Qu'est-ce qu'un fait clinique ?

Vendredi de Sainte-Anne
CZERMAK Marcel
Date publication : 13/12/2007

 

Séminaire de Marcel Czermak
Vendredi de Sainte-Anne,
5 octobre 2007 (*)

Marcel Czermak

Une fois de plus, les jours précédents, j'ai été envahi par des gens qui me demandent de leur dire ce qu'est la clinique et comment est-ce qu'on en fait et donc, rebelote, on remet ça sur le tapis, de la part de gens qui, par exemple, n'avaient pas jeté le moindre coup d'oeil sur la revue que Stéphane Thibierge et Christian Hoffmann avaient fomenté sur la question de ce qu'est un fait clinique, d'un point de vue critiquable et discutable, enfin, qui avait le mérite de poser la question, d'autant qu'il ne s'agit pas d'une question qui nous appartienne en propre, celle de savoir ce qu'est un fait clinique. Si cela vous amuse, je vous amènerai une revue d'historiens, à peu près contemporaine, où les chercheurs se demandent ce que c'est qu'un fait historique. Je vous garantis qu'ils ne sont pas plus au clair ou mieux lotis que nous. Il y a là-dedans un gars qui prend une tangente très élégante en se référant à l'école des annales de Marc Bloch, qui avait coutume de dire qu'après tout, les faits historiques sont des faits à 80% psychologiques. Une fois qu'on a dit ça, on est drôlement bien avancé. C'est une façon très élégante de botter en touche, mais les meilleurs des historiens essaient d'esquiver ça. Ils essaient de dire ce que c'est qu'un fait historique, de la même façon que nous essayons de nous demander s'il y a des faits proprement cliniques.

Donc, j'ai été assailli par ces questions ces jours-ci, puisqu'on remet le couvert, d'autant que Jorge Cacho me dit que pour les questions relatives à notre Collège, il constate que, relativement à la question de la clinique, les gens, à la fois, n'ont que ça à la bouche, ça peut être un peu déplaisant, et ce qu'ils en disent n'est pas très satisfaisant. Donc il me demande, une fois de plus, de remettre le couvert, ce qui me met dans une position difficile, parce que ça risquerait de m'amener à remâcher sans cesse le même chewing gum, éculé et sans grande saveur. Enfin, au moins, j'ai eu deux bâtons de secours, deux béquilles. La semaine aide parfois et même souvent, d'un côté, Annie Deschênes a eu la gentillesse de m'adresser un exemplaire corrigé, il lui manque seulement les corrections de mes propres interventions, ce sera publié, une fois qu'on l'aura corrigé ce week-end : Les jardins de l'Asile ; Questions de clinique usitées et inusitées. Je ne sais pas si certains d'entre vous étaient présents à cette réunion, mais c'était quand même à mes yeux une grande première. Pourquoi ? Parce que, indépendamment de toute considération à la fois d'ancienneté et d'expérience, ce qu'on voudra et uniquement en nous appuyant sur ce qui est une même modalité de travail explicitée là-dedans, à savoir quoi ? Les choses sont toujours très simples et sont toujours très compliquées et, en plus, elles viennent de loin. Cela consiste en ceci, c'est qu'on me gâte, il y a des copains qui m'ont à peu près à la bonne et qui ont la gentillesse, une fois tous les quinze jours, de m'amener un patient un peu difficile parce qu'ils sont empêtrés et donc ils me demandent de participer de leur empêtrement, ce qui leur permet de se mettre eux-mêmes dans une position un peu latérale et d'apprécier ce qu'on peut sortir d'un tel déplacement. Puis, ce dispositif, ordinairement, donne lieu à un entretien qu'on refile à transcrire à un petit groupe qui n'était pas là et qui planche là-dessus. Évidemment, il y a une perte, parce qu'ils n'ont pas vu le patient, ils n'ont pas vu son style, etc., et à partir de cela, ils essaient de faire quelque chose qui leur permettrait d'extraire ce qui serait de l'ordre de la clinique. Alors là, à ce moment-là, le vrai problème se pose, problème qui est lisible dans ce volume à venir, tel qu'ils ont pris les choses, c'est à mon gré bienvenu et je suppose que c'est un des effets de ce que nous avons fomenté, ils ont parfaitement pigé, sans qu'on ait besoin de leur faire de leçon, que le vif de la clinique se dégage dans l'interpellation et la riposte, parce que c'est un vrai dialogue qui a lieu parfois soft et parfois vache. Il y a même un mot de François Santurenne qui avait intitulé son papier "Savoir faire" et qui l'écrit "f.e.r.". Pourquoi pas ? Dans la mesure où l'inconscient est dur, pourquoi ne faudrait-il pas, de temps en temps, y mettre le couteau, a fortiori quand on sait que ce couteau est le même pour le patient et pour le praticien ! Quand on se calle là-dessus, Lacan avait sa réponse en disant qu'aussitôt qu'on faisait un faux-pas, c'était le psychanalyste qui devenait le vrai psychanalysé. Alors, c'est imparable ! Je vous dirai pourquoi je mets l'accent sur ces histoires de riposte, à partir d'un autre document. Quoiqu'il en soit, l'intérêt porté par nos camarades, gens aussi bien d'expérience et d'ancienneté variés, mais tous à peu près contraints par la même discipline et essayant de trouver le trait du patient, aussi bien son trait en négatif ! Ce n'est pas nécessairement quelque chose qui se laisse voir, c'est quelque chose qui peut être en défaut, quelque chose qui demande à être suivi dans sa faille même ! Comme cela n'émerge que dans l'interpellation ou la riposte, la modalité même dans laquelle le patient s'installe a toute son importance. Il y a des choses qui jaillissent et qui, elles, sont éloquentes et parlent.

À cet égard, nous nous retrouvons, nous sommes de plain-pied, avec les trois ouvrages fondamentaux de Freud avec lesquels il faudrait introduire ou avec lesquels on introduit déjà la psychanalyse, à savoir : Les mots d'esprit, La psychopathologie de la vie quotidienne et la Traumdeutung. C'est de là que jaillit le peu de vérité qu'ordinairement on refoule et sur quoi on peut, un tant soit peu, mettre la main. Donc, c'est là-dessus, visiblement, qu'ils ont tous travaillé et d'une façon, je dois dire, qui est à mes yeux un vrai apport clinique, c'est-à-dire dégagé de ce que seraient les standards et nos chères habitudes. Parce qu'il faut bien savoir qu'il y a là une vraie difficulté.

Je disais, mercredi, un peu de mauvaise humeur, il y a visiblement un double aspect à la clinique. D'un côté, on ne pourrait pas parler de clinique, en tout cas, un tant soit peu établie, s'il n'y avait pas des formes qui se retrouvent, s'il n'y avait pas là une régularité homme ou femme, c'est-à-dire que ce qui se passe pour un homme ou pour une femme. Ce n'est pas, si je puis dire, en nombre illimité : c'est une combinatoire qui est relativement close. C'est même d'ailleurs, à beaucoup d'égards, tellement clos, qu'un nombre de gens, en fin d'analyse, sont bien obligés de constater que tout le tralala qu'ils faisaient au départ, ça se réduit à pas grand-chose : petite affaire ! Cela gêne souvent parce que chacun n'aimerait jamais tant que de voir sa propre coloration singulière exaltée, alors qu'elle ne vaut, il faut bien le dire, presque rien et que de se rendre compte de sa propre limitation et de sa propre connerie, c'est quand même un sacré boulot ! Quoi qu'il en soit, il y a donc ce versant du fait clinique. La clinique est en nombre limité, la combinatoire dans laquelle nous nous inscrivons est bridée. D'un autre côté, bien entendu, pour la faire jaillir, il y faut une équation un peu complexe, puisqu'elle suppose que celle ou celui qui interroge y soit impliqué d'une façon telle que, selon les modalités du dialogue, il fasse jaillir ce qu'il faut pour que le sujet lui-même sente quelque chose de l'ordre d'une pertinence qui vaudrait pour lui, cependant que celui qui interroge devrait abdiquer, autant qu'il le peut, ce qui n'est jamais tout à fait possible, sa propre singularité. Donc, c'est évidemment une affaire qui, rien qu'à la poser comme ça, met tout de suite l'accent sur un point que nous avions déjà évoqué, c'est que le transfert, dans l'affaire, il est tout autant du côté du patient que de celui du praticien !

Lacan avait largement daubé sur le fait que la question dite du contre-transfert, c'était une façon d'éluder le fait que le transfert, il n'y en a qu'un ! Quitte à rajouter, à la fin de sa vie, que les sentiments sont toujours réciproques. Alors, une fois qu'on a entendu cela, on peut trembler dans ses baskets parce que, quand on est amoureux, évidemment... puis, quand on est haineux... Vous voyez ? Évidemment, ça vous donne quelques frissons dans le dos. Enfin, quand on regarde cela tranquillement et fermement, on peut le traiter pacifiquement. Donc, ce volume, quand il sera publié, je souhaite que vous le lisiez parce que ce n'est pas un volume prétentieux et il a ce mérite de s'appuyer sur des documents concrets, c'est-à-dire comme on le dit souvent ici des verbatim.

Pourquoi est-ce que je reviens souvent sur cette question des verbatim ? C'est parce qu'un névrosé, lorsqu'il parle, vous pouvez très bien vous souvenir de ce qu'il a raconté, mais pour un psychotique, vous pouvez vous brosser ! Il navigue dans un espace tel, il a des formulations telles, que vous êtes infoutus de les garder en mémoire : c'est un autre espace que le vôtre ! Essayez de vous rappeler facilement les néologismes de telle ou telle bonne femme ou tel ou tel bonhomme, après que vous l'ayez rencontré. Une fois sur deux ou même plus, vous en êtes incapables ! Je vous rappellerai, pour le coup, que le boulot de Freud sur Schreber, on dit que ce n'est pas une psychanalyse, j'ai entendu cela souvent, il ne l'a pas eu sur son divan, mais je me demande comment Freud aurait fait s'il n'y avait pas eu cet écrit. Schreber a écrit son livre et c'est là-dessus que nous nous sommes appuyés, s'agissant de psychose. Quand les gens vous disent qu'il ne s'agit pas là d'une psychanalyse, c'est une grave erreur. Une psychanalyse s'exerce aussi bien à l'endroit des documents écrits pour autant qu'on puisse considérer, ce qui peut être discuté, que la psychanalyse est aussi un exercice de lecture. Si la discipline du commentaire analytique ne peut pas s'appliquer à l'écrit, on se demande ce que pourrait bien être cette vraie discipline du commentaire. Pour ce qui me concerne, je ne ferai aucune distinction entre un exercice analytique sur un texte écrit et sur un texte parlé. Puis, il y a des textes parlés dont la lisibilité nous est difficilement accessible pour des raisons de structure, à savoir qu'il y a des espaces où nous n'arrivons pas à naviguer, sauf à ce qu'ils soient écrits et que nous puissions y entrer forcés, contraints, au prix d'une discipline subjective telle que nous arrivions à y pénétrer d'une façon telle que nous ne soyons pas trop largués. C'est sans doute la raison pour laquelle, par exemple, Lacan insistait tant sur la question des noeuds pour dire aux gens qu'ils n'avaient qu'à s'y coller, à faire des noeuds et à tripoter le truc ! Si vous n'avez pas touché à la chose, il faut toucher, eh bien, vous pouvez aller vous brosser !

Donc, comme vous voyez, je suis en train de faire la promotion de ce volume. C'est rare que ça m'arrive. Habituellement, je suis plutôt méchant. En plus, je n'aime pas relire les trucs que les uns et les autres nous avons commis. Enfin, je trouve que ça a le mérite de mettre les choses comme il faut, d'une façon qui ne soit pas prétentieuse, qui s'offre vraiment à la discussion, qui a une espèce de cohérence et qui laisse chacun devant ses difficultés étant entendu que ceux qui se seront tapé la plus grande difficulté sont, bien entendu, ceux qui se sont coltinés la transcription et comment ils allaient la commenter et un petit peu, le temps d'avant, ma pomme, pour autant que j'ai dû interroger le patient et puis, avant moi, ceux de mes camarades qui ont choisi de me présenter les patients en me présentant ce qui se passait et en se demandant comment se débrouiller de cette affaire. Vous voyez, ce sont des histoires à plusieurs étages qui, comme j'ai eu l'occasion de le dire à ces journées, ces histoires mobilisent beaucoup de monde, à savoir que puisque c'est la mode de parler de la fabrique de la clinique, c'est bien gentil de parler de fabrique, mais il ne suffit pas de monter une usine pour qu'elle marche. Comment fabrique-t-on la clinique ? Moi, je commence à peine à en avoir une idée ! Enfin, il m'a fallu longtemps ! Cette idée, à dire vrai, remonte à 1972. Vous voyez, il a fallu longtemps ! Ce qu'il y a de marrant dans ce volume, je vous le dis, entre nous, mais il ne faut pas le dire trop fort ! Si Annie Deschênes a le malheur de mettre ça sur internet, je vais me faire assaisonner une fois de plus, comme elle le sait ! J'avais demandé à nos collègues, aux plus jeunes comme aux plus vieux, d'y aller de leur couplet et puis, comme discutants, nous avons pris des vieux parce que les vieux font souvent les malins. Je vous garantis qu'ils ne font pas meilleure figure que ceux dont ils étaient les discutants et qui ont, pour plusieurs, vingt balais de moins ! Donc, ça remet chacun à sa place et ça mériterait, je ne sais pas si je le ferai, Annie, une petite postface de ma part. Parler de tout en général, en ayant tout lu, on sait ce que ça donne et comme nous sommes dans la Hochkultur depuis toujours, vous me disiez, Stéphane, que vous n'étiez pas trop content de la philosophie allemande, mais je crois qu'elle nous a infiltré de ce côté-là, la figure du savant. Je me demande jusqu'à quel point nous ne le devons pas à notre chère Allemagne, parce que, à ma connaissance, ce n'était pas spécialement un trait français, cela.

Stéphane Thibierge

L'école française était plus attentive à la fabrique des faits, justement, en anthropologie, en médecine...

Marcel Czermak

Et Freud l'avait lui-même repéré et Dieu sait à quel point il était attaché à la culture allemande, je ne me souviens plus dans quel texte, il fait cette remarque et où il a l'air de considérer que ce serait un bénéfice de la Hochkultur allemande que de... Freud s'était un peu mixé, parce que c'était un métèque à plusieurs égards. Donc moi je veux bien être pendu si là-dedans il n'y a pas des trucs vraiment originaux qui font la preuve de comment on fabrique de la clinique. C'est explicité là-dedans à condition qu'on veuille bien le mettre en oeuvre, parce qu'il ne suffit pas de savoir comment on s'y prend, encore faut-il le mettre en oeuvre. Il ne suffit pas de savoir comment on met sa clef dans le démarreur de la bagnole pour pouvoir la conduire. Donc, j'étais là, Annie, à parcourir tout cela avec quelques petites remarques par-ci par là, quand on corrige, évidemment, il y a toujours des trucs qui passent, enfin, c'est secondaire, mais nous finirons cela tranquillement. Je me retrouve avec trois documents et je me demande par quoi commencer. J'ai été sollicité, comme ça arrive, pour participer à un jury de thèse, il faut bien avouer que parfois on s'y ennuie.

Perla Dupuis Elbaz

C'est fait pour ça !

Marcel Czermak

Non, c'est pas fait pour ça ! Un vrai jury de thèse, on discute, on s'engueule, on cause, on s'égratigne, enfin, ça devrait avoir un côté méchamment heimlich. Le problème, c'est quand vous dites non sans arrêt aux gens, que ça vous emmerde, après vous vous retrouvez enterré dans votre trou et puis vous ne voyez plus personne. Alors, de temps en temps, vous dites oui, parce que cela vous permet à la fois de lire un document, ça vous donne une idée du panorama, ce que c'est qu'une thèse, ça vous permet de rencontrer des gens que vous ne voyez jamais ou rarement, si ce n'est dans des histoires plus ou moins mondaines et puis cela vous permet de faire un tour un peu à l'étranger, quoi. Donc, là, j'ai accepté, je ne veux pas déflorer le sujet parce que ça sera soutenu d'ici deux mois, mais c'est un sujet fort intéressant puisque ça tourne autour de ceci "Unité du discours psychiatrique". Je crois qu'il lui manque, compte tenu du contenu le point d'interrogation. Au fond, toute la thèse le démontre, la psychiatrie est un sac dans lequel on a fait tomber à peu près tout ce qu'on voudrait. La seule définition correcte de la psychiatrie, comme discipline entre guillemets, "autonome", c'est sa définition administrative et juridique, à savoir la mission qui lui est confiée par la haute autorité, c'est elle qui circonscrit le champ de l'activité, laquelle peut varier éminemment, selon les régimes et la période. Pour prendre un exemple récent, quand il y a eu le rapport Piel et Roelandt qui s'appelle "De la psychiatrie vers la santé mentale". C'était une incitation à ce que le gouvernement fasse tout pivoter et à ce que nous devenions, les uns et les autres, des santé-mentalistes, charge à nous de nous occuper de tout d'un accident à la gare de Lyon, de l'assistance psychologique aux victimes, comme on dit maintenant : l'aide à faire son deuil, la réparation des coeurs brisés... En somme, de mettre des pansements un peu partout. Il y avait là un vrai pivotement de mission requis, enfin, suggéré en tout cas, par les rédacteurs qui n'a plus rien à voir avec ce qui était, par exemple, la mission de Philippe Pinel quand il a débarqué à Bicêtre ou à la Pitié Salpêtrière. On te nomme commissaire de la République, on te file un surveillant et puis, là-dedans, il y a un mélange absolument incroyable de délinquants, de putains, de malades, ils sont tous ensemble, c'est un vrai foutoir et il faut mettre un peu d'ordre là-dedans, mais s'il y a des gens qui sont vraiment malades, on ne voit pas pourquoi ils devraient être avec des délinquants. Alors, il a démarré son truc, il a fabriqué une nosographie, mais on ne lui avait demandé que de faire le tri, puis ça se termine par une nosographie relayée par Esquirol et c'est comme ça que toute l'histoire démarre. Ce n'était pas la même mission que d'être un santé-mentaliste. Vous voyez comment les missions peuvent pivoter ! Donc, le champ est évidemment défini par le plus haut niveau de l'action humaine, à savoir le niveau politique. Foucault n'a pas raté ça en disant, Lacan non plus, c'est de la sociâtrie : ce qui n'est pas faux. Ce n'est pas faux ! Mais enfin, c'est un peu court, parce qu'en entrant dans ce foutoir, on découvre que des types comme Pinel ou d'autres, qu'il ne s'agit pas seulement de faire le tri et d'être un pur agent d'une politique de l'État qui viendrait gouverner ce qui serait la fonction essentielle des praticiens. Puis, le praticien, il a prêté serment, d'abord au service de ses malades et après à celui de l'état, c'est quand même pas la même chose que le serment prêté à l'Union Soviétique où on s'engageait d'abord à être un bon citoyen de l'Union Soviétique et après on était au service de ses malades. C'est quand même là une inversion de la problématique de la même façon que le serment des fonctionnaires n'a rien avoir avec le serment d'Hippocrate des médecins ! Un fonctionnaire n'a pas de devoir de résistance, sauf si vraiment ça va trop loin, alors que le serment prêté par les médecins est tout à fait le contraire, il y a là une obligation de résistance. Donc, vous voyez, il y a là toute une série de choses, qui sont extrêmement intéressantes, concernant tout aussi bien le rapport qu'un praticien peut entretenir en son nom, à l'endroit de ses patients comme ce que ça lui permet d'extraire comme particularité, aux colorations qui sont devant lui et qui seraient des choses qui interpellent légitimement celui qui s'intéresse à son prochain à titre de, je mets ça entre guillemets, pas nécessairement de soignant, soucieux de savoir ce qui se passent avec les femmes et les hommes dans le foutoir et ça produit, évidemment, des faits étranges, notamment ceci, c'est qu'il y en a qui se mettent à repérer qu'il y a des trucs qui se retrouvent. On met un signe, ça se retrouve, tout cela fait un tableau, ce qui pose problème. Lacan mettait l'accent sur le fait que la distinction entre le signifiant et le signe, c'est un problème pour nous jusqu'à ce jour parce qu'on peut relever des signes, un signe de quelque chose pour quelqu'un, on peut très bien établir une régularité de signes, sans savoir signe de quoi. Un signe de quelque chose pour quelqu'un reste une énigme si on ne sait pas de quoi il est signe. Prenez un exemple issu de la médecine, la succussion hippocratique. Est-ce qu'il y a des médecins parmi nous ? Vous connaissez la succussion hippocratique ?

Médecin

Non !

Marcel Czermak

Vous voyez, même ça, ça se perd ! Cela consistait pour ceux qui avaient un épanchement pleural, ça date du temps d'Hippocrate, à les secouer avec une oreille collée contre le thorax pour entendre si ça faisait glouglou. Alors, on pouvait savoir s'il y avait de l'eau dans le thorax.

Perla Dupuis Elbaz

C'est formidable !

Marcel Czermak

C'est un beau terme, la succussion hippocratique, ça vient du verbe secouer, le fait de secouer, c'est une succussion. Vous voyez, il y des termes de la langue... Au moins, quand le type est mort, j'ai vu qu'il y avait du liquide et j'ai compris. Le prochain coup, à le secouer, on sait qu'un type a du liquide dans le thorax. Au moins il y a un rapport direct avec tout ce que j'entends. Maintenant, quand un type me dit, ce sont des trucs que nous avons souvent évoqués ici : "je suis mort", comment est-ce que je vais prendre cela ? Si mon fils me dit, comme hier soir lorsque je lui ai raconté un blague : "papa, tu m'as tué !" (Rires), je lui réponds d'arrêter ses conneries et il se met à se marrer en me disant qu'il s'agit là d'une façon de parler ; c'est déjà autre chose. Ce n'est pas la même chose que s'il m'avait dit qu'il était un mort vivant, qu'il était éternel et qu'il ne reste plus qu'une solution, c'était de le tuer. Alors, là, il vient un autre type de problèmes ; signe de quoi pour qui ? Je l'évoque parce que nous avons souvent évoqué la question éminente du syndrome de Cotard, mais c'est une question qui est restée en plan de 1892 à 1992, date à laquelle nous l'avons repris pour nous en débrouiller. Lanteri Laura, dans un article très joli dans l'Encyclopédie médico-chirurgicale, a fait un article sur les délires chroniques où il dit qu'il y a un certain nombre de trucs qu'on n'arrive pas à comprendre, alors il évoque ça comme si c'était une statuette archéologique qu'on fout sur une étagère et puis on ne sait pas quoi en faire, mais enfin, c'est là, des pierres d'attente. Les médecins aussi appellent ça des pierres d'attente, on ne sait pas trop quoi en faire. Il va en citer trois ou quatre, c'est marrant, il y a le syndrome de Cotard, le transsexualisme, les folies à deux et le syndrome de Fregoli. Ce sont là très exactement des trucs que nous avons tenté de débrouiller, entre autres Stéphane s'y est mis du côté du syndrome de Fregoli et de Capgras, d'autres s'y sont mis du côté du transsexualisme, des folies à deux. Nous avons débrouillé le truc et je dois vous dire que ce sont là des trucs très freudiens, Freud disait que s'il y a un seul truc qu'on ne pige pas et qu'on débrouille, cela fait bouger toute la théorie. Eh bien, nous on l'a fait et pour l'instant, ça n'a rien fait bouger du tout. Nous sommes peut-être prétentieusement les seuls à penser qu'on a fait un tout petit peu pivoter une bonne partie de l'affaire, mais ça n'a fait ni chaud, ni froid à Lanteri Laura. Je dois vous en dire un mot parce que Lanteri, hélas décédé, était à la fois mon aîné et mon ami. Il avait été l'assistant de Georges Daumezon avec Charles Melman dans les années 65 et 66 et, pendant très longtemps, quand il a pris la tête du service qui était le sien à l'Hôpital Esquirol, Charles et moi allions raconter, une fois par an, nos joyeusetés psychanalytiques dans son service avec le plus grand sérieux et tout le monde était très content, mais je dois vous avouer que ça faisait strictement ni chaud, ni froid. Donc, voilà que Lanteri sort un bouquin, je pense que certains d'entre vous ont dû le lire, il a eu beaucoup d'aura et d'audience sur la question des paradigmes en psychiatrie. Quand c'est sorti, Lanteri me l'a envoyé et je n'ai pas été lui rendre une visite amicale et je ne lui ai pas dit qu'il charriait puisque ça faisait de nombreuse années qu'ils se frottait à des psychanalystes, il les fréquentait, qu'il les invitait, qu'il y avait des amis, alors qu'il racontait dans son bouquin qu'il y avait des paradigmes - il avait piqué ça chez Kuhn, comme il le disait lui-même très bien - et il réduisait la psychanalyse à n'être au fond qu'un paradigme. C'est là une façon sophistiquée et pédante de dire que c'est un modèle. J'aurais été quelque peu désagréable avec Lanteri, mais ça c'était entre quatre yeux et je regrette qu'il ne soit plus vivant pour qu'on reprenne cette discussion. Alors, on prend le truc de loin, parce que ce que je suis en train de vous dire, ça concerne (...) Le père Georges Daumezon a donc eu un assistant, à une certaine époque, donc Lanteri, Georges Daumezon, qui était mon patron, et Lanteri avaient quand même une particularité, d'abord ils avaient un séminaire qui s'appelait "séminaire de psychiatrie comparative" qui consistait en quoi ? Tous les jeudi soirs, ils invitaient un copain qui venait raconter son son de cloche et chacun y allait de sa sensibilité personnelle et de son opinion, etc. C'était ça la psychiatrie comparative et Daumezon de dire que ceci était une paranoïa selon Kretchmer, ou une paranoïa selon Kraepelin, etc. Daumezon aimait dire que c'était un tableau selon l'opinion d'untel ; à chacun son opinion, son modèle et comme c'était un grand sceptique, je m'étais permis d'écrire dans sa nécrologie, parce que j'étais de garde le jour où il s'est planté en bagnole que c'était un sceptique qui s'adossait à l'agnosticisme. C'était un pieu, un vrai protestant, un vrai, ce n'est pas le cas de Lanteri qui était un catholique. Enfin, un scepticisme radical, adossé à de la doctrine, une fois de plus, de l'idéologie comme fonction de la méconnaissance et donc, une opinion en vaut une autre, même si c'était des hommes à la fois d'un courage, d'une intégrité, d'une éthique irréprochable, c'étaient des types capables de payer le prix fort quand ils tenaient à quelque chose et, néanmoins, sur le plan de la clinique, une opinion en vaut une autre et ils ont passé leur temps à demander qu'est-ce que c'est qu'un signe. Leur grand truc, il y a des documents là-dessus, par exemple ; Daumezon et Lanteri Laura faisaient des présentations de malades et ils entraînaient les candidats aux concours hospitaliers à rédiger des certificats, alors il y avait des choses très bien venues, là-dedans, remarquables, et on sait très bien quand on rédige un certificat on a une curieuse clinique parce que ça a une double entrée et une double sortie, une à l'égard des administrations, parce que les administrateurs n'y connaissent rien, il faut qu'ils pigent et puis une autre à l'égard des collègues car il faut qu'ils sachent ce qu'on a pensé. Donc, c'est un exercice d'équilibriste assez délicat, c'est une des raisons d'ailleurs qui a fait la qualité de la clinique française, parce qu'au fond il s'agit d'équilibristes quelque peu acrobatiques. C'est à travers cela qu'ils essayaient d'attraper ce qu'était une sémiologie, tirés qu'ils étaient par la médecine, à savoir la succussion hippocratique tout en entendant "je suis mort", ce ne sont pas là des signes cliniques d'un même type. Au moins, ils avaient le mérite d'être de bons médecins, ils n'étaient pas des médecins bidons, ce qui commence à devenir un petit peu rare. C'était d'ailleurs des types avec lesquels on pouvait causer des rêves ou de ce qu'on voulait.

Donc, j'ai là cette thèse, j'étais parti de ceci : "L'unité du discours de la psychiatrie", je ne sais pas si ce sera rectifié au moment de la soutenance, mais j'aurais préféré qu'il y ait un point d'interrogation, quand même. Quoiqu'il en soit, son point d'appui est le bouquin de Lanteri dont je vous parlais, qu'il avait écrit peu avant sa mort et qui lui-même a d'ores et déjà, je me permets de le dire, trente ou quarante ans de retard. Nous avons souvent évoqué ici, comment les meilleures choses produites par nos collègues ne franchissent pas l'horizon et c'est ça la résistance, notre propre viscosité mentale. Les meilleurs trucs, il leur faut entre trente et quarante ans pour qu'elles franchissent les résistances. Contrairement au domaine de la science, si jamais il y avait la puce informatique qui ferait que votre iPod, vous pouvez le foutre à la poubelle dès qu'il y en a un de meilleur, c'est irrésistible. Là, c'est exactement le contraire et c'est bien l'indication que ce à quoi on a affaire est une forme de résistance et que la clinique est entièrement tissée là-dedans. Comment rompre les connivences, les facilités, etc. ? L'une des choses que je trouve très merveilleuse, Stéphane l'avait bien repéré dans sa propre thèse, c'est comment des mecs, à mille lieues de la psychanalyse, sans aucune connaissance psychologique, avaient repéré des trucs qui, jusqu'à ce jour, tiennent debout dans la description de ce qu'ils considéraient être des signes, groupés en syndrome et que c'était tellement cohérent et homogène qu'on entrait là-dedans avec bonheur à condition, évidemment, d'avoir un petit bout de théorie. C'est là que la question de la théorie intervient, puisque nous, un peu plus tard, nous avons pu faire pivoter un tout petit peu cette clinique pour remettre le truc sur pied et la question était donc réglée un siècle après.

On ne fait pas tout le temps du vrai avec du vrai, on fait parfois du vrai avec du faux ! Par conséquent, ces ancêtres méritent un peu de sympathie et un peu de considération. En 1972, le Congrès de neurologie et de psychiatrie demande à Georges Daumezon, qui était mon patron, de faire un rapport sur le thème : "Apports de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique". Alors, quand on remet les choses un peu en perspective, ça n'est pas du tout anodin puisque Lanteri et Daumezon marchaient en tandem. Lanteri s'était fendu d'un rapport qui s'appelait : "Apports de la linguistique à la psychiatrie" et d'un deuxième rapport : "Apports de la phénoménologie à la psychiatrie" et donc là, d'un troisième : "Apports de la psychanalyse à la psychiatrie" demandé à Georges. Évidemment, Daumezon a fait comme il en était coutumier, le séminaire de psychiatrie comparative du jeudi soir et il a invité des copains pour lui raconter ce qu'ils en pensaient. C'est comme ça que Lacan a été invité, vous en trouverez trace dans l'un de nos Bulletins parce que j'ai pu sauvegarder les textes. Jean Allouch m'avait téléphoné pour me demander de lui envoyer ce document, ce que j'ai fait et il m'a téléphoné après-coup pour presque m'engueuler, parce qu'il manquait une partie dont il semblait croire que je la lui avait soustraite : c'était pourtant la faute au retournement de la cassette. (Rires) Cela vous donne une idée très précise des rapports de loyauté et de confiance qui règnent dans nos chers milieux. J'aurais pu très bien, comme certains font, me garder le truc en poche en attendant des jours meilleurs plutôt que le sortir. Non, j'ai dit gentiment oui, comme il le voulait, je lui ai refilé et je me suis fait un peu allumer comme si j'avais chouravé une partie du truc. Quoi qu'il en soit, ça, c'est sur le site de l'École lacanienne, il y a là-dedans d'ailleurs le document que nous avions publié dans le Bulletin numéro 21, si je ne me trompe pas, il y est bien expliqué dans quel contexte tout cela s'est opéré et il y est bien précisé qu'une contribution de Piera Aulagnier sur le même thème, qui figurait en annexe de ce rapport de Daumezon, "Apports de la psychanalyse à la psychiatrie" et que Charles Melman, auparavant, avait fait un article excellent dans l'Information Psychiatrique qui y était référencé. Je n'ai pas été moi-même vérifier sur le site que je viens de vous mentionner pour savoir comment c'est référencé, mais en tout cas, c'est référencé dans notre Bulletin. Le texte de Charles, si je me souviens bien, démarrait concernant la question de "l'apport", je le cite de mémoire : quand on parle de l'apport d'une discipline à une autre, ça a toujours un côté un peu critique de la part de qui demande l'apport, un peu insuffisant, vous n'en avez pas fait assez, ça a un côté de subordination. Pour aller au fond des choses, je serais plutôt de ceux qui considèreraient qu'il y a une psychiatrie lacanienne qui est en train d'apparaître depuis un bail, mais en aucun cas je pourrais considérer qu'il y a un apport de la psychanalyse à la psychiatrie, ce n'est pas un apport. Alors, le truc de Lacan démarre de la façon suivante : le père Daumezon lui dit : "Jacques, tu as lu le texte de Melman ?" et Lacan lui répond que c'est un texte qui lui a plus plu que d'autres. Dire qu'il était content de ce texte plus que d'autres, il y a là toute une ambiguïté ! Cela voulait dire qu'il y en avait qui n'étaient pas contents, ou que par rapport à d'autres textes... Vous voyez, l'ambiguïté. Puis, il y va de son couplet très simplement, très gentiment et il met sur la table certaines choses élémentaires, qui sont fort bien reprises et commentées dans la thèse que j'ai évoquée : quand j'examine un malade, je ne suis pas tout seul dans le coup, les gens qui sont présents sont en général en analyse ou en contrôle avec moi, il n'est pas dit que ce soit moi qui puisse tirer tout le bénéfice d'un interrogatoire puisque ce sont ceux qui dansent sur le même pied que moi qui peuvent repérer des trucs que moi, je ne peux pas repérer, s'il y a un apport, si j'ai fait un apport, c'est le cas Aimée, mais depuis, on n'a amené aucun anneau à la psychiatrie, - je crois que depuis, on en a quand même amené quelques-uns - ce que les uns et les autres peuvent en tirer, c'est proprement une dimension sémiologique originale qui est liée évidemment à l'interpellation, au type de riposte, c'est-à-dire comment on va répondre et comment on clive les phénomènes. Tout cela est fort bien débattu et discuté dans cette thèse et là, je finissais de lire cela et c'est plutôt sympa.

Cela rend compte, il y a une vraie difficulté à apprécier comment les choses se sont vraiment tricotées. Notre archivistique sur ces questions est nulle. Jorge Cacho m'a demandé de faire un exposé pour les jeunes là-dessus. Alors, il y a là quelques volumes de la collection Tempo Freudiano, que nos copains brésiliens ont sortis, c'est quand même formidable ! Nos copains brésiliens qui sont moins cons que nous, moins résistants, je ne sais pas, appelez ça comme vous voudrez, ils ont sorti un certain nombre de volumes qui sont sur le mode anthologique et didactique, un certain nombre d'articles qui sont la traduction d'un certain nombre d'articles commis par quelques-uns d'entre nous. Le numéro 1 démarre très précisément, en portugais, par l'article que je mentionnais de Melman sur la contribution de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique, la discussion avec Georges Daumezon et d'autres. Puis, un certain nombre d'articles, que certains copains, collègues, ont produits au fil des années et ça, c'est exactement, la réalisation jusqu'à un certain point du programme que Lacan avait souhaité et en particulier au sujet des anneaux, quand il disait que depuis sa thèse, il n'y avait pas eu d'anneau supplémentaire : il y en a eu quelques-uns, c'est visible et lisible dans cette série de publications. C'est quand même marrant que ce soit les Brésiliens, évidemment, qui n'ont pas les mêmes difficultés que nous, les mêmes chaloupages, eh bien, ils sont capables de sortir trois volumes, le quatrième est en préparation, sur un mode qui n'existe pas en France. Ce sont des textes qui étaient épars, publiés à droite et à gauche, qui ont été regroupés et qui apportent une sérieuse réponse à toutes ces questions. Si vous voulez vous y remettre, soit vous retrouvez les articles en français ou vous apprenez le portugais.

C'est bien intéressant de constater que nos copains à l'étranger aient si bien repéré comment s'y prendre ; ils ne doivent pas avoir les mêmes résistances que nous !

Notes :

(*) : Transcription d'Annie Deschênes

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