Commentaire du livre de Danielle Eleb par Jean-Pierre Marcos
Le livre que publie Danielle Eleb se présente sous le chef d’une pluralité d’entretiens oraux transcrits, lesquels apparaissent aujourd’hui, indéniablement, comme autant de documents historiques (1980-1984) et ce, pour autant qu’ils proposent une cartographie partielle mais fort pertinente d’un champ de discours d’époque lequel comprend le fameux « linguistic turn » du second Wittgenstein[1].
Par-delà sa lecture des ouvrages des auteurs concernés, D. Eleb nous propose de l’entendre « poser les questions qui étaient les siennes » dont la pluralité se précise sous une forme d’unité, soit « la question du sujet en philosophie, psychanalyse et politique ». (p.9) Le sous-titre de l’ouvrage nous donne la mesure et l’ambition du livre : « le sujet en questions », c’est-à-dire tout autant, le sujet comme question, le sujet à la question, et les versions du sujet au cœur des différents champs concernés.
Je vais me contenter de proposer ici quelques échos partiels et partiaux, de ce livre à la lumière de certaines traversées.
Du questionner
De quel désir procède le déploiement d’une interrogation adressée à un auteur à la faveur d’une rencontre ? Que signifie « poser une question », « demander et attendre une réponse » ? S’agit-il seulement « d’entendre une parole sur le cheminement de chacun » ? (p.10) Ce livre d’entretiens se présente aussi comme un portrait en contrepoint d’une jeune philosophe qui certes se réjouit de voir ses questions honorées dans leur pertinence et leur légitimité par des figures reconnues de sa contemporanéité, mais également et peut-être surtout, se trouve en quête d’une satisfaction attendue. Il me semble qu’au principe du questionner de D.E., ne se manifeste pas seulement une demande d’apprendre quelque chose, mais plutôt un désir de convoquer son interlocuteur au plus près de son énonciation. Je te questionne, soit je te demande une réponse c’est-à-dire, je te demande de répondre de ce que tu as écrit et rendu public. Je te mets en demeure d’en dire plus à défaut de dire mieux. « Répondre de », c’est-à-dire en pareil cas, inviter l’autre à se prononcer sur ce qu’il pense avoir écrit, sur ce qu’il peut encore dire après coup, après l'avoir écrit. En quoi la jeune philosophe se signale par un indéniable courage de penser quand elle relance une question témoignant ainsi de l’excès de toute question sur toute réponse. Dans son entretien avec Maurice Godelier lequel concède avoir « mal posé auparavant les problèmes de cette articulation et de ces luttes » (p.67) pour ce qui concerne les rapports entre les sexes face aux rapports de classe, la question de la lutte contre les classes dominantes et contre la domination masculine, D. Eleb se demande si d'une certaine façon, l'inscription des recherches concernant le féminisme dans des institutions comme le C.N.R.S ne revient pas à « maîtriser quelque chose qui commençait à déborder au niveau social et politique. » (p.69) A la réponse que proposa M. Godelier, D. Eleb opposera : « ce n'était pas cela ma question» (p. 69).
Ce livre d’entretiens se doit donc d’être lu à la lumière des questions et de leurs relances qui rythment et organisent les réponses, partielles, provisoires et incertaines. Autrement dit, il conviendrait en toute rigueur de porter notre attention non plus seulement sur ce qu’a répondu tel ou tel interlocuteur à D. Eleb mais comment s’est écrit au fil des échanges une chorégraphie de la pensée s’il est vrai qu’aucune réponse -soit ce que l’on dit en retour-, n’annule jamais la question posée.
Lire
Les entretiens menés par Danielle Eleb sont publiés dans la collection « Lire en psychanalyse » où « loin de chercher à fixer ou à collationner les significations de l’écrit, il s’agit au contraire de mettre en vibration les équivoques du texte pour l’amener à parler ». Or, Danielle Eleb se rapportant par exemple aux travaux de Sarah Kofman sur le statut de la féminité selon Freud, notamment dans ses textes tardifs, parle de « lecture nuancée » (p.51), d’une lecture qui fait droit à ce que le texte pense et laisse impensé, dévoile et recouvre. Ce dépli rigoureux des textes ouvrant pour ses lecteurs la possibilité de reprendre à nouveaux frais la question posée.
Si l’on suit la lecture de S. Kofman, il s’agit de restituer le mouvement de progression et de régression des avancées freudiennes. Ainsi pour reprendre le texte introductif à l’entretien qu’elle réalisa avec la philosophe, D. Eleb écrit : « l'analyse de Sarah Kaufmann met à jour la présence d'un double mouvement dans la recherche de Freud : le premier, extrêmement novateur, récuse l'idée d'un propre de la femme à partir de la thèse de la bisexualité et tend à la valoriser. Le second mouvement est un véritable retournement, Freud réduisant en dernière instance la bisexualité de la femme a une masculinité originaire. »[2] Cette lecture déconstructiviste de l’œuvre de Freud par S. Kofman, dans la veine des travaux de Derrida, manifeste à la faveur d’une attention au jeu, à l’écart, ce qui s’est d’abord avancé et ensuite repris sur le plan d’une thèse princeps -la bisexualité originaire des sexes-, accordé et refusé à la femme. Freud commence par le Deux -la bisexualité originaire- ou le double en chacun au point qu’il faille récuser un propre de la femme ou de l’homme, mais reconduit le devenir-femme à la modalité de son rapport au masculin.
De l’actuel
« Quelles sont les questions qui persistent ? » (p.106)
A de nombreuses reprises la question de l’actualité de la pensée est posée par Danielle Eleb. Les temporalités distinctes sinon disjointes ente le passé lointain, le passé récent, le présent d’une publication et notre actualité de lecteurs en 2022 est souvent souligné. Ainsi des propos de M. Godelier sur son travail ( 1982) sur « la société primitive Baruya » lequel par un effet d’écho renvoie à l’« actuel des rapports hommes-femmes » (1983). Or, les difficultés théoriques que rencontra M Godelier s’agissant de la question de l’« autonomie » relative des rapports entre les sexes face au rapport de classes » (p.67) n’est pas sans nous interroger également aujourd’hui sur le mode d’articulation d’une grammaire des luttes d’émancipation en terme d’exploitation économique et en terme de domination. A partir d’hier ou à partir d’ailleurs, notre actualité se trouve ainsi toujours interrogée.
Au jeu de échos, des apparentes diachronies et des réelles synchronies, l’entretien avec Jacques Rancière démontrent comment les questions persistent et insistent à travers les époques étudiées. Entre le 19ème siècle auquel s’intéresse Rancière, l’année de la parution du livre de Rancière La nuit des prolétaires 1981 et notre présent (2022) la question de la parole ouvrière et plus généralement celle des exploités, peut-elle encore se faire entendre et selon quel jeu de langage qui l’identifierait dans sa singularité ? La grammaire de la lutte des classes, de la conflictualité en termes d’exploitation économique demeure-t-elle aujourd’hui non seulement donnée au titre d’archives mais également datée au sens de désuète ?
Du sujet
Il n’est pas possible de reprendre ici pour chaque entretien la question du sujet ou plutôt de révéler comment et à quel titre « le sujet en questions » trouve son style spécifique de détermination et de formulation. Devrions-nous parler ainsi de « forme-sujet » pour l’un, de processus de subjectivation pour l’autre, ou de simplement sujet pour le dernier ?
A ce titre, D.E. propose néanmoins une formule qui évidemment n’est pas sans poser la question de savoir si dans sa dimension de réduction, et pour pertinente qu’elle soit, cette définition du sujet rend justice à la variété de ses visages, aux pluralités disciplinaires de l’abord de la question du sujet, selon que l’on parle en philosophe, en psychanalyste, en anthropologue… Voici cette définition :
« si Freud a situé le centre de l'expérience analytique dans le fait que chaque individu est un enfant, il a abouti à l'idée que l'enfant, c'est le sujet. Mais le sujet, la réalité du sujet n'est pas dans son moi. La question du sujet concerne son histoire en tant qu'il la méconnaît. Le problème posé par la psychanalyse pourrait être suivant : que signifie son histoire ? » (p.39)
Selon Danielle Eleb, l’investigation de la question du sujet ne peut faire l’économie de son historicité mais pour autant que cette dernière fait toujours l’objet d’une méconnaissance et pas simplement d’un oubli. Que l’infantile en chacun de nous -soit la figure psychique intériorisée de notre enfance-, dicte sa loi et ses impasses à notre devenir-sujet, exige que nous portions notre attention en deçà des analyses structurales de la vie psychique à ses genèses. La mise au travail pour chacun à la faveur d’une cure donnée de la question de la méconnaissance, de l’oubli, de la mémoire, et de la singularité de notre histoire demeure la condition nécessaire sinon suffisante d’un devenir-sujet.
Dolto
A titre emblématique de cette série d’entretiens, j’aimerais retenir et souligner celui que mena Danielle Eleb avec Françoise Dolto et ce, à plus d’un titre. Ma première remarque concerne le caractère opératoire d’une clinique et d’une thérapeutique de la « justification ». Voici quelques extraits :
«Quoique l’enfant dise avec des mots, des gestes, du modelage ou des dessins ; ce qui ne veut pas dire quoi qu'il fasse (…) on lui permet de tout exprimer et on l’incite à évoquer sa vie imaginaire actuelle ou passée. C'est la façon dont il s'exprime qui est la bonne (…) Sans chercher à être une pédagogie d'adaptation, il est certain qu'un enfant s’aimant lui-même dans la cure, ne se sent plus coupable grâce à l'expression de ses pulsions qui ont été justifiées dans la réminiscence de son histoire. Ces pulsions refoulées sont de nouveau à sa disposition il peut les utiliser, si le milieu le stimule à les communiquer, en se sentant soutenu et aimé. »[3]
Danielle Eleb propose alors à Françoise Dolto une distinction fondamentale : « Le pédagogue s’intéresserait aux rapports que l'enfant instaure avec le réel et l'analyste aiderait l'enfant a existé, à être en rétablissant un rapport à l’imaginaire.» A l’accentuation ici portée sur « l ’existence » et « l’être » -qui n’est pas sans évoquer Winnicott-, corrélés à la question de l’imaginaire, Dolto répond à en mentionnant à nouveau la question de la « justification ». Elle montre ainsi qu'il ne s'agit plus seulement pour la psychanalyse de « rétablir » un rapport à l'imaginaire: mais
« aussi la confiance en lui, et à sa façon de ressentir les choses au premier degré. Le fait que quelqu'un le justifie toujours de ce qu'il ressent sans réprimer l'expression des événements traumatiques vécus durant l'enfance a un effet bénéfique : la censure inhibitrice est levée (…) le psychanalyste aide l'enfant à se comprendre lui-même et à s’aimer, même si les autres ne le comprennent pas et ne l'aiment pas.» (p.30)
Quelle étrange rhétorique psychanalytique pourraient dire certains, que celle du « soutien », de « l'amour » et de la nécessité de « se comprendre ». Or, Dolto en ces années-là ne recule devant rien pour affirmer que pour s'aimer soi-même, il faut être soutenu et aimé par l'autre afin de recouvrer toutes ses potentialités[4]. Encore faut-il enfin être vraiment écouté car ce qui n'a pas été entendu et reconnu dans notre histoire mais a été dénié ne peut que produire un effet traumatique et inhibiteur, à l’endroit de sa parole et de son sentiment d’exister en toute légitimité. Dolto parle bien ici, s’agissant de l’enfant, d’être justifié par l’Autre dans sa « façon de ressentir les choses au premier degré. » En deçà de toute opération herméneutique, de toute interprétation des symptômes la psychanalyste d’enfant se propose ici de manière élémentaire d’«aider » l’enfant à se comprendre et à s’aimer. Justifier l’être de l’autre, l’existence de l’enfant dans son bon droit n’est ni approuver -et évidemment pas contester ou condamner- les dires et les sentiments de celui qui s’adresse à vous en parlant, en dessinant, en modelant. C’est se faire le soutien au titre d’un témoin et d’un garant de la légitimité absolue et inconditionnelle de la subjectivité de l’autre en son expression « au premier degré » : comme si une défaillance d’être, une perte de confiance en la valeur de sa propre singularité caractérisait l’enfant auquel on laisse entendre désormais : « tu as le droit de ressentir ce que tu ressens, de penser ce que tu penses, de désirer ce que tu désires. »
Justifier avant toutes choses, c’est-à-dire affirmer : « tu es dans ton bon droit, tu as raison de ressentir ce que tu ressens », « ta peur est légitime en tant que tu l’as ressens et parce que tu la ressens ». Se faire l’avocat de l’existence de l’autre en première personne -au regard de ce qui en lui ou hors de lui l’accuse et le condamne-, ne se confond certes pas avec une autorisation à transgresser toutes les limites : « on ne permet pas à un enfant de tout faire en séance »[5], mais ne peut qu’encourager l’enfant à restaurer ses « potentialités structurelles psychiques »[6]. Avoir de droit de ressentir, de penser et de désirer en propre n’est certes pas identique à se donner le droit de faire, d’agir et d’exiger. Il est légitime que tu désires ce que tu désires, voire que tu désires tout, mais obtenir exige de se confronter à des restrictions. Pas tout mais pas rien non plus.
A la lumière de ces dernières remarques, quelques propos de Dolto prennent tout leur sens polémiques. Alors que D. E. dans son introduction cite des propos de Dolto qui se trouvent dans l'entretien qu'elle conduisit jadis avec elle, une partie importante de la réponse de cette dernière est « oubliée ». Voici en effet ce qu’écrit page 11 dans son introduction D.E. : « Françoise Dolto (…) distingue la psychanalyse des psychanalystes, certains ont appris la psychanalyse comme « on étudie la physique ou la chimie », ils détiennent un savoir psychologique, indifférent à la souffrance ». Si on se rapporte néanmoins à l'entretien de Dolto c’est-à-dire aux paroles même de Dolto, le propos est beaucoup plus vif et clairement polémique. Il est vif dans la mesure où il dénonce clairement ce que Danielle Eleb critique par ailleurs, soit le fait d'en être resté pour certains psychanalystes, à « un savoir objectif ». Voici donc ce que répondit en sen temps Dolto : « C’est plutôt un savoir psychologique où intellectuel, indifférent à la souffrance. Certains jouent au psychanalystes, mais ils ont à le devenir, à évoluer » (p.35).
Or quelques lignes plus haut l’anonymat était bien levé par Dolto elle-même. « Certains » devient « ceux qui ont appris la psychanalyse comme on étudie la physique ou la chimie, ont beau se dire « lacaniens »[7], ils restent des intellectuels s’ils n’ont pas de connaissances cliniques et une formation qui vient de la souffrance personnelle assumée et dépassée. »
La critique d'un rapport distancié, spéculatif et abstrait au savoir entendu comme obstacle à la pratique d'une psychanalyse normée par une totale disponibilité à l’écoute demeure une chose relativement reçue aujourd'hui. Mais l'évocation de l'indifférence à la souffrance de l'autre, d'un défaut de formation dont l'origine serait l'absence d'une souffrance personnelle assumée et dépassée, c'est-à-dire reconnue au principe même de l'existence et de la fonction du psychanalyste et en même temps dépassée par le travail et à la faveur d'un travail de nature psychanalytique sur soi-même, revient à dénoncer nombre d’impostures. On mesure ainsi non seulement l'originalité de Dolto en son temps mais son rapport courageux à la vérité, courage qui se fonde sur une liberté irréfragable qui l’a soustraite aux empires de la séduction des maîtres. À nous désormais de nous porter à la hauteur de cette audace.
« Reconnaissons pour conclure, que nous sommes tous des survivants psychiques, et que notre travail d'analyste (en plus du fait qu’il nous fait vivre) nous permet quotidiennement, de confirmer les solutions que nous avons trouvées à nos propres traumatismes passés, ceux-là même qui nous ont donné le désir de devenir analyste. Avec analyse, avec chaque analysant, nous continuons notre analyse et redécouvrons la psychanalyse. Ce sont ces redécouvertes constantes qui nous aident à survivre. »
Joyce McDougall
Discussion
Danielle Eleb – Entre 1980 et 1984 j’étais professeure de philosophie, j’écrivais pour l’hebdomadaire Révolution, avec lequel j’avais des affinités politiques, et c’est Jean Burles, directeur à l’époque de l’hebdomadaire, qui m’avait demandé un entretien avec Jacques Lacan. Curieusement, on m’a toujours fait confiance au niveau de ces entretiens, il s’est adressé à moi comme si j’étais capable de rencontrer Jacques Lacan sur un entretien concernant notamment l’institution, la dissolution, etc... Lacan étant souffrant, j’ai réalisé un entretien avec Jacques-Alain Miller que j’avais intitulé Malaise dans l’institution, publié donc en 1981.J.A Miller n’a pas souhaité que cet entretien soit publié dans ce recueil, je le regrette. Avant de répondre aux questions de Jean-Pierre, durant cette période-là, je n’étais pas encore en analyse, mais je lisais Freud et Lacan depuis les années 1970 à peu près, en 1980 j’avais 30 ans, et d’une certaine façon, ces entretiens m’ont permis, de cheminer, c’est mon commencement. .
Ce qui m’a intéressé dans ces entretiens, c’était justement l’au-delà de l’écrit par rapport à ce que tu as abordé dans ta présentation. Est-ce dû à mes origines, à l’importance de la parole au Maghreb où je suis née? Toujours est-il que cette parole sur l’écrit était à la limite plus importante que l’écrit lui-même. J’avais vraiment le désir de rencontrer les auteurs de ces livres que je lisais en tant que professeure de philosophie déjà dans les années 1980 – Dolto, Maud Mannoni, Octave Mannoni et bien d’autres; afin de leur poser mes questions qui étaient tout de même des questions entre philosophie et psychanalyse. Comme dit le poète, avant d’inventer il faut faire l’inventaire, ces questions m’ont permis de préciser la nature du lien qui existe toujours entre les discours philosophiques et la psychanalyse, notamment, cette antériorité des conceptions du sujet en philosophie qui n’est pas une pensée unique , l’histoire de la philosophie démontre bien qu’il y a une interrogation sur « qu’est-ce que le sujet », ce qu’ils ont dit finalement touchait beaucoup plus à leur être qu’à leurs écrits.
Françoise Dolto, évidemment, est un être tout à fait exceptionnel, Jean-Pierre a tout à fait raison, elle est très directe, je connaissais peu Dolto, j’avais entendu ses émissions à la radio, j’avais lu Au jeu du désir, qui est un très bon livre d’ailleurs, et Sexualité féminine, elle a fait une critique à partir de son approche de la psychothérapie et de la pédagogie. D’ailleurs, le sous-titre de l’entretien c’est Francoise Dolto anti pédagogue, elle a introduit dans cet entretien une anti pédagogie et une critique de la psychologie, du sujet psychologique au regard du sujet analytique. C’est-à-dire que pour elle la psychologie et la psychanalyse n’ont rien à voir, elle m’a éclairée sur la différence d’approche du sujet en psychologie et en psychanalyse, c’est très important. Pour F.Dolto devenir analyste, c’est travailler sur ce qui nous a amené en analyse, que j’appellerai une rencontre du réel, quelque chose qui s’est présenté pour nous dans notre existence, peut-être très jeune, peut-être un peu plus tard, comme un impossible, comme un réel et comme une souffrance. Alors, évidemment, la question qui est posée, tu l’as bien pointée Jean-Pierre, c’est : que faisons-nous de cette souffrance? Effectivement tout est là.
Je me suis rendu compte que ce recueil d’entretiens qui est mon commencement me fait faire un chemin inversé puisque, en 2004, j’ai publié un livre qui s’intitule Figures du destin : Aristote, Freud et Lacan ou la rencontre du réel. Or, la catégorie du destin est une catégorie que j’ai entendue, un signifiant, durant toute mon enfance et ma jeunesse. J’ai fait ma thèse sur « Inconscient et destin » avec Alain Badiou , comment cette question du destin comment se rejoue dans la cure? Au-delà de la répétition, de l’angoisse, etc., qu’est-ce que la cure analytique au fond autorise, permet…
Gérard Amiel a très bien abordé ces questions, vous avez parlé de l’identification à une lettre mortifère à propos des patients. Il me semble que la cure peut permettre de se séparer de la lettre mortifère. Pour ma thèse - j’ai travaillé sur un cas clinique d’Hélène Deutsch, la névrose hystérique de destinée qui est un cas extrêmement intéressant où Hélène Deutsch met en scène l’aliénation d’une femme à partir de la dimension du fantasme, qui concerne au fond la rencontre avec un homme où elle désire « être aimée comme la femme morte ». Il s’agissait bien pour cette femme de se séparer de ce fantasme d’être aimée comme la femme morte pour enfin être aimée comme la femme vivante. Le texte de Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, lu à partir de l’interprétation lacanienne d’Aristote concernant Automaton et Tuchê, la répétition et la rencontre du réel est une nouvelle lecture du destin. Ce qui est intéressant avec Lacan c’est que tout n’est pas fermé et aussi pessimiste que ce que j’entends parfois , ce que dit bien Freud dans le texte Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, c’est que la jeune fille joue à être à la fois vivante et morte, elle prend la forme de son fantasme pour mieux l’en délivrer ,et pour découvrir qu’ il la connaissait déjà.
Lacan introduit une dialectique entre la répétition et la rencontre, l’interprétation lacanienne de la philosophie m’a toujours beaucoup intéressée à ce propos, ces entretiens, éclairent le lien que des psychanalystes et des philosophes contemporains entretiennent avec la psychanalyse. F. Dolto est tout à fait lacanienne quand elle fait une critique du sujet psychologique, elle aborde effectivement ce qu’il en est du sujet dans la cure et par là même, un sujet divisé, un sujet du manque, qui est un sujet du désir;
Concernant Maurice Godelier, et la question de l’actuel : ces entretiens que j’ai réalisés entre 1980 et 1984 posent des questions qui sont toujours actuelles, le masculin et le féminin, la rencontre du réel, le savoir, la vérité, la parenté comme cela a été très bien évoqué tout à l’heure, la pulsion de mort et la répétition, et le nouage entre la psychanalyse, la philosophie et le politique.
L’entretien avec Émile Jalley introduit un véritable débat entre psychologie et psychanalyse parce qu’il est dans un entre -deux. Mais Émile Jalley reconnaît que la psychologie telle qu’elle a été transmise par Wallon et Piaget ne reconnaît pas l’inconscient, la pulsion de mort, enfin bref, ne reconnaît pas l’essentiel de la découverte freudienne.
Dès les années 1980, ce qui a fait révolution pour moi, c’est la découverte de l’inconscient, c’est le sujet de l’inconscient, le décentrement du sujet. Tout en menant une série d’entretiens - j’espère que vous les lirez parce que l’intérêt de ces entretiens c’est qu’ils sont toujours vivants, les auteurs vont au-delà de ce qu’ils ont écrit, et ils ont un effet de transmission. Les questions posées sont celles de ma génération, elles peuvent intéresser les nouvelles générations, dans la mesure où il y a eu après les années 1980, 1984, au niveau culturel, une période difficile pour la place de la psychanalyse, et de la philosophie. D’ailleurs, la philosophie a été très critiquée, les places aux concours ont diminué comme dit Dominique Lecourt, qui est un althussérien, avec l’émergence des comportementalistes, du cognitivisme, des idéologies qui occupent beaucoup de place dans notre société et dans les librairies comme le souligne Marc Darmon dans sa préface et je l’en remercie.
Concernant Maurice Godelier, c’est un chercheur remarquable, il découvre au moment de sa rencontre avec des féministes américaines qu’il y a une lutte des femmes tout à fait intéressante et qui ne se réduit pas strictement à la lutte des classes, il prend acte, comment ? Il crée au Centre National de la Recherche Scientifique des recherches sur les femmes. Maurice Godelier, nous devons lui rendre hommage parce qu il ne fait pas de la théorie pour la théorie. Il a été très conséquent, il a découvert quelque chose et il en a tiré toutes les conséquences en créant au niveau du CNRS des recherches sur les femmes afin que ces questions puissent être investies aussi bien par des philosophes, des sociologues…
Cependant, il a un lien à la psychanalyse qui est très complexe, à un moment de l’entretien, je suis étonnée que tu ne l’aies pas remarqué, il pose une question très pertinente, il pose la question de savoir de quel inconscient il parle, lui, Maurice Godelier. Or, il parle de l’inconscient collectif, il parle d’un inconscient qui est celui de la société baruya, c’est-à-dire, d’un partage des représentations, ce n’est pas l’inconscient de Freud qui est marqué par le refoulement, ce n’est pas l’inconscient de Lacan qui, est le rapport du sujet au grand Autre, donc Godelier a la finesse de se situer du côté d’un inconscient comme partage des représentations. C’est pourquoi je lui ai posé la question de savoir s’il n’y avait pas un en deçà de ces travaux, et cet en deçà auquel j’ai fait référence dans les questions que je lui ai posées, c’est bel et bien l’inconscient freudien. Peut-on continuer à travailler en anthropologie, qui est un domaine très intéressant et très riche, sans faire référence à la psychanalyse et à la découverte de l’inconscient, de l’inconscient freudien ? C’est un peu l’objet de ce livre, finalement cet inconscient et ces sujets ont toujours existé mais dans différentes approches. M. Godelier aussi parle de l’inconscient mais il ne parle pas du même inconscient que nous, c’est ce que je veux dire, il parle du sujet mais ce n’est pas le même sujet; c’est pourquoi j’ai donné en sous-titre « le sujet en questions », au pluriel.
Alors, Jean-Pierre, je pense aussi que ce recueil pourrait avoir une fonction, disons de transmission, parce qu’il me semble que pour les jeunes générations il y a « un blanc », celà n’a pas été transmis. Ce travail que j’ai fait, aussi modeste soit-il, peut être transmis aux jeunes analystes et aux jeunes philosophes, et aussi à ceux qui ne sont ni philosophes ni analystes, parce que c’était à l’origine une demande qui est celle d’un hebdomadaire, ce n’est pas une thèse, vous voyez ce que je veux dire, ce sont des questions accessibles à un large public.
Par ailleurs, je voulais terminer sur un point, il me semble que l’œuvre de Lacan témoigne d’une articulation importante, plus qu’une articulation, un tressage, dans plusieurs séminaires de Lacan entre la philosophie, la psychanalyse et le politique comme le dit Charles Melman, c’est-à-dire, le souci de la cité. Il me semble que dans le domaine de la psychanalyse on met un peu de côté les références philosophiques de Jacques Lacan, j’ai eu le plaisir d’en parler avec Christian Fierens qui s’intéresse beaucoup à la philosophie, lui c’est plutôt Heidegger, moi j’ai commencé avec Aristote, Hegel, Kierkegaard et je me suis rendu compte, à la lecture des séminaires de Lacan, que Lacan avait une nouvelle lecture très intéressante de la philosophie à partir de sa clinique, à la fois une lecture critique et clinique. Alors, ça ne veut pas dire qu’il rejette la philosophie, Lacan a beaucoup travaillé sur la philosophie, a suivi même des enseignements, il avait une ouverture d’esprit exceptionnelle et d’une certaine manière il a noué la philosophie et la psychanalyse sur des notions importantes : l’aliénation, la séparation qu’on trouve chez Hegel, Aristote c’est Automaton et Tuchê, Heidegger c’est la question de l’être, Kierkegaard c’est la question de la répétition sous la forme de la reprise qui n’est pas une répétition du même mais une introduction du nouveau signifiant, donc il y a là chez Lacan une richesse incroyable de lecture de la philosophie avec un véritable nouage; concernant Marx, il a repris Marx sur le versant la jouissance, ce qui n’est pas rien, et c’est ce qu’il développe dans Encore, à propos du plus-de-jouir.
Mais il a aussi une dimension politique qui m’a beaucoup étonnée, dans le séminaire Logique du fantasme (1966-1967) que je lisais dernièrement, il fait référence au capitalisme et au peuple vietnamien en disant que du capitalisme, ils n’en veulent pas. Et c’est assez étonnant parce que Lacan a bien entendu ce que pouvait signifier pour le peuple vietnamien ne pas vouloir du capitalisme. Donc, il y a là chez Lacan une ouverture réelle sur le politique et une interrogation sur le politique au sens de la cité .
Jean- Pierre, j’ai bien aimé la question que tu as soulevée, celle de la responsabilité. Effectivement pour répondre à ce que tu as écrit, ce que nous avons appris dans ma génération avec Althusser, Dominique Lecourt et d’autres chercheurs et philosophes marxistes c’est qu’ il ne suffit pas de dire, il ne suffit pas de penser et que la pensée peut aussi aboutir à une pratique que penser est déjà une pratique théorique. Pour nous l’approche et la place de la théorie et de la pratique ont été déplacées. Pourquoi est-ce important? Parce que la pratique est du côté de l’acte, en psychanalyse aussi d’ailleurs. L’entretien avec Vladimir Jankélévitch notamment, lorsqu’il dit quelque chose de très drôle à la fin de cet entretien, il me répond « je n’ai pas la philosophie de ma politique ni la politique de ma philosophie. » Pourtant, au moment de la guerre, eh bien! Vladimir Jankélévitch qui n’avait pas la politique de sa philosophie s’est engagé dans la résistance. Donc, on voit bien que du côté du sujet, la question du politique se pose sous différentes formes. Je voulais juste terminer là-dessus