A propos de Le témoin jusqu’au bout, Georges-Didi-Huberman

BON Norbert
Date publication : 13/06/2022

 

A propos de Le témoin jusqu’au bout, Georges-Didi-Huberman, (Editions de Minuit, 2022).

Norbert Bon

Dans les mêmes temps, sales temps, où Freud écrit son dernier ouvrage, L’homme Moïse et le monothéisme (1939), dans lequel il constate que « Nous vivons en un temps particulièrement curieux. Nous constatons que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. » , Victor Klemperer, philologue juif allemand, persécuté par le régime hitlérien, tient un journal clandestin dont il fera parvenir les quelques cinq mille feuillets à une amie « aryenne » qui le cachera dans le double-fond d’un mur. Journal dans lequel, clinicien de la langue, il s’attache à observer et analyser la structure du langage nazi. Comment il souille et empoisonne les concepts, détourne ou forclôt certaines notions, clive, superlative... pour imposer, profondément et solidement, dans le peuple son idéologie totalitaire. « La vox populi n’est donc, en de telles circonstances politiques, ni « voix » ni « peuple », écrit Georges Didi-Huberman. Elle n’est plus la voix d’un peuple souverain, mais la voix forclose d’une masse asservie. » 2  De ce journal, mosaïque d’analyses philologiques, manuscrites par bribes, qui ne sera publié qu’après sa mort en 1995 3, Victor Klemperer tirera une version condensée, publiée en 1947 en allemand et traduite en Français en 1996, sous le titre LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue. 4 (LTI pour désigner parodiquement la langue du Troisième Reich : Lingua Tertii Imperii) C’est de ce travail d’observateur méticuleux de la langue dont rend compte l’auteur dans ce livre Le témoin jusqu’au bout, sous-titré Une lecture de Victor Klemperer.

De cette méticulosité analytique dans la tourmente, on a souvent inféré une absence d’affectivité, à tort selon Georges Didi-Huberman, Il n’y a pas de rationalité chez qui n’a pas été touché émotionnellement. Et, même si Klemperer entend rapporter sans pathos et avec pudeur ce qu’il a observé de la langue dans les évènements atroces qu’il a traversé, on ne serait pas bouleversé à la lecture, notamment dans le journal, de ce qu’il a enduré s’il n’en avait été lui-même touché : suspension de ses cours, puis successivement, annulation de ses projets d’édition, interdiction de fréquenter la bibliothèque, retrait de ses livres des rayonnages, coups sur la tête lors d’une perquisition, confiscation de ses lunettes, sa ceinture, puis, comme tous les juifs, port de l’étoile jaune, carte d’identité barrée d’un J, retrait du permis de conduire, suppression du téléphone, confiscation des machines à écrire, des appareils photographiques, des vêtements de laine et de fourrure, interdiction d’aller dans un musée, d’acheter des gâteaux, des fleurs, de faire des réserves de nourriture, d’entrer dans les gares, d’acheter ou détenir un journal, d’utiliser un vélo, une chaise longue, d’avoir un animal domestique... Totale réification ! Le tout sur fond de réquisitions dans des tâches exténuantes et de nouvelles angoissantes sur les juifs emmenés dans des wagons à bestiaux ou exterminés sur le front de l’Est. C’est dans ces circonstances terribles que Klemperer entend « porter témoignage jusqu’au bout », au risque constant d’être arrêté et assassiné. Mais la veille de sa convocation pour un convoi vers les camps, en février 1945, il devra au bombardement de Dresde par les alliés, sa possibilité de fuir et de survivre. « C’est comme si, venu du ciel, le destin -ou la folie de l’histoire- écrivait en lettres de feu un épisode nouveau dans cette incroyable épopée de la survie » écrit Georges Didi-Huberman (p. 74).

Et, dans sa lecture fine et attentive du journal, il s’attache à montrer comment « porter témoignage jusqu’au bout », dans cette situation d’angoissante expectative, c’est porter témoignage sur la langue totalitaire nazie mais en s’y incluant lui-même : « Il me faudra donc raconter mes propres jours d’enfer sous le joug politique nazi, sa langue totalitaire, sa haine antisémite institutionnalisée. (Didi-Huberman, p. 75). En effet, cette langue totalitaire « parvient à imposer à ses sujets des émotions disjointes qui rendent la tyrannie acceptable et, même, efficace, alors il faudra témoigner de ses propres émotions retrouvées. » (ibid. p. 75-76). Car, « Ayant lu Rousseau, Proust et James Joyce, Klemperer sait bien que toute émotion n’est autre que le symptôme d’un temps affecté. » ( ibid. p. 81). C’est ainsi un point de vue tout à la fois politique, éthique et émotionnel qui soutient cette écriture du journal.

C’est aussi la détresse, le désespoir et le dégoût qui accompagnent cette mort civile qu’on lui impose. Et même, abattement et détresse politique devant une situation qu’il juge sans espoir : « In politis, j’en suis venu petit à petit à abandonner tout espoir ; Hitler est bel et bien l’élu de son peuple. », écrit-il le 27 mars 1937. (p. 96) Et il exprime son « dégout devant les exactions du régime, les mensonges de la propagande, le suivisme de la population. ». Mais, comme les autres, l’apathie le gagne. Et, note Didi-Huberman, c’est ce que vise toute tyrannie politique, l’émoussement de toute sensibilité, la disjonction d’autrui : « C’est cela l’enjeu du totalitarisme : nous rendre apathiques et indifférents, c’est-à-dire privés de devenir, privés de notre temps et de nos subjectivations. » (p. 89). Pourtant, c’est par la honte qu’il en éprouve qu’il « ressaisit ou reformule éthiquement la sensation du dégoût » (p. 97) et qu’il soutient son travail de témoignage avec l’espoir que, sinon lui, ses feuillets exfiltrés pour échapper à une éventuelle perquisition seront sauvés de la destruction. Et un désir d’écrire appuyé sur sa confiance dans la langue : quand il ne reste rien, reste la langue maternelle.

Ainsi, souligne Didi-Huberman, « Klemperer n’est donc pas un simple descripteur du langage ; c’est tout aussi bien le chroniqueur d’un temps, attentif aux nœuds de ce qui arrive (faits d’histoire), de ce qui s’éprouve (faits d’affects) et de ce qui s’en parle (faits de langue). » (p. 146). De ce témoignage extraordinaire, Didi-Huberman rend compte avec son talent habituel et de façon fort opportune en ces temps de retour des idéologies totalitaires sur fond d’infoxes, détournements de sens, négationnisme et autres réécritures de l’histoire.

Nancy, 9 juin 2022.

Notes
1 Freud S., 1939, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p. 131.
2 Didi-Huberman, G., 2022, Le témoin jusqu’au bout, Editions de Minuit, p. 60.
3 Klemperer V., Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten, Tagebücher 1933-1945, Aufbau Verlag, 1995.
4 Klemperer V., 1947, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Albin Michel, 1996.

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