, opus cit., p.169-172. A noter également que la théorie des couleurs s'illustre par trois ronds qui ressemblent étrangement à nos nœuds borroméens mis à plat !
[7] On a d'ailleurs vu apparaître par la suite des drapeaux spécifiant les bisexuels, asexuels, intersexuels, genderfluid, lipsticks, BDSM...