Une petite pincée d’amour ?
Mardi 24 janvier 2023
Annie Delannoy : Une petite pincée d’amour ?
Thierry Roth : Bonjour à tous, bonjour à tous ceux qui sont venus ici, qui ont bien voulu se déplacer pour cette séance du Grand Séminaire de l’ALI, toujours autour de cette phrase ; « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». C’est donc Annie Delannoy qui nous fait l’amitié de venir à Lyon, alors que je vois beaucoup de parisiens sur l’écran … de Lyon jusqu’à Paris, oui, pardon. Et Jean-Luc qui est venu de Grenoble, qui a été plus rapide que les parisiens que je vois sur l’écran. Merci à vous deux d’être là, et Annie Delannoy pour une conférence qui s’intitule « Une petite pincée d’amour ».
Annie Delannoy : Avec un point d’interrogation.
Th. R. : Avec un point d’interrogation, qui s’arrêtera peut-être à la fin, on ne sait pas.
À vous alors Annie.
Bonsoir à tous. Je voudrais commencer par remercier les organisateurs de m’avoir proposé de me risquer à cet exercice : c’est-à-dire conjuguer le savoir que l’aphorisme recèle à mon expérience et mon énonciation….
Je n’en suis pas moins très impressionnée.
D’autant plus que les interventions de Martine Lerude et Pierre Marchal qui précèdent ouvrent un horizon de questions qui croisent les miennes mais ne font que les démultiplier… Et que la discussion de la fin du séminaire d’hiver n’est pas sans écho à mon propos…
En ce sens, il me semble que le pari de ce travail collectif répond à merveille à la fonction de l’aphorisme tel que Martine Lerude nous l’a rappelé dans son intervention introductive, à partir de la définition du Littré : « un aphorisme : sentence renfermant un grand sens en peu de mots » et de ce Lacan en dit. Transmission possible d’un savoir et son ouverture.
Voici donc ma façon non fermée de vous présenter la mienne quant à cet aphorisme.
Alors, SEUL L’AMOUR PERMET A LA JOUISSANCE DE CONDESCENDRE AU DESIR
S’affronter à cet aphorisme c’est faire l’épreuve de l’impossibilité à faire fonctionner individuellement chacun des termes qui le constitue. Sinon au risque de tomber dans un discours philosophique qui appellerait un inventaire conceptuel.
Aussi, cet aphorisme articule entre eux, trois termes : Amour Jouissance et désir et mon postulat de départ est que cette articulation est borroméenne : pas l’un sans les deux autres, pas l’un sans l’entame des deux autres… au risque qu’il se défasse et perde sa structure.
En ce sens, je dirais que cet aphorisme dans un premier effet de rencontre, vient dire quelque chose de la structure subjective, de sa constitution et des conditions nécessaires à ce qu’un sujet de l’inconscient advienne.
Reste les trois autres signifiants : SEUL PERMET et CONDESCENDRE qui semblent faire lien au sens des DESSUS DESSOUS DU NŒUD que l’aphorisme constitue.
Pouvons-nous aller jusqu’à dire qu’il s’agirait là de la mise en mouvement de la structure subjective, son animation au sens de lui donner vie ?
Bien que je concède qu’il s’agit là d’une imaginarisation de ma part, mais après tout, le nœud on y entre par l’imaginaire ! Pour autant, ce n’est sans intérêt me semble-t-il car c’est peut-être là, dans les ressorts de cette mise en mouvement de la structure que chaque sujet singulièrement, y rencontre ses propres embarras.
En tout cas, comme ça, peut-être un peu naïvement, d’emblée, voilà ce que j’entends :
SEUL, postule que l’amour serait un nécessaire, C’est-à-dire qu’il s’agirait que L’AMOUR NE CESSE PAS DE S’ECRIRE ...
Alors il serait nécessaire à quoi concernant la jouissance ? Nécessaire à ce que la jouissance condescende,
Ce n’est pas n’importe quel terme, hein ! Là encore nous sommes renvoyés à un signifiant dont la signification ne se laisse ni saisir ni apprivoiser comme ça !
Mais il me semble à première lecture que condescendre fait résonner à la fois une péjoration et un don, un consentement, quelque chose qu’il est accepté de lâcher pour atteindre au désir.
Mais est-ce une obligation ?
Si l’amour s’admet d’emblée dans cet aphorisme comme nécessaire à ce que la jouissance condescende au désir, En quelque sorte la jouissance est-elle contrainte de condescendre au désir si amour il y a ?
Il semblerait que ce signifiant PERMETTRE laisse entendre que si l’amour y est nécessaire, pour autant, il ne fait que permettre, et encore ?
Permettre serait à entendre comme quelque chose qui donne la liberté à la jouissance (mais va–t-elle la prendre cette liberté, y consentir ?), ou bien est-ce une autorisation à condescendre, une tolérance à ce que le désir pointe son nez ? Ou bien encore, simplement un moyen, l’amour comme moyen, une voie, la seule semble-t-il pour parvenir à ce que la jouissance condescende…
Aussi, il me semble qu’une façon spontanée d’entendre cet aphorisme, serait de considérer que l’amour est en effet, le moyen et la condition pour que la jouissance puisse s’ouvrir sur le désir. Ce qui relèverait alors de la contingence. C’est-à-dire, ce qui cesse de ne pas s’écrire pour devenir possible, c’est-à-dire, ce qui cesse, de s’écrire)
A condition tout de même que le réel, là, soit considéré comme toujours sous-entendu.
Alors un nouage borroméen, oui : l’un, L’AMOUR, comme la condition nécessaire (SEUL), à ce que l’autre entre en fonction, LE DESIR, du fait de l’effet possible qu’il produit (PERMETTRE) sur le troisième LA JOUISSANCE, production et écriture d’un réel, à condition que ces trois signifiants tiennent par le réel même qu’ils mettent en place.
C’est en ce sens que cet aphorisme nous ramène au trajet que nous avons parcouru depuis quelques années à l’ALI au fil des séminaires « l’Ethique de la psychanalyse », « l’Identification », « l’Angoisse », et cette année « Encore » ; en les remettant sur métier, par un abord topologique et par le nouage borroméen.
Alors vous l’aurez peut-être entendu, ce qui fait mon fil pourrait se dire comme cela : d’une part il y l’avènement de la structure subjective, que nous pouvons soutenir comme ce que j’appellerai un invariant et d’autre part il y a la façon dont chacun vient singulièrement s’en débrouiller, c’est-à-dire vient animer la structure subjective dont il est le produit en tant que sujet de l’inconscient, par son propre texte.
Alors, Du point de vue de la mise en place de la structure :
Dans l’Identification, Lacan insiste : le sujet est effet de signifiant.
Point d’insertion du signifiant dans le réel, Signifiant, qui de faire coupure engendre la surface (cross cap) et produit l’ex-sistence du réel et permet ainsi l’incarnation du sujet, à condition que la coupure se reboucle.
Ce sujet aura alors à s’identifier en rapport et à cause de l’objet qui se détache du fait de cette coupure. Il parle ici de ce qu’il y a de réel dans l’effet du signifiant.
Il me semble que cela, tel que Lacan l’aborde dans l’identification, signe ce qu’il en est en effet du réel de la mise en place de la structure, qui relèverait de l’avènement réel du nœud borroméen, REEL du sujet pourrait-on dire. C’est-à-dire la mise en place du triskel organisé par ce trou central où se localise petit a.
On pourrait dire que l’entrée du signifiant dans le réel permet la création du lieu de l’être parlant, son habitat, en tant qu’il se soutient d’une substance jouissante, le corps, du signifiant qui le représente pour un autre signifiant, et d’un trou, d’une faille dont il est issu du fait même d’avoir été coupure réelle de l’objet qui le cause.
Dans l’Angoisse,
Lacan apporte une autre formalisation de la mise en place de la structure subjective : celle de la division subjective. (Pierre Marchal précisait dans son propos qu’il s’agissait plutôt de la division signifiante. Les deux formulations me semblent pour ma part assez proche dans la mesure où si le sujet est effet de signifiant, on peut soutenir qu’il s’agit là d’une division par l’opération réelle du signifiant mais que le produit de cette division est la mise en place de la subjectivité)
Donc un point de départ à cette division : un Autre, et un Sujet mythique, espace mythique de la jouissance, Un temps logiquement posé mais impossible, de l’existence d’un sujet non barré, d’avant la division et d’un Autre non barré, d’avant la division, d’avant la mise en acte de l’opération.
Un temps donc d’avant l’insertion du signifiant dans le réel et à partir duquel, Lacan nous invite à explorer l’articulation entre désir et jouissance. L’entame de cette jouissance mythique par le signifiant produit l’objet comme cause du sujet, alors engagé sur la voix du désir. L’objet antécédence du sujet. L’objet comme cause du sujet. Sujet voué au désir d’un objet vers lequel il va tendre mais qui ne se confond pas avec celui qui le cause.
Lacan dans l’Identification, précise que si alors le sujet peut entreprendre de dire l’objet de son désir, cela relève d’un acte d’imagination, en d’autre terme cela suscite une manœuvre de la fonction imaginaire.
Mais alors si cela donne les coordonnées de la structure subjective. Qu’y faut-il pour que cette structure s’anime ? Quel est l’ingrédient dont il faudrait saupoudrer la structure pour qu’elle s’anime ?
Une petite pincée d’amour ?
Serait-ce là qu’il faudrait entendre alors deux temps : celui de l’insertion du signifiant dans la surface et le second, celui de la double boucle pour que l’opération trouve les conditions de sa réussite, par l’efficace de l’amour ?
De la même manière, dans l’opération de la division subjective y aurait-il ce nécessaire, l’amour ?
Est-ce par lui que cette manœuvre de la fonction imaginaire se mobilise ?
Dans Encore,
L’amour est d’emblée évoqué dès la première leçon, en tant qu’il jaillit de cette faille dont le nom propre est « Encore », comme demande d’amour. Adresse à cet Autre primordial.
Serait-ce donc ce point nécessaire et logique à la fois, à la mise en route de la structure subjective ? Comme on dirait qu’il faudrait une petite pointe d’amour pour que s’anime le sujet ? La manifestation de l’amour de l’Autre comme nécessaire réponse à cette demande d’amour qui surgit de la faille mise en place par l’insertion du signifiant dans le réel et qui porte le doux nom propre d’« Encore » ?
Un amour qui s’écrit toujours ici, me semble-t-il, comme ce qui relève du don de ce que l’Autre n’a pas, à celui qui n’en veut pas, parce que ce n’est pas ça. Un amour qui permet que s’ordonne la structure subjective autour de ce « ce n’est pas ça ». Un amour compris dans sa dimension réelle.[1]
Aussi, ce serait dans ce branchement sur et par l’amour, en tant que réel inhérent à la structure, que viendraient s’écrire les embarras singuliers de chacun. Notre aphorisme prend existence dans le propos de Lacan alors qu’il entend « s’attaquer à quelque chose qui est de l’ordre du ressort du désir à la jouissance », à partir du rapport homme-femme :
« Sur un sujet aussi délicat que celui-ci, des rapports de l’homme et de la femme, […] articuler tout ce qui peut rendre licite, justifier la permanence d’un malentendu obligé ne peut qu’avoir l’effet tout à fait ravalant de permettre à chacun de noyer ses difficultés personnelles, dans l’assurance que ce malentendu est structural. Or parler de malentendu n’équivaut nullement à parler d’échec nécessaire. On ne voit pas pourquoi si le réel est toujours sous-entendu, la jouissance la plus efficace ne pourrait pas être atteinte par les voies même du malentendu ».
Arrivée à ce point de mes réflexions, Je voudrais proposer un petit détour clinique qui vaut ce qu’il vaut mais qui me parait illustrer un peu ce qui fait joint dans mes questions.
Partons de ce qui relève d’un des avatars de l’amour, la jalousie. En effet, elle concerne à la fois la mise en route de la structure, par son archétype primordial que constitue l’invidia, mais elle concerne aussi, les embarras singuliers du parlêtre, dans la façon dont elle va intervenir dans le rapport amoureux.
Donc l’invidia comme première, et j’ajoute comme hypothèse qu’elle illustre cette manœuvre de l’imaginaire nécessaire à la mise en route, l’animation, de la structure subjective. La jalousie comme seconde, façon singulière du sujet d’écrire son propre texte, ses embarras personnels.
Lacan souligne dans son article « Les complexe familiaux », qu’alors que l’intrusion du frère (l’autre) a lieu, il y a confusion dans cet objet même : il conjoint amour et identification : Identification à l’état du frère « C’est, dit-il, cette ambiguïté originelle qui se retrouve chez l’adulte dans la passion jalouse amoureuse ».
Cette identification permet en même temps l’apparition de l’autre et la naissance du sujet.
Plus tard, dans son séminaire, Le désir et son interprétation, Lacan insiste sur ce point : le sujet voit son semblable dans un certain rapport avec la mère, mère primitive, identification idéale, première forme de l’Un, de cette totalité.
Donc il s’agit ici de voir l’image du petit autre, du semblable dans un rapport avec cette totalité.
Je souligne à nouveau ici, ce qui me semble être la manœuvre de la fonction imaginaire.
Cela amène inéluctablement, logiquement mais imaginairement, que l’autre est en train de posséder le sein maternel. C’est la réalisation de l’objet désiré. C’est une expérience cruciale dans ce rapport avec cet objet, le sujet prend conscience de soi-même comme privé. Il s’en trouve alors imaginairement frustré. Je cite « Il a l’expérience de quelque chose qui est devant lui à sa place, qui usurpe sa place, qui est dans ce rapport avec la mère qui devrait être le sien et où il sent cet intervalle imaginaire comme frustration ».
Une remarque s’impose : dans cette expérience décrite par Saint Augustin on ne sait pas si le sujet se fige dans une autodestruction passionnelle, qui vaudrait comme exclusion du sujet de cette image de complétude réalisée avec la mère, ou bien si quelque chose se constitue d’une première appréhension de l’ordre symbolique, où déjà l’objet prendrait valeur signifiante, c’est-à-dire où quelque chose, le phallus en l’occurrence, pourrait lui être substituer. C’est en tout cas par cette voie que le sujet peut sortir de l’anéantissement et entrer dans la dialectique symbolique.
Enfin, dans son séminaire l’Identification, Lacan reprend cette scène de Saint Augustin : c’est la possession de l’objet lui-même qui surgit, alors que «jusqu’alors [il] n’a été que l’objet sous-jacent, élidé, masqué ». « Le voici soudain produit dans l’éclairage de ce quelque chose de nouveau qu’est le désir ». « Le désir de l’objet comme tel, poursuit Lacan, en tant qu’il retentit jusqu’au fondement même du sujet, […], comme soudain menacé au plus intime de son être, come révélant son manque fondamental et ceci dans la forme de l’Autre, comme mettant au jour à la fois la métonymie et la perte qu’elle conditionne. Cette dimension de perte essentielle à la métonymie, perte de la Chose dans l’objet, c’est là le vrai sens de cette thématique de l’objet en tant que perdu et jamais retrouvé. […] c’est faussement que l’on peut dire que l’être dont je suis jaloux est mon semblable : il est mon image, au sens où l’image dont il s’agit est image fondatrice de mon désir ».
Pour l’illustrer, j’ai trouvé intéressant de croiser deux récits : «Jour de souffrance » de Catherine Millet, qui a été publié en 2008. Et puis, en écho, « Le ravissement de Lol V. Stein » de Marguerite Duras.
Ces deux figures féminines, l’une contemporaine, l’autre d’un temps suspendu, sont confrontées à la même scène, celle de leur homme ravi par une autre sous leurs yeux qui les laisse dans un instant de sidération. Néanmoins, l’une va trouver résolution à son anéantissement par le déclenchement de la folie jalouse, on pourrait dire par le ravage qu’elle provoque ; l’autre, Lol V. Stein, ne semble pas pouvoir en passer par la jalousie, c’est « l’anti-jalousie » et va rester là, dans ce qui se désigne du ravissement.
Soulignons aussi que Catherine Millet relate que vivre un tel ravage, lui impose de reprendre sa psychanalyse. Elle raconte dans son livre comment son analyste, lui conseille cette lecture de Duras.
LOL V. STEIN
Alors ce premier temps : la scène du bal de T. Beach.
C’est le temps où Lol V. Stein est précipitée hors du temps, comme pétrifiée (Stein = pierre) dans son regard même : regard du spectacle de ce couple, son fiancé et Anne-Marie Stretter, charme d’une harmonie sans trouble, évidence d’une rencontre, image de la complétude. Elle est toute entière emportée ne tenant plus qu’accolée à cette image fascinante qui la ravit au point d’en redouter que la scène se termine. C’est pourtant ce qui arrive : « quand elle ne les vit plus, elle tomba par terre, évanouie ».
On retrouve là ce premier temps de l’invidia : l’enfant fasciné capté, capturé par la vue de cette complétude imaginaire, instant d’avant le mouvement de décomplétude. Mais Lol semble figée là, accolée à l’image. A la perdre, elle est perdue au sens propre du terme.
Deuxième temps :
C’est la suspension pourrait-on dire. Voilà ce qu’il advient d’elle : «Lol V. Stein fût mariée sans l’avoir voulu de la façon qui lui convenait, sans passer par la sauvagerie d’un choix, sans avoir à plagier le crime qu’aurait été […] le remplacement par un être unique du partant de T. Beach et surtout sans avoir trahi l’abandon exemplaire dans lequel il l’avait laissée. ».
Donc dix années s’écoulent durant lesquelles Lol est vécue par la vie plus qu’elle ne vit : elle colle à une image dont elle se soutient, « Lol imitait les autres, tous les autres, le plus grand nombre possible d’autres personnes ».
Et puis c’est le retour dans la ville natale.
Troisième temps : c’est ce que j’appellerai la tentative de sortir du ravissement. Elle erre dans la ville et chemin faisant revit mentalement ce moment déterminant de la fin du bal, celui de sa chute pourrait-on dire : elle choit exactement là où ce moment de l’invidia amène à la subjectivation, à la réalisation de sa propre incomplétude et son corollaire la naissance du sujet au désir.
Soulignons ce point, il y a répétition mentale de cet instant, une répétition dont la souffrance ne s’éprouve pas. « Elle se promène encore, elle voit de plus en plus précisément, clairement, ce qu’elle veut voir »… « Elle voit […] à la même place, dans cette fin, au centre d’une triangulation dont l’aurore et eux deux sont les termes éternels : elle vient d’apercevoir cette aurore, alors qu’eux ne l’ont pas encore remarquée. Elle sait, eux pas encore ».
Que voit-elle ? De cette place elle voit l’aurore, celle qui annonce la fin, et permettez-moi cette assonance, l’horreur, l’horreur de l’objet qui se dévoile, mais qu’elle tente en vain de ne pas laisser choir, comme une impossibilité d’accepter cette perte, de s’en laisser affecter. Elle sait, mais tente de tout son corps d’en n’avoir jamais rien su, en maintenant clos l’espace qui les contient, eux deux et elle, en une unité qu’il ne faudrait jamais détruire.
Laissons pour l’instant Lol, et voyons ce qui se passe pour Catherine Millet.
Dans un premier temps, Catherine Millet se présente comme non concernée par l’amour. Elle affiche et revendique une sexualité déconnectée du sentiment amoureux.
Aussi, elle partage durablement la vie de Claude, son premier amant avec qui elle a fondé le magazine Artpress. Cette relation est nouée par un pacte de libertinage sexuel. Libertinage qui peut se partager, se raconter entre les deux amants.
A l’inverse de Don Juan qui les voudrait toutes parce qu’elles ne peuvent se saisir qu’une par une, Catherine Millet, elle, se prête à tous, du moment de satisfaire une jouissance, dans ce qu’elle repousserait toujours les limites du corps. On pourrait la dire Une pour tous.
Elle dit combien peu lui importe le reste de la vie de ses partenaires multiples qu’ils soient mariés ou non, que d’autre femmes les intéressent… Comme si cela était dans un autre espace.
C’est d’abord avec Claude que la jalousie peut entacher la relation : « quand j’ai dû reconnaître que […] que n’étant pas la plus jolie, je pouvais me voir préférer une autre […] et que cela m’était pour la première fois signifié, j’ai mordu la poussière. ». On entend ici, je le fais remarquer, que la jalousie s’articule à Une autre femme, qui la détrônerait de cette place d’Elue par l’Autre, l’Unique. On verra que ce n’est pas de cela dont il va s’agir dans la suite avec Jacques ou en tout cas ce n’est pas dans le même registre et c’est ça qui m’a intéressée.
A souligner aussi : l’onanisme de Catherine Millet est très important, comme depuis toujours semble-t-il, et se supporte de fantasmes pornographiques qui mettent en scènes des inconnus. Il me semble que cela va dans le sens de peu importe le partenaire pourvu qu’il permette l’accès à la jouissance.
Et puis, elle rencontre Jacques Henric, romancier, essayiste et critique, avec qui une relation s’installe, en parallèle de celle qu’elle vit avec Claude.
Ce qui fait rencontre c’est cette espèce de réponse du corps à son effleurement, Une jouissance du corps dont rien ne peut être dit sinon la magie qu’elle opère dans le corps. Promesse d’une jouissance au-delà de celle phallique commandée, promesse d’une complétude au-delà des mots ?
Elle quitte Claude au bout de six ans et trois ans plus tard, Catherine Millet et jacques, commencent une vie commune.
C’est dans ce contexte que, poursuivant cette vie scindée en deux, (lien durable à un seul homme d’un côté, et sexualité libertine de l’autre, mais qui cette fois sera cachée car Jacques Henric l’impose) va s’ouvrir la brèche et que la jalousie va émerger. Mais dit-elle, « Une jalousie d’un autre ordre » que celle d’une rivalité au regard de la beauté ou d’une rivalité au regard de la sexualité, pas celle connue avec Claude.
« Je fus choquée par la présence d’une intruse »
On peut dire qu’elle réalise la présence de l’autre : que voit-elle ? Une photo notamment sur laquelle elle tombe par hasard, Photo d’une femme, nue et enceinte. Photo accompagnée de quelques mots de Jacques inscrit sur un carnet, indiquant son désir à lui.
Mon hypothèse est la suivante c’est que ce moment de réalisation de la présence de l’autre est commémorative de ce moment primitif et fondateur, de ce moment de l’invidia tel que je vous en ai retracé les coordonnées. A ce titre-là, elle est dans la même position que Lol V. Stein : saisie entièrement par l’image : sidérée dans un premier temps.
Il va néanmoins falloir désormais compter jusqu’à trois, là où le deux ne formait qu’un :
Elle décrit très bien cela : « Ce moment où l’on croit qu’un signe de l’autre vous est destiné mais qu’on réalise qu’il l’est à l’autre derrière vous »
Catherine Millet témoigne d’une harmonie de rapport entre elle et Jacques, mais quel Jacques ?... Plutôt celui construit imaginairement : « Je n’avais jamais eu à retoucher le portrait mental de Jacques que je m’étais fabriqué ».
La vue de cette photo, ce qu’elle appelle « le nu au miroir, et les mots d’amour du désir contrarié » est venue faire voler en éclat cette harmonie.
Ce n’est pas sans effet sur la réalisation d’elle-même : elle dira « l’état d’esprit qui était le mien équivaut à la perception irréelle parfois aigüe que l’on a quand on revient à soi après un évanouissement. ».
C’est là le deuxième point qui nous intéresse : ce temps suspendu pour Lol V. Stein, ce temps de l’évanouissement, Catherine Millet réalise qu’elle en sort alors même qu’elle ne l’éprouvait pas réellement.
Ainsi avant, elle était dans une sorte de ravissement (au sens de Duras) dont elle va sortir par le passage par cette invidia qui met en place pour elle l’altérité, là où jusqu’alors elle était dans la fusion du un avec l’autre.
On pourrait dire, là où le rapport sexuel était imaginairement réussi avec Jacques, qui tenait dans ce dédoublement entre un rapport médié par le phallus instrument de la jouissance pris à l’endroit du corps des autres pour servir à sa jouissance propre, et cette complétude réalisée imaginairement avec l’Autre, Jacques en l’occurrence.
Enfin, et c’est à souligner : le scénario fantasmatique qui sous-tend l’activité masturbatoire change conjointement à ce moment-là : tout d’un coup, alors qu’il imposait un anonymat des hommes qu’elle fantasmait dans ses scénarii, là elle doit maintenant en passer par des hommes qu’elle connaît dans la réalité : l’autoérotisme s’accroche désormais à des personnes réelles : témoignage de l’apparition d’une limite jusqu’alors ignorée, intrusion de l’autre dont elle ne peut plus revenir.
Du coup,
C’est la souffrance qui déferle dans l’après-coup de ce qu’elle décrit comme sidération de la découverte.
Lol V. Stein, elle, est précisément sidérée, et la douleur et la souffrance sont exclues ; c’est là que leur chemin se sépare puisqu’a contrario, Lol, elle, n’en reviendra pas….
En effet que fait Lol ? Pour aller un peu vite, elle unit littéralement, son amie d’enfance, Tatiana, celle qui fut témoin de la scène du bal et son amant Jacques Hold. Et elle veut les voir unis comme elle voulait voir jadis son fiancé et Anne-Marie Stretter. D’une certaine manière elle met en place une image où elle est spectatrice des deux autres ne faisant qu’Un. Toute l’attention et l’énergie de Lol sont concentrées là. Elle les suit au rendez-vous galant à l’hôtel du bois où le couple se retrouve, s’installe à l’orée du champ qui le jouxte et la fenêtre de la chambre offre le cadre de sa vision.
Ainsi Lol fait en sorte que ce scénario se répète inlassablement, insiste et appelle de tous ses vœux à ce que ce couple ne se sépare pas. N’est-ce pas là tenter de retrouver ce moment de voir « l’image de l’autre, le semblable, dans son rapport avec la totalité » : ici, Tatiana dans son rapport avec l’union « Tatiana-Jacques ». D’une certaine façon elle peut voir quelque chose qui est devant elle, à sa place, mais elle reste à l’orée, à la frontière, dans l’incapacité d’entamer cette image sinon au prix de s’y perdre. On peut dire que Lol est figée dans « cette autodestruction passionnelle » pour reprendre les termes de Lacan.
Or, pour Catherine Millet, dès lors qu’elle réalise l’autre c’est « la désintégration » mais c’est aussi la jouissance de la réactivation de la douleur ; qui semble commémorer de manière « sournoise et agréable », ce moment même de la perte de l’autre (de l’objet).
Lui revient durant une séance, après un rêve, un souvenir d’enfance douloureux où elle réalise le désir maternel pour un autre homme : elle voit sa mère embrasser son amant, le couple se tient dans l’encadrement de la porte alors qu’elle arrive par le bout du couloir. Son analyste lui dira que c’est ce qui l’a sauvée.
Voilà la répétition pour Catherine Millet : répéter ce moment de la perte dans l’obsession de la fouille où il faut trouver toute trace réelle de l’existence de l’autre, alors que pour Lol, la répétition est dans la nécessité de faire tenir l’image de la complétude.
Pour conclure, il me semble que toutes deux sont renvoyées à ce moment où l’objet se dévoile l’espace d’un instant ; stupeur et effroi devant l’objet réel qui se dévoile. Néanmoins l’une va rester devant ce non symbolisable et faire tenir son existence à la répétition dans la réalité d’une complétude à jamais pourtant perdue, c’est Lol. Où pour servir notre aphorisme : pour LOL l’amour ne permet pas à la jouissance de condescendre au désir….
L’autre, de la spectatrice médusée elle devient la fouilleuse active : répétition relancée par le ratage qui la constitue : croyant trouver l’objet preuve, l’objet du désir, le vrai celui qui permet à l’autre la satisfaction dans la complétude, elle n’aperçoit par sa jalousie, que ce ne sont là que retrouvailles d’un objet évanescent qu’il faudra chercher encore et encore. S’ouvre alors le jour de souffrance[2]… (définition)
Jour de souffrance, qui à permettre un déplacement, viendra, la rage passée, opacifier la vue et voiler à nouveau l’objet.
Elle n’est pas restée figée dans une autodestruction passionnelle : ainsi d’une certaine façon, son rapport à l’autre se sexualise, s’ouvre sur l’altérité, et elle peut reconnaître ce qui la lie à Jacques Henric comme relevant désormais de l’amour noué au désir au sens où l’amour aura permis pour elle que la jouissance condescende au désir. Pas sans l’amour désirant de cet homme,… et
Pas sans l’amour de transfert non plus…
Je vous remercie et j’accueillerai avec plaisir vos remarques et critiques bien sûr.
[1] Dans La signification du phallus Lacan évoque cela : la demande en soi porte sur autre chose que la satisfaction des besoins qu’elle appelle, elle est demande d’une présence absence. Ce que la relation primordiale à la mère manifeste, d’être grosse de cet Autre à situer en deçà des besoins qu’il peut combler. Elle le constitue déjà comme ayant « le privilège »de satisfaire les besoins, c’est-à-dire le pouvoir de les priver de cela seul par quoi ils sont satisfaits. Ce privilège de l’Autre dessine ainsi la forme radicale du don de ce qu’il n’a pas, soit ce qu’on appelle son amour ». PP 690/691
[2] En architecture, les jours de souffrance sont des ouvertures laissant passer la lumière, mais interdisant la vue, alors qu’une jalousie est un système de volets orientables permettant d'observer de l’intérieur presque sans être vu.