Conférence inaugurale de Martine Lerude au Grand Séminaire de l’ALI

suivie de la discussion
LERUDE Martine
Date publication : 20/10/2022

 

Conférence inaugurale du Grand Séminaire de l’ALI
mardi 27 septembre 2022
 
Martine Lerude
 
 « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir »

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Introduction de Thierry Roth.

Bonsoir à tous, tous ceux qui ont fait l’effort de venir, et ceux beaucoup plus nombreux qui sont sur Zoom. Nous ouvrons donc le premier grand séminaire de l’année et comme vous le savez ce grand séminaire a certaines spécificités, il est organisé par un collectif, la commission d’enseignement de l’ALI, et il est également collectif au cours de l’année  puisqu’à chaque fois on propose à un autre collègue d’intervenir sur le même thème.

Cette année, nous allons interroger une phrase de Lacan très connue, mais comme beaucoup de phrases de Lacan connues elle est peu étudiée. C’est cette phrase sur l’amour, la jouissance et le désir : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». Cette phrase, qui pour certains semble évidente à comprendre et qui pour d’autres fait beaucoup plus énigme, on a pensé qu’on pourrait la mettre à l’étude, notamment parce que cette année le séminaire d’été à l’étude est le séminaire Encore, et que nous allons parler de jouissance et d’amour, et le séminaire d’hiver sera consacré à ce thème de l’amour. Nous allons essayer de ne pas être trop redondant, c’est un risque, et pour ce soir nous allons écouter Martine Lerude, que je ne vous présente pas, membre de l’ALI depuis longtemps, ancienne présidente de l’ALI, qui va donc ouvrir ce grand séminaire, et comme on m’a demandé d’être discutant je prendrai la parole un peu tout à l’heure, et ensuite on donnera la parole aux deux salles, réelle et virtuelle. Voilà, on va laisser la parole à Martine.

 

Intervention de Martine Lerude

A Rome, j’ai cherché en vain un tableau qui aurait pu s’appeler : L’amour invitant la jouissance à entrer dans la ronde du désir. Je ne l’ai pas trouvé et je remercie Angela Jesuino d’avoir choisi un détail de « L’embarquement pour Cythère » de Watteau pour annoncer le grand Séminaire de l’année 2022 2023.

Nous avons souhaité que celui-ci s’articule au Séminaire d’hiver 2023 qui sera consacré à l’amour et au Séminaire d’été qui sera, lui, consacré à l’étude du Séminaire Encore. Nous avons choisi de proposer aux intervenants une citation de Lacan : “ Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir”. Je n’ai pas donné de titre à mon intervention car elle ouvre en quelque sorte le « comment l’entendez-vous ? » que nous avons adressé à chacun des intervenants.

Je commencerai par une anecdote

Lors de la réunion préparatoire à ce grand Séminaire : aucun d’entre nous dans le petit groupe de 8 personnes (anciens et actuels présidents) ne savait plus où cette formule se trouvait dans l’enseignement de Lacan mais chacun la connaissait, voire l’avait utilisée et commentée. Cet oubli m’intrigua et je réalisai que cette formule était un aphorisme présenté comme tel par Lacan dans la leçon XIV, 13 mars 1963 du Séminaire l’Angoisse (et pas leçon XIII comme il est indiqué dans le texte introductif). C’est à propos des rapports hommes-femmes que Lacan propose ce premier aphorisme, (il en apporte deux dans cette leçon)[1], aphorisme qu’il range dans une suite d’aphorismes sur l’amour en citant les moralistes qu’il affectionne (La Rochefoucauld) et en dénonçant au passage la bêtise de l’oblativité sexuelle prônée par des analystes à la suite de Pichon (qu’il salue en tant que grammairien).

Cet aphorisme, seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir, Lacan l’adresse à ses auditeurs, afin qu’ils ne confondent pas le malentendu de structure de la relation Hommes/Femmes avec leurs embarras personnels. Il ne s’agit pas, leur dit-il, « de noyer ses difficultés personnelles dans l’assurance que ce malentendu est structural ».  L’on retrouvera plus tard cette même mise en garde avec « il n’y a pas de rapport sexuel ».

Un aphorisme, dit Lacan, se distingue d’un développement doctrinal car « il renonce à l’ordre préconçu ». Que cet ordre préconçu soit doctrinal ou temporel, l’aphorisme en est détaché, il vogue pour son propre compte.

Ce qui explique l’oubli collectif quant à la place de cette citation dans l’enseignement de Lacan. Et pourtant nous verrons plus loin comment l’aphorisme s’articule à la question du processus de subjectivation tel que Lacan l’écrit dans le Séminaire l’Angoisse.

D’abord quelques mots concernant l’aphorisme

C’est une figure de style qui allie la concision d’une formule affirmative impérative et l’ouverture à des sens pluriels ; ces sens pluriels ne sont pas infinis. Si l’enseignement de Lacan est une mine pour explorer l’articulation de ces 3 termes Amour, jouissance, désir, il est nécessaire de trouver un axe pour ne pas être happé dans la grande fresque de l’amour, des figures de l’amour qui traversent et animent tout l’enseignement de Lacan depuis 1954.  

Aphorisme vient du substantif grec aphorismos, qui vient lui-même du verbe orizein qui signifie limiter borner (qui a donné en français horizon) et de la préposition apo qui marque l’éloignement. Aphorismos veut dire délimitations : ce qui devient chez Aristote ( Catégories) des définitions et chez Hippocrate et plus tard Galien : «  définition brève, sentence ». Les aphorismes d’Hippocrate sont des conseils, des prescriptions le plus souvent sans appel. [2] C’était une méthode d’enseignement. Littré au XIX ème siècle propose: « sentence renfermant un grand sens en peu de mots ».

Le Trésor de la langue française du XX ème siècle affadit le sens en en faisant « une proposition concise formulant une vérité pratique couramment reçue. »

Bref … l’aphorisme est bref, concis, borné mais étendu quant aux sens, souvent confondu avec la maxime la sentence voire le proverbe, il n’a pas besoin de contexte car son énoncé est auto-suffisant.

Bien qu’il se présente sur le mode de l’assertion péremptoire, comme un énoncé autoritaire et fermé ( Blanchot le dit «  borné » comme Littré »), il se fonde sur des propositions antithétiques et permet de transmettre d’un seul trait un savoir et son ouverture.

S’il vise l’universel c’est toujours singulièrement comme un trait d’esprit, un Witz (Freud goûtait les aphorismes de Lichtenberg, et Lacan à sa suite).

Les aphorismes sur l’amour sont nombreux, et Lacan en en produisant à son tour se range ainsi avec les moralistes.[3] C’est aussi un genre littéraire (cf l’Oulipo Cioran)

Comment se situe cet aphorisme dans l’enseignement de Lacan ?

Je l’ai dit dans la leçon XIV du Séminaire l’Angoisse.

Il vient juste après que Lacan ait affirmé, à partir des travaux des femmes analystes anglaises sur le contre transfert, « que les femmes semblaient, dans le contre transfert, s’y déplacer plus à l’aise » et qu’il semble qu’elles comprennent très bien ce qu’est le désir de l’analyste. Propos contigus avec l’aphorisme. Cette contiguïté ouvre une voie, celle de l’amour à partir de la position féminine que je n’explorerai pas ce soir.

Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir

Cet aphorisme, Lacan le déduit du schéma de la division subjective, de la constitution du Sujet S barré, sujet de de l’inconscient et de la production de l’objet a.

Ainsi, la question du sujet de l’inconscient est au cœur de cet aphorisme. Et c’est ce fil que je vais suivre : comment se pose la question de l’amour sans son rapport au sujet de l’inconscient, question qui court en filigrane dans tout mon exposé.

Arrêtons-nous à ce schéma de la division subjective tel que Lacan le formule en 1963

Pour rendre compte de la constitution du sujet Lacan écrit l’opération arithmétique de la division, en lui adjoignant les termes de jouissance, d’angoisse et de désir.

Le schéma : 

2022 0927 SCHLERUDE

Le sujet S hypothétique, sujet d’avant le langage, encore inconnu, inexistant si je puis dire, rencontre l’Autre, les signifiants de l’Autre primordial écrit A.

A partir de cet Autre, Le sujet S barré se constitue. Et l’objet a apparait comme reste de l’opération, reste irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre. Le Sujet divisé est produit en même temps que l’Autre se trouve marqué par une perte, barré. Lacan précisera dans le Séminaire 11 en 1964 et dans Position de l’inconscient en 1966 et les 2 opérations logiques ( aliénation , séparation) du procès de subjectivation.

 En 63, la constitution du sujet dans sa relation à l’Autre est centrée autour de la fonction de l’angoisse et Lacan réaffirme que “c’est par rapport à l’Autre que le sujet a à se réaliser” ce n’est pas nouveau mais fondamental pour écrire l’opération de division.

Les 3 temps de cette opération de division correspondent à 3 étages :

__en haut le premier étage celui de la Jouissance, jouissance mythique de ce sujet protopathique, qui n’existe pas encore, et de l’Autre originaire. 

__le 2 ème étage en descendant : l’angoisse de la division, production de S barré et de A barré.

__Le troisième étage en bas : celui du Désir articulé au reste de l’opération de division, qu’est l’objet a. Lacan insiste sur la fonction médiane de l’angoisse entre la jouissance et le désir.

 Dans ce schéma Lacan ne part pas de l’amour mais il part du sujet mythique de la jouissance et du A primordial tout aussi mythique.

Il part de l’hypothèse d’une jouissance de l’A qui serait première, jouissance qui sera entamée par la division qui produit et le Sujet barré et le a.

Le sujet barré est le sujet du désir, le sujet pris dans la chaîne signifiante (un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant) en relation dans le fantasme avec l’obj a. « Petit a symbolise ce qui, dans la sphère du signifiant, se présente toujours comme perdu comme ce qui se perd à la significantisation », à la prise par le signifiant. « Or c’est justement ce déchet (ce reste) irréductible à la significantisation qui vient constituer le fondement du sujet désirant et une réserve irréductible de jouissance. »

Remarquons que dans ce schéma le sujet S barré, le sujet de l’inconscient, n’est pas en relation avec la Jouissance. (Lacan le formulera dans Encore « La jouissance n’a rien à faire avec un sujet, si conjonction amoureuse il y a c’est par la voie de l’inconscient et non par la jouissance »). C’est pourquoi la jouissance —ce qui ne sert à rien— doit condescendre au désir (passer du niveau 1 au niveau 3) au registre du signifiant, du semblant, des discours.

Mais à quelles conditions ? A quel prix la jouissance peut-elle condescendre au désir ?

Je réponds peut-être un peu trop vite : Au prix d’une restriction, d’une restriction de jouissance. Autre nom de la castration. Restriction qui est déjà dans la langue elle-même (puisqu’elle ne peut pas dire tout). Condescendre au désir, c’est entrer dans le champ du signifiant, du symbolique, au prix du reste irréductible l’objet a qui est aussi réserve de jouissance.

J’énonce la doctrine :  cela me parait nécessaire car elle est incluse dans l’aphorisme. Comme le dit Lacan lui-même : l’aphorisme se déduit de son schéma.

Il renferme donc un savoir formulé avec une concision extrême.

Un savoir qui ouvre sur plusieurs questions, sur plusieurs sens et sur la suite de l’enseignement de Lacan.

Certes, on pourrait se contenter et dire, à la suite des moralistes, que l’amour est la sublimation du désir et l’aphorisme se mordrait la queue, car le désir deviendrait à la fois le premier et le dernier terme et cela ne tiendrait pas compte de l’invention de l’obj a qui est inclus l’aphorisme.

Quelle est l’incidence de l’objet a « sur la grande affaire pour chacun qu’est l’amour ? ». L’objet aimé n’est pas l’objet du désir et l’objet du désir trouve son statut de cause. « Le désir ne concerne pas l’objet aimé » (27/02/1963) répète Lacan.

Dans cette béance de la jouissance au désir où Lacan situe le temps de l’angoisse (qui peut être élidé) c’est là que le désir se constitue. Il y a une notion de temporalité liée à l’objet a.

Mais l’amour alors ? Comment intervient-il ? Comment permet-il à la jouissance de condescendre au désir ?

De quelle figure de l’amour s’agit-il ?

Dans l’aphorisme l’amour est premier et le désir en 3 ème position après la jouissance comme dans l’opération de division.

Dans ce passage de la jouissance au désir, de quel amour s’agit-il ? Est -ce l’amour don (à entendre comme Lacan le formulait en 1954 : donner ce qu’on n’a pas) qui est l’opérateur ? C’est à dire l’amour qui vise l’être au-delà de l’objet aimé i(a) ?

Est-ce en aimant que le sujet peut advenir comme désirant ?

Pourrait-il en aimant supporter sa division avec un peu moins de douleur et d’angoisse ??  Ou en étant aimé ?

Donner la castration, autrement dit permettre cette restriction de jouissance qui engagera le sujet non encore existant dans le langage, est-ce un effet de l’amour ? L’entrée dans le langage est-ce un effet de l’amour don des A réels que sont les parents ? ou seulement un effet du désir de l’Autre ? Lacan a toujours mis le désir de l’A au premier plan, les parents d’aujourd’hui, eux, ne cessent de parler d’amour.

Autre question : Comment l’amour intervient-t-il sur le symptôme du sujet (symptôme au sens analytique, ce que le sujet a de plus propre) en tant que le symptôme est aussi jouissance, qu’il est ce qu’il y a de plus réel pour un sujet ? Je change d’époque, vous l’entendez, C’est La Troisième que j’évoque (1975). C’est l’ouverture qu’autorise l’aphorisme. Si le réel du symptôme est réduit, le sujet ne gagne-t-il pas sur le jeu du désir ? et du même coup sur son incertitude ?

En 63 Lacan se demande si la femme ne surmonterait pas son angoisse par l’amour ?

S’agit-il de l’angoisse devant le désir de l’Autre ? Devant l’incertitude et l’inconnu de ce désir ? devant le Che Voi incarné par le partenaire amoureux ?

Je reprends la question en l’élargissant :

L’amour permettrait il de surmonter l’angoisse, la sienne propre ?

 Celle du partenaire ? lorsque qu’il (le/ la partenaire) rencontre éprouve la douleur de sa division subjective et se trouve figé par l’angoisse ? L’amour permettrait-il de le surmonter ? Autrement dit, le sujet pourrait-il en aimant supporter sa division ?[4]   

Si c’était le cas :

Ce serait alors facile de guérir !! L’amour médecin est une figure classique de l’amour. Et l’amour de transfert, on le sait, a aussi des effets thérapeutiques pour un temps du moins.

L’amour (qui surmonterait l’angoisse) ne viserait plus seulement i(a) l’image narcissique que le partenaire incarne, mais le sujet de l’inconscient, le S barré de l’autre ( qui est aussi Autre). Car, en paraphrasant Lacan, le partenaire, cet individu affecté par l’inconscient qui me fait signe dans l’amour est aussi le sujet du signifiant, celui qui surgit évanescent entre S1 et S2.

Y a-t-il un sujet de l’amour ?

Lacan dans l’identification répond :

“ le sujet dont il s’agit dont nous suivons la trace, est le sujet du désir et non pas le sujet de l’amour pour la simple raison qu’on n’est pas sujet de l’amour. On est normalement sa victime. L’amour, c’est Aphrodite qui frappe on le savait très bien dans l’Antiquité, ça n’étonnait personne. »

D’ailleurs, on ne peut parler d’amour qu’en racontant des histoires disait Platon… les 2 mythes du Banquet : la bête à 2 dos d’Aritophane et Poros et Penia raconté par Diotime.

Je vais évoquer un petit livre paru au printemps « Tristan et Iseut un remède à l’amour » de Michel Zinc, médiéviste, Pr au Collège de France, académicien, avec qui j’avais eu la chance de faire une nuit de France Culture sur l’amour justement, (la nuit de la Saint Valentin il y a quelques années).

Dans cet ouvrage M Zinc reprend de manière savante les textes qui content l’histoire de Tristan et Yseut : ce sont des textes oubliés, censurés, perdus au cours des âges qu’il commente et dont il va mettre en lumière le caractère foncièrement immoral.

L’amour est métaphorisé par le breuvage qu’il ne faudrait pas. T et Y sont dès lors au service de la jouissance sexuelle imposée par le breuvage mais empêchée par le social. Ces empêchements les engagent à déployer des stratégies de désir où se mêlent la tromperie et les mensonges. On est loin du pur amour ou de l’amour idéal.  Leur histoire, nous dit Michel Zinc, c’est l’histoire des ruses pour tromper l’Autre et elle, Yseut est beaucoup plus forte que lui !

En lisant ce livre, j’ai pensé à l’aphorisme que je peux reformuler ainsi, en lui donnant une nouvelle modulation :

Seul l’amour (breuvage drogue) permet à la jouissance sexuelle qui s’impose comme un impératif, de condescendre aux ruses du désir : tromper l’Autre, le roi Marc et d’autres encore dans des péripéties multiples. C’est pourquoi, dit M Zinc, l’époque médiévale passait sous silence ce conte très immoral pour ne retenir que leurs noms simplement évoqués qui eux ont traversé le temps.  

Ainsi, l’amour, cette maladie, le poison réel, ou encore Aphrodite qui frappe permet à la jouissance (hors signifiant, indicible) de condescendre au désir, à la vie au prix de tromperies et de mensonges. Pour ne pas mourir !

Dans l’histoire d’Erec et Enide de Chrétien de Troyes (évoquée aussi par Michel Zinc et dont MC Laznik avait parlé il y a quelques décennies), le couple qui baigne dans la jouissance doit renoncer à une partie de cette jouissance : cette entame  de la jouissance est nécessaire pour que reviennent le désir et le jeu de la vie.

L’aphorisme associe 3 termes

Amour, jouissance et désir et ces 3 termes parcourent tout l’enseignement de Lacan.

Trois termes, que Lacan n’a pas cessé de joindre et de disjoindre pour mieux les séparer, les distinguer. Amour/Jouissance, Amour/désir, désir/jouissance vont scander sa recherche jusqu’au nœud qui propose une grande simplification pour à la fois les distinguer et isoler leurs points de contact.

Lacan n’a pas élaboré de théorie de l’amour mais il a déployé différentes figures de l’amour : l’amour don, l’amour passion méconnaissance, le f’in amour, l’amour de transfert, la lettre d’amour, l’(a) mur, l’amour mystique, les racines narcissiques de l’amour. Il a cité des poètes : les troubadours, Aragon, Tudal, Raimbault, des philosophes Aristote (l’Ethique à Nicomaque), et bien sûr Platon.

Que l’amour soit l’imaginaire spécifique de chacun (“l’amour est l’imaginaire spécifique de chacun, ce qui ne l’unît qu’à un certain nombre de personnes pas choisies du tout au hasard…chacun tisse son nœud.”[5]), cela a des conséquences car les patients qui viennent en analyse, si souvent pour leur mal d’amour, par ce que ça ne marche pas en amour, en ont une conception implicite qu’ils pensent valoir pour tous, surtout pour l’autre de la relation amoureuse. Rien n’est plus faux : c’est une erreur logique dont les reproches et déceptions témoignent. (Telle dit à son mari : « tu ne me dis pas ce que tu devrais me dire, tu ne réponds pas comme j’attends que tu me répondes -avec humour- tu ne fais pas le geste qui serait le bon…).  Reproches et déceptions traduisent le point d’épuisement du narcissisme de l’amour, quand le sujet réalise que l’autre n’est pas conforme à son imaginaire de l’amour, pas conforme à son historisation implicite et singulière de l’amour.  Mais cela ne veut pas dire que l’amour n’est qu’imaginaire. Son fondement narcissique n’est pas seulement imaginaire car il tient de son articulation à l’idéal du moi symbolique et au Autre (stade du miroir). La racine narcissique de l’amour peut se traduire ainsi : « j’aime en toi les traits de mon propre idéal parce que tu es porteur de signifiants, qui sont des signifiants de mon idéal et je te reconnais. » Peut-on en rester là ? Y a-t-il un au-delà du narcissisme ? C’est le pari du sujet de l’inconscient.

Cette reconnaissance narcissique première qui fait rencontre entre 2 individus peut se confondre avec la reconnaissance des signes énigmatiques dont les individus sont affectés par l’inconscient. Contingence de la rencontre : suspension de l’impossible : ça cesse de ne pas s’écrire.

L’amour est aussi symbolique :

au-delà du mirage de la reconnaissance i(a),

au-delà du mirage du un de la fusion,

au-delà du mirage du un que l’on devient pour l’autre,

l’amour vise l’être du sujet. Ce que Lacan a affirmé dès 1954. Ce qu’il transformera dans Encore en disant que l’amour vise le sujet de l’inconscient, le S barré de notre schéma de 63.

Si l’amour vise chez l’autre le sujet de l’inconscient, ce n’est pas un être entifié objectivable mais la barre même, le trait d’inconnu radical, l’altérité fondatrice de l’autre. L’amour alors change de discours, il devient ce qui ne cesse pas de s’écrire. La négation a changé de place. De la contingence de la rencontre : ça cesse de pas s’écrire, on passe au nécessaire de l’amour : ça ne cesse pas de s’écrire. Les racines narcissiques de l’amour et leur composante imaginaire laissent place au rapport de deux Sujets de l’inconscient.

Dernière Leçon du Séminaire Encore 26 juin 1973

“Si j’ai parlé de quelque chose à ce propos, du choix de l’amour- pas de l’objet d’amour mais de l’amour- c’est en somme de la reconnaissance, la reconnaissance à des signes qui sont ponctués toujours énigmatiquement, de la façon dont l’être est affecté en tant que sujet du savoir inconscient”.

“Ce dont se supporte tout amour est très précisément ceci : d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients”.

  « Un certain rapport » indique qu’il ne s’agit pas d’un rapport mathématique inscriptible qui vaudrait pour tous mais d’un rapport singulier de l’un à l’autre, qui tient à l’Unbewust, ce savoir insu de chacun dont ceux qui ont fait une analyse savent quelque chose. 

Ce rapport est-il figé une fois pour toute ? Est-il condamné à l’(a) mur ? Jusqu’ à la mort ? Ou ouvre-t-il possiblement un champ de création qui supposera comme le dit Lacan du courage ? Que commande le nécessaire de l’amour ? Peut-être à chacun d’être moins serf de son fantasme et de sa jouissance singulière, celle de son symptôme, pour condescendre au désir ?

Certaines personnes hommes ou femmes ne se remettent pas d’une séparation qui les ravagent, les laissent exsangues : ont-ils seulement perdu cette reconnaissance narcissique qui venait combler leur manque et qui faisaient d’eux un Un pour l’autre ? Ou s’agit-il de la perte plus radicale de ce certain rapport d’inconscient à inconscient impossible à nommer, impossible à expliquer, sauf à faire appel, pour en rendre compte, à Aphrodite qui frappe ou au breuvage magique ?

Telle Jeune femme dans l’après coup d’une rupture traverse une phase de dépersonnalisation, déréalisation, expression de la destitution subjective liée à la perte de cette reconnaissance en tant que sujet de l’inconscient, perte d’amour qui la laisse figée réduite à l’identification à l’objet a . Elle n’est  plus que ça un a à la dérive, décroché du S barré qui n’est plus validé reconnu par l’amour du partenaire.

Ce certain rapport entre deux savoirs inconscients n’est-ce pas justement ce qui constitue la contingence même de la rencontre amoureuse : ce qui cesse de ne pas s’écrire ? Lorsque soudain il y a d’lun, non pas le mirage de la fusion mais de y a d’ l’Un  pour l’autre, c’est-à-dire pouvoir « se compter un » à partir non seulement du narcissisme (toujours opérant) mais de la reconnaissance de traits inconscients qui eux échappent à toute nomination . Seul le passage au nécessaire de l’amour, ce qui ne cesse pas de s’écrire, peut transformer cette fulgurance de la contingence et ouvrir  cette dialectique de l’amour reconnaissance qui n’est pas le mur de l’(a) mur mais qui suppose de consentir à l’incertitude du désir (qui n’est pas donné une fois pour toute) qui est pris dans la chaîne signifiante et gouverné par cet objet a  irréductible à toute significantisation.

Ce savoir inconscient, impossible à mettre en fiches, n’est pas pensé ; il n’advient comme savoir que dans le transfert dans la cure analytique mais il affecte le sujet et peut faire signe de l’amour. Et là il convient de citer de reprendre ce que Lacan appelle son hypothèse : l’individu affecté par l’inconscient (celui que l’on reçoit avec des symptômes des répétitions d’échecs) est le même que celui qui fait le sujet d’un signifiant.

On peut ainsi, comme je l’ai tenté dans cette traversée personnelle et limitée de l’enseignement de Lacan, ouvrir l’aphorisme à de nouveaux sens. Je vous propose pour conclure cette autre modulation :

Seul l’amour, en tant qu’il s’adresse au sujet de l’inconscient, au réel énigmatique de l’A/autre (déjà aimé narcissiquement) permet de renoncer à une part de jouissance de son symptôme pour consentir au jeu du désir réglé par l’objet a. C’est-à-dire d’être vivant.

(L’objet du désir n’est pas l’objet aimé. Petit a ne peut pas être métaphorique car il échappe à toute prise par le signifiant.)

La figure de l’amour que j’ai élue chez Lacan tient dans les 4 dernières pages du Séminaire Encore non qu’elles soient conclusives mais parce qu’elles reposent sur l’hypothèse du sujet de l’inconscient telle que Lacan l’a élaborée au cours de ses séminaires antérieurs et dans les écrits.

L’aphorisme, c’est sa fonction, nous aura fait parcourir un trajet dans l’enseignement de Lacan ; il aura révélé un peu de ma conception implicite de l’amour et laissé dans l’ombre les autres figures de l’amour et leurs rapports au désir et à la jouissance. C’est une introduction au travail de l’année. Merci

Notes

[1] « Me proposer comme désirant, c’est me proposer comme manquant de a » second aphorisme proposé par Lacan dans la même leçon, qu’il commente.
[2] Par exemple « Le sommeil et l’insomnie prolongés l’un et l’autre sans mesure, c’est mauvais. » Secton II 3 ou bien « En été, il faut surtout purger par en haut, en hiver par en bas ». sectionIV 4
[3] Chamfort : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de 2 fantaisies et le contact de 2 épidermes. »[3]
Cioran : L’art d’aimer ? C’est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d’une anémone ».
Céline : « L’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches ».
« Une formule pour prescription concise résumant une théorie, une série d’observations ou renfermant un précepte
Rabelais
La Rochefoucault, Vauvenargues en ont fait un genre littéraire
Emil Cioran : l’axiome du crépuscule
René Char
Les Haikus japonais
L’Oulipo : Marcel Benahou, La machine à fabriquer des aphorismes
Lichtenberg : Sudelbücher, Livres de brouillard, le miroir de l’âme ( José Corti 1997)
Cité par Freud dans le Witz, par Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage
Breton : Anthologie de l’humour noir
Les aphorismes de Kafka[3]
[4] Et l’on retrouverait la théorie des vases communiquant entre libido d’objet et libido narcissique. L’amour porté vers un objet extérieur réduirait la souffrance de son insuffisance narcissique ou l’amour reçu agirait comme une réassurance narcissique .
[5]Séminaire Les Non dupes errent 13/12/1973

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Discussion

Thierry Roth : Je me demandais en venant si cette phrase a la même portée du côté homme et du côté femme ? Est-ce qu’un homme ou une femme l’entendent vraiment de la même manière ? Pour une femme, on pourrait penser que l’amour va pouvoir la pousser du côté du désir et notamment de la rencontre avec la jouissance phallique. Il peut y avoir des femmes qui au contraire voudraient s’en tenir à l’écart, mais l’amour pousse à ce qu’elles aillent de ce côté-là, et côté homme, on voit bien comment l’amour peut permettre une jouissance, tout à fait hors, autre que phallique. Plus d’une fois j’ai vu des toxicomanes -malheureusement ce n’est parfois que provisoire – des toxicomanes ou des alcooliques qui commencent un sevrage par amour, qui tout d’un coup essayent de changer de mode de jouissance et de penser que l’amour peut valoir le coup, plutôt que rester dans une jouissance solitaire et mortifère. Le problème étant que l’amour ne dure pas toujours, il se peut qu’il y ait des rechutes évidemment. Mais je me demande quand même si c’est à entendre de la même manière côté femme et côté homme ?

Martine Lerude. Je crois que je l’ai pris du côté du sujet, puisque cet aphorisme, il vient traduire le schéma de la division subjective. Le schéma de la division subjective, il est autant valable côté femme ou côté homme. Mais néanmoins, dès qu’on va parler désir et jouissance, on est dans la distinction. Et effectivement, la manière dont l’aphorisme est situé dans cette leçon 14, ça mérite qu’on prenne les choses du côté femme, du côté où il situe ce qu’il appelle « la plus grande liberté » ; il y a toujours du plus : elles sont plus libres, elles ont un rapport plus direct à l’Autre, elles sont moins embarrassées, du plus et du moins du côté féminin, et ça ouvre une voie effectivement, un sens qu’on peut tirer à partir de l’aphorisme. L’intérêt de cet aphorisme, c’est qu’on peut en tirer de multiples sens, et qu’on peut le faire jouer à n’importe quel moment de l’enseignement de Lacan. Il y a peut-être cet aspect confus dans mon propos, parce que de l’amour il va en être question tout le temps, c’est une mine absolument incroyable.

Th. R. C’est pas toi qui a été confuse, c’est l’amour qui est confus ! C’est une chance et un poison, on en est la victime et on en est le…

M.L. Oui, pour revenir par exemple à cette question de la jalousie, ça a toujours à voir avec la question de l’identification au a et au Un. Càd de quelle façon je vais pouvoir boucher la question de la division en me faisant Un pour l’Autre, ou Une pour l’Autre, et cela peut être au prix d’une identification à l’objet. Aimer l’autre, c’est obtenir la déchéance, dit Lacan, la déchéance du grand Autre pour n’avoir accès qu’à l’objet petit a.

C’est confus, Bernard, tu fais des grimaces ?

Bernard Vandermersch : C’est plutôt dans Le désir.

Oui, c’est dans Le désir, tu as raison. Mais là, dans cette formule, du même coup, le désir n’est pas tout-puissant.

Th. R. Juste à titre de boutade avant qu’on passe la parole à la salle, tu citais cette phrase de Lacan, il y a plein d’autres définitions, d’autres aphorismes, il y a  « donner ce qu’on n’a pas », qu’on pourra reprendre. Cette définition : « L’amour, c’est un certain rapport entre deux savoirs inconscients. » Alors est-ce que ce rapport-là, il existe, contrairement au rapport sexuel ?

M. L. Un certain rapport…

Nathalie Delafond : J’avais envie de dire, mais maintenant ça m’a échappé… Tu peux redire ta question ?

Th. R. C’était plus une boutade qu’une question, mais quand on définit l’amour comme un certain rapport entre deux savoirs inconscients…

N. D. ah oui ! A mon avis il peut exister, on l’entend parfois chez les patients, mais il n’est pas du côté de la satisfaction, loin de là…

M. L. Il n’est jamais question de satisfaction dans ce que dit Lacan.

N. D. Pas du côté de la satisfaction c’est sûr, mais quand même du côté de ce qui pourrait être visé dans l’amour, il me semble, et c’est en fin de séminaire.

M. L. Enfin, choisir cette citation de Lacan comme représentant l’enseignement de Lacan - c’est d’ailleurs quelque chose qu’il ne reprendra pas après - c’est témoigner d’une certaine confiance dans la psychanalyse. Pouvoir aimer l’autre, au-delà des racines narcissiques de l’amour qui sont là, qui sont aussi symboliques, c’est ce que j’ai essayé de dire, le narcissisme n’est pas qu’imaginaire, il est articulé symboliquement. Aimer au-delà de cette dimension narcissique, ça suppose probablement une conception implicite de l’amour qui vise - Lacan disait l’être de l’autre, mais on ne sait pas ce que c’est que l’être, c’est réduit dans son enseignement à n’être qu’un « ne », que l’objet, le rien, qui vise effectivement cette barre, quelque chose qui est radicalement inconnu. Pouvoir du fait de l’analyse consentir à aimer chez l’autre au-delà du narcissisme quelque chose qui m’est radicalement inconnu, et qui le restera. Petite note de Lacan : savoir ce que l’autre va faire n’est pas la preuve de l’amour.

Nazir Hamad : On entend souvent comme ça d’un homme ou d’une femme qui dit : la première fois qu’on s’est vu, on savait qu’on allait rester ensemble. Et quand vous lui demandez : c’est quoi ce savoir, vous pouvez en dire un mot ? Il va répondre : l’attitude, les vêtements, le regard, tout ça, et puis ça s’arrête là. Mais ils disent aussi : c’est pas tout, on savait. Moi j’entends dans cette phrase, dans ce savoir, que l’un et l’autre sont convaincus qu’il y a là un savoir qui s’est orienté et qui a ouvert pour eux la route pour se rencontrer et pour vivre ensemble. Des affirmations comme ça, on les entend sur le divan. Et je me demande si dans ces affirmations on n’entend pas quelque chose de ce que Lacan dit d’un certain rapport.

N. D. J’ai peut-être raté quelque chose, Martine, mais je n’ai pas bien compris ce que c’était que le choix de l’amour ? Le choix de l’amour par rapport à quel autre choix possible ?

M. L. C’est une citation de Lacan que j’ai dû dire. Je ne saurais pas te répondre, là.

N. D. Il me semble que tu as repris plusieurs fois cette expression, enfin peu importe, si ça tombe à côté. Par contre, j’étais très contente que tu parles de la perte de l’objet aimé, souvent c’est justement dans ces moments-là, à travers la jalousie ou la perte, pas forcément une perte définitive d’ailleurs mais la séparation, tout simplement, à travers une séparation ou effectivement un deuil qu’on peut voir apparaître ce qu’il en est du Un justement, ce qui fait des deuils difficiles.

Th. R. Est-ce qu’il ne faut pas voir dans cette phrase : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » que ça ne veut pas dire que ça marche si souvent que ça. Parce que si ce rapport existait là, ce rapport entre deux savoirs inconscients, ce que dit Nazir, quand on s’est vus, on savait que ça allait durer toute la vie, et bizarrement cinq ans après, ils se tapent dessus, pour les mêmes raisons parfois que celle pour lesquelles…Donc il y a donc des choses qui trébuchent un peu dans ce rapport entre les savoirs inconscients, et peut-être justement parce que le désir est toujours le désir d’autre chose.

Est-ce qu’il y a des questions, dans cette salle d’abord, pour ceux qui ont fait l’effort de venir, et puis ensuite dans la grande salle de Zoom ? Des questions, des remarques des critiques, des déclarations ? On n’a pas parlé de la haine, par exemple.

N. D. Peut-être une petite remarque supplémentaire. Qu’est-ce qui fait que côté féminin on utilise tellement facilement ce qu’on donne, l’amour qu’on donne, comme si justement il y avait dans l’amour féminin, l’amour qu’on porte à quelqu’un une dimension de sacrifice. En fait c’est une patiente qui a repéré cette division entre le côté masculin et le côté féminin. Elle disait que du côté homme, la perte était souvent une perte narcissique, la perte d’une partie de soi-même, alors que du côté féminin ça ne se passe pas nécessairement comme ça, et il me semblait en entendre quelque chose dans l’expression du don de l’amour.

M. L. La question du don de l’amour c’est Lacan qui en parle comme ça dès 1954. C’est l’amour-don, qui va au-delà de l’objet aimé, donner ce qu’on n’a pas. Ce n’est pas du même ordre, mais ce qui est sûr, c’est que la manière d’y aller est différente, un homme et une femme n’y vont pas de la même façon.

 Mais le mirage du « yadl’Un » le mirage de faire Un pour l’Autre, le mirage d’aller colmater la division subjective, il est là d’un côté comme de l’autre, mais pas avec les mêmes expressions. Ce que permet cet amour d’un sujet S barré à un sujet S barré, c’est un peu l’idéal de l’amour de deux personnes qui auraient fait un trajet analytique, qui seraient débarrassés de leurs symptômes, d’une partie je dirais réelle de leur symptôme, qui se seraient débarrassés de la jouissance du symptôme, tandis que ce qui est recherché dans l’amour, c’est quand même de pouvoir boucher ce qui fait souffrance, cette division, de la colmater. C’est là aussi où ça ne marche pas, où ça fera symptôme d’une certaine façon. C’est une autre façon d’éviter encore ce qu’il en est de la castration.

Cet aphorisme de Lacan, en même temps il nous parle, et en même temps on n’y comprend rien. Il n’y a pas de sujet de la jouissance, il n’y a pas de sujet de l’amour, il n’y a que de sujet du désir, et il y a ce passage de l’un à l’autre qui va déterminer des espaces. Alors de temps en temps, Lacan nous dit que l’amour est pris dans le désir, ou que le désir est pris dans l’amour, il y a tellement de formules contradictoires et en même temps décisives. Décisives, car elles viennent toujours répondre à un travestissement des symptômes qu’on rencontre à un moment donné.

Moi, ce qui m’a intéressée, c’est à la fois la réduction de la formule, et dans cette réduction, les sens qui y sont inclus :  il y a la division subjective, et ensuite on va pouvoir tirer un nombre incroyable de sens. Je crois en effet, qu’une des voies, c’est l’amour au féminin, ou l’amour au masculin. Ce n’est pas non plus une question de genre, je ne pense pas que ce soit une question de genre ni de sexe, mais vraiment la question du rapport de l’un à l’Autre, et de la manière dont l’objet va être un opérateur. L’objet n’est pas opérateur de la même manière pour un homme et pour une femme. Il y a là une souplesse du côté féminin qui n’est pas du côté masculin.

X. C’était une simple remarque, je trouvais qu’il y avait une contradiction entre le terme savoir et le terme d’inconscient. Est-ce qu’on peut parler à la fois de division subjective et de savoir inconscient ?

M. L. Eh bien oui, Bernard a répondu plus vite. C’est un savoir, Unbewust, un savoir insu, c’est le mot allemand. Il a été très mal traduit en français mais Unbewust, c’est la traduction littérale, savoir insu.

Jean-Luc Cacciali : Merci de ton exposé, Martine. Tu as déjà isolé les trois termes d’amour, de jouissance et de désir, et cet aphorisme qui vient du séminaire de l’Angoisse. Plus loin Lacan va ajouter un quatrième terme, celui de la sublimation.  « L’amour est la sublimation du désir. » On peut le laisser en pierre d’attente parce que c’est le début de l’année, mais là est-ce que tu as quelque chose à dire là-dessus ? C’est une façon de dire qui est presque contradictoire.

M. L. C’est exactement ce que Lacan dit d’ailleurs, dans le séminaire de l’Angoisse, il dit qu’on pourrait tout à fait dire comme les moralistes que l’amour est la sublimation du désir, mais à ce moment-là, l’amour n’est plus ni le premier ni le dernier terme, il n’a aucune place. C’est le désir qui va se trouver comme premier et comme dernier terme, dans son aphorisme.  Si on dit que l’amour est la sublimation du désir, on a déjà le désir au début, et on l’a aussi à la fin. L’aphorisme alors se mord la queue, dixit Lacan.

 De quelle figure de l’amour est-il question ?  « Seul l’amour », si l’on renverse les mots, on obtient « l’amour seul », cet amour en tant qu’il est l’imaginaire de chacun, c’est peut-être ça que ça veut dire, mais en tout cas, l’amour seul n’est pas partageable,.

Gricelda Sarmiento : J’aimerais poser une question à Martine, par rapport à cet aphorisme. Dans Encore Lacan revient sur la question que s’il y a un désir du Un, et ça vient justement du grand Autre, Le Grand Autre demande de faire Un, mais demande aussi une par une, le pas-tout de la femme. Donc j’aimerais savoir Martine comment vous analysez cette chose de laquelle il me semble que nous n’avons pas parlé jusqu’à maintenant.

M. L. C’est vrai. Le désir de faire Un, Lacan en parle avec beaucoup d’ironie, vous savez dans la première leçon d’Encore, dans l’amour, c’est le désir de faire Un. C’est l’invention de la psychanalyse, et ça va en l’encontre de toute son expérience !

G. S. Oui c’est par rapport à Freud qu’il dit cela.

M. L. Freud a dit ça, mais Freud parlait de la tension vers l’Un, vous voyez il y a déjà une nuance, et Lacan dans ces quelques lignes du début de la première leçon d’Encore, c’est d’une ironie extrêmement mordante à l’égard de cette bêtise de l’oblativité qu’il tourne en dérision. C’est un point tout à fait important.

Alors bien sûr Freud a pu parler de l’Eros et de cette tension cers l’Eros, de cette tension vers Un. Mais Freud en même temps parlait d’une libido double, d’une libido d’objet et d’une libido du moi. Il n’était pas pour autant dans le mirage du Un. Et ce mirage du Un il est vraiment dénoncé par Lacan. Le mirage du Un, c’est les romans de gare, oui c’est aussi Aristophane, mais c’est aussi la version la plus banale de l’amour. Justement ce rapport d’inconscient à inconscient, il n’y a pas de Un, pas de deux non plus d’ailleurs, ce n’est pas pris dans un comptage. Donc dans la première leçon d’Encore, il faut bien mesurer la dimension d’ironie de Lacan.

Th. R. Qui souhaiterait encore prendre la parole ?

X. Je voulais juste poser une question à Martine : Comment vous voyez la question de l’altérité dans ces rapports au sujet barré, au sujet de l’inconscient ?

M. L. C’est une bonne question, parce que mon hypothèse, c’est justement que l’altérité c’est justement cette barre dans l’Autre. C’est une écriture qui indique quelque chose qu’on ne peut pas dire, de l’ordre d’un inconnu radical. Le sujet du signifiant, qui va naître entre deux signifiants et disparaître aussitôt, et renaître entre deux signifiants et disparaître aussitôt, ce sujet du signifiant n’est pas saisissable comme une totalité. Donc il y a cette dimension, l’altérité, elle serait peut-être écrite par la barre en tant que la barre vient dire que l’Autre nous reste radicalement inconnu, et que c’est cet inconnu-là qu’on aime ; quelque chose qui va transcender la dimension narcissique de l’amour, qui encore une fois a sa part symbolique, il ne faut pas dire que c’est uniquement imaginaire.

B.V. C’est très important ce que tu dis de la barre. Mais est-ce que nous avons une expérience de la barre ou seulement de l’objet qui est venu s’insérer dans la barre ? L’Autre, l’Autre de l’altérité, l’Autre en tant que tel, il est impossible à saisir. Simplement c’est le désir interprété de cette faille dans l’Autre qui nous meut, qu’on attrape. Donc on n’échappe pas à la question de l’objet petit a et de ce que tu disais au début, ce reste de jouissance à récupérer, au terme de… et qui ne sera jamais, normalement, récupérable ; et en même temps il est à céder.

 C’est ça, la difficulté. Comment on entend ça, céder cet objet ? Aussi loin qu’on aille dans l’analyse, par exemple, et dans un travail du signifiant, il restera toujours quelque chose de cette jouissance, soit, qui permet que je suis au monde – car sinon le sujet lui-même n’est qu’une hypothèse – qui me donne une présence localisable, pulsionnelle, mais c’est toujours cette ambiguïté, cette ambivalence de l’objet petit a, est-ce qu’il est un plus de jouir, ou quelque chose qui est toujours à céder pour retrouver, pour soutenir le désir, pour que ce ne soit pas dans l’amour un simple amour du semblable, du même, mais de l’altérité.  Mais cette altérité c’est toujours quand même présentifié par l’objet petit a, pas par un concept. Quand j’aime une femme, c’est pas en tant qu’Autre, c’est qu’elle est présentifiable par quelque chose qui suscite chez moi quelque chose de pulsionnel et de physique. Ça vous convient ou pas ?

M. L. Oui, oui, ça me convient !

B. V. Crois-tu que chez la femme, l’altérité soit plus éthérée ? J’en doute.

N. D. Je disais que c’était le côté masculin de l’amour, dont parlait Bernard il y a un instant, et que Martine avait fait quelque chose d’un peu plus féminin, je crois, en citant cette altérité comme étant celle de l’inconnu, il me semble, du radicalement Autre. Mais peut-être que justement l’analyse est ce trajet qui permet d’entrevoir au-delà de la fente où se met l’objet petit a, d’entrevoir le radicalement Autre, justement, ce qui ne peut pas se dire.

Th. R. Ce qui est sûr, c’est que si dans l’analyse, l’amour de transfert est important, et on retrouve là ce rôle de l’amour dont Martine a si bien parlé toute la soirée dans son intervention,  ce rôle donc de l’amour de transfert qui est si important pour que la névrose de transfert se déploie et que l’analyse puisse avoir lieu, malgré tout, c’est dans la résolution de l’amour de transfert, dans l’au-delà de l’amour de transfert qu’on peut espérer une avancée. C’est un au-delà de l’amour, en tout cas de l’amour de transfert, ça c’est sûr.

Bon. Peut-être encore une ou deux questions, sur Zoom ou dans la salle ici ? Quelqu’un veut dire encore quelque chose ? C’est maintenant, ou il faut se taire à tout jamais, alors allez-y ! Pour ce soir, seulement !

X. C’était juste une remarque, Ceux qui se rencontrent et qui se disent au départ qu’ils se sont reconnus, et vous rebondissiez sur la haine cinq ans plus tard ; cette haine, elle est une continuité. Il y a des couples qui passent leur vie à se haïr au nom d’une séparation entamée depuis bien longtemps et qui poursuit quelque chose de cette trajectoire. Et pour le coup je ne suis pas sûre qu’ils parviennent davantage à en dire sur leur haine que sur leur amour. Et c’est assez intéressant d’entendre à quel point, notamment dans les tribunaux, aux affaires familiales, les couples peuvent passer toute une vie à se séparer, sur une scène où ils se disent plein de choses qui n’ont ni queue ni tête. Voilà, c’était juste pour rebondir sur cette question, ce n’était pas un contresens à la question de l’amour, cette haine.

M. L. Oui, c’est-à-dire qu’un des apports du séminaire Encore, ça va être de sortir de la haine envers de l’amour, mais d’en faire quelque chose de tout à fait différent. A partir du moment où l’amour vise le sujet, l’inconscient, alors la haine vise l’être. C’est un accrochage tout à fait autre, avec des effets extrêmement terrifiants ; ça fait lien, pour le coup, ça fait rapport. Par contre cette distinction, c’est à ce moment-là, au moment où il est question que l’amour vise le sujet de l’inconscient, que Lacan va dévier la haine, il n’en fait plus l’envers de l’amour, il la dévie sur l’être. D’ailleurs on comprend beaucoup mieux à ce moment-là comment ça marche, comment ça fonctionne, car c’est un fonctionnement et c’est très difficile d’y renoncer, de renoncer à la haine.

N.D. Il me semble que ce renoncement, il implique une forme de division subjective effective, ça implique que le sujet ne soit pas l’être, en quelque sorte, que le sujet du dire puisse se distinguer de l’être.

M. L. On peut dire aussi que l’être, c’était un terme philosophique que Lacan avait utilisé dans ses emprunts à la philosophie, et là il s’en sépare, radicalement.

 Y :   Juste un petit point par rapport à l’amour de transfert, puisqu’on parle de l’amour de transfert, on peut considérer que cette phrase, cet aphorisme, soit presque la définition de cet amour qui permet à la jouissance de condescendre au désir du sujet.

M. L. Oui, on peut y lire le trajet d’une analyse, mais j’y rajouterai autre chose : Seul l’amour de transfert permet à la jouissance du symptôme, au réel du symptôme, d’être amputé en quelque sorte, de renoncer à une part de jouissance, il faut qu’il y ait une amputation de la jouissance pour pouvoir consentir au jeu du désir.

B. V. C’est pas l’amour en tant que tel, c’est l’amour en tant que j’analyse, je fais marcher le signifiant là-dedans, l’amour viendrait plutôt in fine à arrêter les choses, on se contentera de l’amour.

M. L. Oui, il ne s’agit pas de se contenter de l’amour, il s’agit de se servir de l’amour.

Th. R. Il peut y avoir justement des analyses infinies du fait du transfert jusqu’à ce que mort s’en suive, comme on dit pour le mariage, ça arrive !

Nous allons nous arrêter. Merci beaucoup à Martine pour son intervention. On se retrouvera le 22 novembre avec Pierre Marchal, notre collègue de Belgique.

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