Hommage à Charles Melman

GUERRERO Omar
Date publication : 14/11/2022
Dossier : Hommages à Charles Melman

 

Hommage à Charles Melman

 

Il m’a fallu plusieurs jours pour articuler ces quelques lignes. Encore un peu sonné par cette nouvelle forme d’absence, je me suis questionné sur la manière la plus pertinente de rendre hommage à Charles Melman. Devais-je parler de son enseignement ? Plutôt faire une chronologie d’évènements ? Ou bien raconter un deuil, sachant que le deuil est intime ? Raconter « mon » Charles Melman et profiter de son aura ? Mettre l’accent sur quelques points saillants que je connais de son parcours peut-être ? Proposer quelques signifiants et laisser faire une forme de poésie ? Ou encore le silence ? Probablement fallait-il faire un article journalistique pour contrecarrer le silence de notre presse nationale qui ignore un grand homme ? Comment dire ma dette, ma gratitude ?

Lors d’une conférence en Amérique latine — une « charla » en compagnie d’autres collègues parisiens —, j’ai été frappé par le propos de Charles Melman. C’est probablement le premier trait que j’aimerais souligner. Malgré la traduction de son allocution, trois niveaux d’adresse étaient perceptibles : il y avait la rigueur théorique et l’érudition, bien entendu, qui donnaient de la puissance et de la pertinence à son exposé ; mais il y avait également une légèreté et une clarté qui donnaient l’impression à l’auditeur moins averti d’avoir enfin compris, de manière fluide et spontanée, un pan de la théorie lacanienne ; puis il y avait une troisième lecture possible, malicieuse et complice, qui permettait de lire entre les lignes, adressée certainement à quelqu’un parmi les auditeurs. Il était joueur.

Cet art rhétorique, ce bien dire, tranchait avec ce que je connaissais de la psychanalyse après Freud et Lacan.

Après son intervention, je lui ai demandé une orientation pour la poursuite de mes études, avec trois mots que je connaissais en français et un aller simple que j’avais déjà dans la poche. Il m’a mis en contact avec Jorge Cacho — d’une aide précieuse — et trois semaines plus tard j’étais à Paris, rue des Archives.

Très vite j’ai retrouvé cet engrenage de transmission qu’était son séminaire, avec ces trois faisceaux d’adresse. C’était celui qui s’est appelé La linguisterie, à l’automne 1992. Il y avait du monde. Et Lacan ne semblait plus « imbitable » ! Ce n’était donc pas un problème de traduction, de langue ? Cette « tresse » melmanienne — ces trois niveaux de son énonciation — a guidé depuis ma lecture de Freud, de Lacan et d’autres auteurs. Il reprenait minutieusement le contexte pour connaître à qui s’adressait Lacan dans telle leçon de son Séminaire. Il se demandait ce qu’on pouvait y entendre, puisque le séminaire était oral, avec le poids des signifiants choisis (même lorsque ceux-ci avaient été dits ou écrits dans une autre langue). Il nous interpellait sur les conséquences tirer de telle formulation de Lacan. L’enseignement de Charles Melman supposait d’abord apprendre à lire. Lire nos maîtres, mais nos patients aussi. C’était un artisanat de la ponctuation qui aura fait école.

Cet apprentissage de la lecture impliquait déjà l’amour bien entendu, l’amour du texte, le transfert à un auteur. Lire comme une démarche active.

Son enseignement, oral comme celui de Lacan, traversé par son énonciation, n’était justement pas une récitation d’énoncés mais davantage une intelligence du texte, une mise en mouvement autant qu’une mise à l’épreuve de la parole. Chacun de ses séminaires est une traversée. Y assister, les écouter, les lire, voire les traduire — je pense en particulier à celui sur La névrose obsessionnelle, deux années de séminaire qu’il m’a demandé de traduire et qui a été largement diffusé à l’étranger. Je n’en suis pas sorti pareil.

Plusieurs générations d’analystes auront bénéficié de son intérêt pour la diffusion de la psychanalyse.

L’œuvre de Lacan tout d’abord. Il lui aura tenu à cœur d’aboutir à une collection complète des presque 30 ans du séminaire de Jacques Lacan, en considérant les enregistrements, les versions existantes, en associant de nombreux collègues, leur expérience, leur érudition. Il faut savoir qu’aujourd’hui, 40 ans après la mort de Lacan, il n’y a toujours pas de collection complète des séminaires accessible aux étudiants et aux psychanalystes en formation. Il aura mis son transfert au travail, c’est le moins qu’on puisse dire. Et ce sont ces séminaires de Lacan que notre Association aura mis au travail, à la lecture, chaque année depuis le début, devenant un trait marquant de notre lien, de notre transfert de travail.

Puis son enseignement — des décennies d’un séminaire et des conférences — transcrit, publié et traduit (en portugais, en espagnol, en italien, en anglais…), mais aussi les débats et les avancées des autres compagnons et élèves, comme le montrent les nombreuses revues qu’il a pu lancer, diriger ou soutenir, spécialisées ou bien en lien avec d’autres disciplines : Le discours psychanalytique, L’éclat du jour, le Journal Français de Psychiatrie (JFP), La Célibataire… sans compter celles qui étaient liées à l’effervescence de la production des membres de l’ALI comme La psychanalyse de l’enfant (avec Jean Bergès), le Bulletin, Le Trimestre Psychanalytique (avec les collègues de Grenoble) ou La Revue lacanienne.

Mais il ne faut pas oublier que ce souci pour la transmission ne s’est pas limité aux publications. Il a été à l’initiative d’un enseignement coordonné par le biais de notre Collège et notre Groupe d’introduction, ainsi que l’École Pratique des hautes Études en Psychopathologies (EPhEP). Proposées par lui-même, ou bien suivant le désir manifesté par différents collègues, nos Journées d’étude ont toujours témoigné de son ouverture par rapport à d’autres champs comme le droit, le travail social, la médecine, la psychiatrie, la politique, la religion, la linguistique, la musique, l’architecture, la littérature…

Cette préoccupation pour la transmission était doublée d’un trait dont on parle moins : une très grande générosité. Parmi d’autres souvenirs, une anecdote qui me semble parlante. Lors d’un séjour à Bogota, en août 2004, pour parler de l’objet a, un groupe de jeunes professeurs universitaires lui demandent de l’aide pour établir un cursus qui tienne compte de la psychanalyse. Alors que beaucoup de collègues faisaient du tourisme lors d’une demi-journée de repos, je me suis retrouvé avec lui et ces trois jeunes collègues, dans une petite pièce de l’université, pendant plusieurs heures, pendant lesquelles il s’est prêté avec gentillesse et patience à une réflexion détaillée sur la meilleure manière de transmettre quelque chose de la psychanalyse à l’université. Qu’en aura-t-il tiré de ces échanges ?

Je termine par ce qui m’était le plus énigmatique, ce que j’appelais cette nouvelle forme d’absence.

Charles Melman, à sa place d’analyste, mais aussi en tant qu’engrenage essentiel dans la transmission de la psychanalyse, a toujours tenu une place d’altérité. Une place marquée par l’éthique du discours analytique, place qu’il s’est toujours gardé de boucher, d’obturer. Ce positionnement a encouragé de nombreux patients, élèves, collègues et interlocuteurs à assumer leur désir, à le risquer, le mettre en jeu dans leur vie et leurs projets, en assumant les éventuelles conséquences. C’est ainsi que je me suis retrouvé à travailler sur le traumatisme, par exemple, ou bien à recevoir aussi des enfants, avec sa main sur mon épaule. Son engagement a été tellement intense qu’il a, d’une manière ou d’une autre, incarné un réel, avec constance. Une sorte de boussole pour beaucoup.

Ses élèves et ses compagnons de route sont avec lui outillés pour prolonger un enseignement, pour faire vivre une association pour qu’elle soit encore un lieu de travail.

Il nous disait en juin dernier — dans l’entretien filmé pour les 40 ans de notre Association — que l’analyste n’était ni mort ni vivant. Cela résonne d’une manière singulière quatre mois plus tard. Comme une invitation à naviguer, invitation à faire avec son absence.

Omar Guerrero

14 novembre 2022

Espace personnel

Cookies ?

Nous utilisons des cookies sur notre site web. Certains d’entre eux sont essentiels au fonctionnement du site et d’autres nous aident à améliorer ce site et l’expérience utilisateur (cookies traceurs). Ces cookies ne contiennent pas de données personnelles.

Vous pouvez décider vous-même si vous autorisez ou non ces cookies. Merci de noter que, si vous les rejetez, vous risquez de ne pas pouvoir utiliser l’ensemble des fonctionnalités du site. A tout moment, il vous est possible de rectifier votre choix sur la page des politiques de confidentialités du site.