LÉ-HAÏM, CHER MONSIEUR !
LÉ-HAÏM, CHER MONSIEUR !
Texte prononcé au Cimetière du Montparnasse, le 25/10/2022
Il ne m’est pas très facile de parler de Charles Melman en ces circonstances… Je pourrais en dire beaucoup, mais je vais en dire juste un peu.
Trois dates, pour commencer. En 1957, alors qu’il se formait pour devenir psychiatre, il décide d’aller voir Jacques Lacan pour lui demander de faire une psychanalyse avec lui. Quelques années plus tard, il devient lui-même analyste et rapidement l’un des plus proches élèves du maître, responsable des enseignements de son École freudienne de Paris et directeur de sa revue Scilicet.
En juin 1982, quelques mois après la mort de Lacan, Charles Melman répond aux conflits et aux coups bas, ainsi qu’au désarroi de nombreux psychanalystes dans cette époque troublée, en fondant l’Association freudienne, qui deviendra Association lacanienne internationale (reconnue d’utilité publique en 2007). Il la fonde avec quelques collègues et amis, Marcel Czermak, Jean Bergès, Claude Dorgeuille, tous trois décédés aujourd’hui. Certains d’entre vous présents ici, étaient déjà de l’aventure en ce mois de juin 1982… Moi je dois avouer que je n’y étais pas, je venais tout juste de fêter mes 9 ans.
En octobre 2022, alors qu’il nous quitte, au bout de ses forces et dans la plus grande dignité, je me trouve être le président de cette Association sur laquelle il veillait de près, depuis plus de 40 ans. C’est dire le temps qui a passé, pendant lequel il a tant travaillé, et tant fait pour la psychanalyse. Combien de patients a-t-il aidés – parfois sauvés – pendant toutes ces années ? Combien d’analystes a-t-il formés ? Combien de séminaires, de conférences, d’articles, a-t-il publiés ? Tellement, tellement…
Il est resté au travail jusqu’à la fin, à questionner et articuler la clinique et la théorie, à recevoir ses patients, ses élèves, à se préoccuper du social et du politique, à se soucier de l’avenir de son association et de la psychanalyse... Deux jours avant sa mort, je lui parlais au téléphone alors qu’il était hospitalisé. Il m’a clairement laissé entendre, épuisé, que sa fin était proche, avec un courage et une dignité à vous couper le souffle, mais nous convenions tout de même que je le rappelle le lendemain pour venir le voir « dans quelques jours », sans doute à l’hôpital, pour parler de l’ALI… Il est mort deux jours plus tard.
Quelles que soient les époques et le mode de relation que j’ai pu avoir avec lui depuis ma première venue rue des Archives en 1999 (analysant – en formation psychanalytique par ailleurs – puis jeune analyste – toujours en formation –, puis analyste davantage confirmé – mais toujours en formation –, puis collègue et néanmoins élève, secrétaire, trésorier puis président de son association), quelles que soient donc ces places où j’ai pu être par rapport à lui, et les raisons de nos rencontres, j’ai toujours été sensible et impressionné par sa présence, sa constance, son humour aussi (parfois cinglant), son désir et sa puissance de travail, son refus des bassesses, des compromissions, des renoncements... Il pouvait être dur parfois, mais je crois que c’est parce qu’il savait que la condition humaine était dure en elle-même, et qu’il ne fallait pas se dérober. Cela lui a valu quelques inimitiés, voire des ennemis, mais il assumait cela, comme le reste.
Charles Melman n’était jamais avare de sa personne, il répondait aux très nombreuses sollicitations dont il était l’objet. Et il poussait toujours l’autre, il luttait contre l’inertie et contre cette position de victime que nous avons tellement tendance à occuper. Il poussait l’analysant à analyser, à ne pas céder à la plainte stérile, il poussait l’analyste à travailler, à inventer, à quitter les postures faciles et narcissiques… Il était du côté du désir, au sens le plus psychanalytique du terme, au sens du « ne pas céder sur son désir » de Lacan, mais loin des approches naïves ou perverses que certains ont pu avoir de cette phrase... Il était du côté de la vie.
Dans un récent livre d’entretiens paru en Italie, il disait que son prénom Charles faisait résonner le nom hébraïque « Haïm », qui veut dire « santé » ou « vie ». Quand des juifs trinquent entre eux, ils disent « Lé-Haïm », « à la vie ! ». Je crois que ça lui allait bien, il était du côté de la vie. Et les conversations récentes que j’ai eu avec sa fille Clara, et avec sa compagne Myriam, vont tout à fait dans ce sens.
Je sais qu’il n’aimait pas ce genre de cérémonies, alors je ne serai guère plus long. Lorsque l’on échangeait par sms ou par mail, il commençait souvent par « mon cher Thierry », et je débutais en général par « cher monsieur »… Alors je dirai simplement, pour terminer, « Lé-Haïm, cher monsieur ! » Et merci pour tout, en mon nom propre bien sûr, car vous m’avez beaucoup apporté, et au nom de l’Association lacanienne internationale, votre association. Nous tâcherons d’être dignes de votre immense travail.
Thierry Roth