Grossophobie ?

Grossophobie ?
Norbert Bon
Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.
Albert Camus
« Quand je me promène en ville, je suis effaré du nombre de jeunes obèses, enfants, adolescents, jeunes adultes que je croise. Mais ça, on ne peut pas le dire, on se fait taxer de grossophobie. Alors que les gros ne me font pas peur, je suis juste inquiet pour leur avenir et celui de l’espèce humaine », me dit cet analysant qui traverse une partie de la ville à pied pour venir à sa séance. Remarque très juste, il y a là un usage erroné du terme phobie, étymologiquement frayeur, crainte : homophobie, transphobie, phobie scolaire… Même dans le langage courant où une phobie se définit comme une peur irrationnelle d’une situation spécifique qui peut produire une crise d’angoisse lorsqu’elle se présente. D’où la mise en place de stratégies d’évitement pour ne pas y être confronté : éviter les espaces découverts dans l’agoraphobie, prendre l’escalier plutôt que l’ascenseur dans la claustrophobie, éviter les caves ou les greniers pour les arachnophobes, etc. Peur irrationnelle que les théories cognitivo-comportementales attribuent à un traumatisme ayant entrainé un conditionnement qu’il s’agit de corriger en apprenant au patient phobique à approcher et apprivoiser progressivement l’objet ou la situation phobogène. Pour les psychanalystes qui considèrent que, du fait qu’il est immergé dans le langage, l’être humain est doté d’un appareil psychique qui ne se réduit pas à son cerveau, la question est plus compliquée. Rappelons-nous le petit Hans, avec sa peur que les voitures tirées par des chevaux ne se renversent puis que le cheval tombe. Au-delà de la cause occasionnelle qui fit que « le cheval fut élevé à la dignité d’objet d’angoisse » 1, Freud repère le déplacement métonymique le long de l’attelage : « A cause du cheval ! », (Wegen [Wägen] dem Pferd) ! Puis l’interdit de la masturbation dans la crainte qu’il ne lui morde le doigt : « ne pas y mettre le doigt », (nicht den finger hingeben). Le tout lié au questionnement sur la caisse où se trouvait la petite sœur Anna avant sa naissance et à la proximité culottée de la mère à son endroit, doublée de la tolérance paternelle. Comment mieux saisir in vivo le nouage entre le corps et le langage avec les embarras libidinaux qui peuvent en résulter ?
L’angoisse est un affect sans représentation, le désir de l’Autre auquel le sujet est livré restant énigmatique, et la phobie une façon de la maîtriser en substituant à son objet méconnu un signifiant qui fait peur et qu’il suffira ensuite d’éviter de rencontrer. La phobie est en effet, une « maladie de l’espace » 2 selon le mot de Charles Melman : l'angoisse, et la phobie qui peut s'en constituer en avant-poste, a rapport avec l'espace, séparé entre le lieu familier du Heim et un extérieur menaçant, avec, plus précisément, ce point limite, point de fuite de la perspective classique, au-delà duquel toute référence peut manquer et le sujet être enlevé, soufflé, happé dans l'Autre, à moins que ce ne soit l'Autre qui surgisse dans le monde du sujet sous la forme d'une gueule plus ou moins menaçante : crocodile, cheval, chien… Ou un bec, comme dans le cas de phobie des poules, rapporté par Hélène Deutsch. 3
Certes, notre analysant ne se souvient pas d’avoir vu sa mère enceinte de sa jeune sœur mais il n’est assurément pas grossophobe, il ne craint pas de voir une grosse femme surgir d’une bouche de métro et l’engloutir. Qu’il aime à pérégriner à travers la ville, comme aller se frotter aux limites du monde familier, sur les volcans, dans les déserts ou les rivières gelées de l’Himalaya, relève sans doute d’un aménagement phobique mais bien tempéré, jouissance du bord. A la différence des récents argonautes qui redoublant l’hubris du Titanic en reçurent le châtiment de Némésis…
Nancy, le 30 juin 2023
.