Voltigeant comme un papillon autour du livre: Flâneries avec Lacan dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville. Entretiens de Charles Melman avec Jean- Luc Cacciali

ZULLO Virginia
Date publication : 22/03/2022

 

Voltigeant comme un papillon autour du livre: Flâneries avec Lacan dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville. Entretiens de Charles Melman avec Jean- Luc Cacciali

par Virginia Zullo

 

À l’origine il y a un lieu vide.

Jean-Luc Cacciali

Flâneries avec Lacan dans l’atmosphère polluée des esprits et de la ville est le titre d'un livre, un long entretien de Jean-Luc Cacciali avec Charles Melman.

Le mot flânerie est difficile à traduire en italien, il n'y a pas de mot pour flâneur, c'est-à-dire pour quelqu'un qui se promène oisivement dans la ville comme s'il emmenait en promenade des tortues. Ce n'est pas un hasard si le mot a été créé par le poète Charles Baudelaire.

Le livre, dont le style garde un air de pur égarement dans la pensée, est un questionnement incessant sur des questions fondamentales pour la psychanalyse, et le compagnon de route de Charles Melman et Jean-Luc Cacciali est Jacques Lacan, dont la pensée est re-pensée, traversée, actualisée, vivifiée, re-construite tout au long du livre.

Le style de l'articulation et de la production du savoir au moyen du questionnement est ce que Charles Melman a de plus précieux à enseigner.

Le livre a une structure spéculative dans ce sens qu’il s'agit d'un spéculum de la pensée, un miroir dans lequel revoir les concepts fondamentaux de la psychanalyse, à l'épreuve de la compréhension de la réalité d'aujourd'hui et de ces nouvelles formes de jouissance que Melman et Cacciali ne manquent pas d'analyser à la lumière de la tradition la plus orthodoxe et fidèle aux pierres angulaires de la psychanalyse, qui est comprise non pas comme weltanschauung, mais comme une connaissance qui, partant de l'inconscient, ne peut jamais se déterminer et formaliser une fois pour toutes.

Les deux hommes réalisent donc une opération qui consiste à repenser, actualiser, reconstruire, bref, ils retravaillent, reformulent, créant de nouvelles trajectoires, questions, chemins, dans une analyse qui semble ne jamais se terminer, car les questions de Cacciali aussi que les réponses de Melman ouvrent de nouvelles questions et de nouveaux chemins, tous encore à parcourir.

Dans cette flânerie de la pensée, dans cette marche errante, dans ce se promener en pensant, Cacciali et Melman nous mènent par la main. Cacciali, avec ses questions, met des ailes sur la main de Melman, qui nous emmène en promenade dans la ville du savoir psychanalytique, une ville que nous pensions connaître mais qui semble nouvelle parce qu'elle est traversée et comprise au moyen des concepts qui sont mis au travail par la modernité, par ce qui se passe dans cette ville.

Le chemin de cette route ne mène pas nulle part comme dans la progression de la pensée métaphysique selon Heidegger. Melman procède rapidement, toujours atteignant le cœur du problème, l'enjeu qui est essentiel pour Cacciali.

Rien n'existe sauf dans la pensée qui actualise ce qui a déjà été pensé. La pensée existe, elle trouve un support dans la dimension de son pouvoir être encore pensée ; le savoir, tout savoir, vit dans le désir qui l'actualise et le remet en question.

Je vais commencer par la fin, car il y a des livres qui ont le mérite de pouvoir être lus de façon anarchique, et, dulcis in fundo,  pour terminer en beauté... le dernier chapitre du livre est consacré à l'art.

Melman entame sa réflexion à partir des œuvres très colorées, abstraites et spontanées de Myriam Cittanova. Il fait une remarque fondamentale sur ces œuvres, qui peut être étendue à la compréhension de tout l'art abstrait. Nous sommes face à « une beauté que je dirais “originelle”, avant qu’elle ne soit contaminée par l’image et qui est celle de la vie psychique au moment de la naissance du dire ».

 

C'est un moment, pour ainsi dire, primordial, quelque chose comme une intuition générique, un brouillard de formes et de couleurs indistinctes où même les voix entrent comme des sons déséquilibrés ; une tabula rasa prête à être gravée, la lumière est une poussière abstraite où il commence à y avoir une invasion de quelque chose que nous appelons couleur.

Je pense ici à un tableau de William Turner : Lumière et couleur (Règles couleur de Goethe). Le matin après le déluge, Moïse écrit le Livre de la Genèse.

Un amalgame indistinct, étrange, en quelque sorte terrifiant, où l'on ne se repère pas encore dans aucun signifiant, le langage ne s'est pas encore stratifié, il n'y a qu'une poussière dense d'une jouissance suprême, un fluide indistinct, un vide dans lequel quelque chose commence à apparaître... c'est le moment des couleurs et des formes indistinctes, c'est l'abstraction.

Dans cette indistinction pré-psychique, souligne Charles Melman, la couleur prédomine :

« le rôle prévalent non plus de la forme mais de la couleur, telle que Goethe l’a magnifiée dans son Traité, et en tant que premier support à l’inscription de le vie. A ces remarques on objectera que ces productions sont néanmoins faites pour faire image et donc pour un regard. Ce n’est pas parce que le mien les a surprises et tirées de la pile où elles étaient destinées à rester enfouies qu’elles ont été faites pour lui ou pour celui d’un autre. Une question latérale est alors celle de l’identité neuve d’un spectateur quand n’est plus projetée sur la toile la possibilité de sa propre image ».

Cette phrase conclut à la fois le livre et le chapitre sur l'art qui, restant dans l'ordre du re-penser, est précisément un re-penser le concept du regard comme objet a (articulé par Lacan dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse) en relation avec l'institution imaginaire de la beauté et son rapport privilégié avec la mort  :

 « La beauté a le chic de vous donner l’envie de mourir ».

 

Mais avant la mort il y a la vie. La genèse est le père, et Jean-Luc Cacciali, comme si nous étions au début d'un texte sacré, pose immédiatement la question essentielle qui sera le fil conducteur de tout le livre, le concept de : Nom du Père

Le père est à l'origine et aujourd'hui on se pose beaucoup de questions sur la fonction paternelle, condition fondamentale pour qu'il y ait symbolisation, par conséquent les mots. Le nom du père, la loi, l'interdiction de l'inceste et la jouissance, sont quelques-uns des grands thèmes abordés

Si, comme l'enseigne Melman, l'économie psychique est régulée par la loi du père, Cacciali propose dès le début de mettre ce concept au travail, avec ceux de loi, de limite, d'interdiction, de norme, d'autorité, de pouvoir et d'égalité... 

Dans un très beau passage du livre, c'est Melman qui pose une question à Cacciali.

La question est la suivante : quel est le trait unique et définitif de l'identification au père ?

Cacciali essayera de répondre, mais c'est Melman qui donne la réponse définitive :

« Ce trait un, c’est la cicatrice du pénis si l’on veut...   Une lucarne est ouverte sur le monde que va s’occuper à peupler le rêve, alimenté par notre relation à l’objet ».

 

Mais des concepts, Cacciali descend ensuite dans la réalité de la clinique, de l'écoute, de sorte que outre des questions théoriques, des questions cliniques sont également soulevées.

Le premier cas clinique que Cacciali porte à l'attention de Melman est celui d'une jeune fille qui refuse de devenir mère. Melman souligne que le problème pour elle n'est pas tant ce refus que la manière dont elle pourra profiler ce qu'il lui sera possible de désirer d'autre... Melman soulève la question plus générale : que peut-on désirer ? C'est ce que l'on demande aujourd'hui à la psychanalyse qui, souligne-t-il, n'est pas un savoir....

Les deux compagnons de voyage évoquent à plusieurs reprises la question du savoir et de ce qu'est le savoir de la psychanalyse, posant le problème de la transmission, qui est aussi une question cruciale, et des questions surgissent qui, dans le style de Melman, restent ouvertes : qu'est-ce qui peut être transmis ? A partir de quoi est possible un enseignement ?

Par un jeu de mots, Melman introduit dans la question du savoir la dimension de l'objet recherché : savoir doit être compris dans le sens de avoir - ça, avoir ceci, avoir quelque chose.

On pourrait donc décliner le sens de la position de Melman sur le savoir en disant que lorsque nous cherchons à savoir, ce n'est pas à l'être que nous avons affaire, mais à l'avoir, au désir de quelque chose ; le savoir, donc, comme le surplus idéologisant d'un surmoi dont l'impératif, dit Lacan, est : « Jouis ! »

En ce sens, Melman rend vaine l'idée qui donne l'impulsion à la pensée occidentale, fondée depuis ses origines précisément sur l'ontologie, nous amenant, en revanche, à penser le mouvement même de la pensée comme mû, véhiculé, poussé en avant par un objet qui est la cause du désir.

Melman dit même que : « l'irruption de l'objet dans la langue rompt la communication ».

Cela articule l'importante question de la loi du langage, de la perte de l'objet et de l'impuissance de la langue par rapport au savoir. À cet égard, Melman parle également de l'articulation dans la langue de la parole et de l'écriture

Ne manquent même pas les réflexions, chères à l'enseignement de Melman, sur le sens du populisme aujourd'hui, le multiculturalisme, le polythéisme. Des réflexions sur l'actualité dans lesquelles il y a aussi une place pour notre smartphone, défini par Melman comme la baguette magique, pour l'illusion qu'il nous donne d'avoir toujours tout ce que nous voulons à portée de main.

La question de Cacciali sur la différence entre Noms du père et Nom du père est fondamentale ; dans le sillage de cette distinction, les deux hommes abordent d'autres questions cruciales telles que l'identité sexuelle et la castration, que Melman nous invite à comprendre dans sa dimension linguistique.

Ils reviennent souvent à la question : « qu'est devenue aujourd'hui la fonction du nom du père ? ». Et c'est à partir de cette question fondamentale que nous passons à la question du père, placé au centre de la question de Cacciali. En conséquence, le père en tant que père mort et l'analyse des facteurs qui expliquent la dégradation de l'institution paternelle.

Comme nous l'avons dit, le passage de la théorie à la pratique psychanalytique est continu.  Le regard sur la clinique est projeté comme dans une anamorphose sur les questions théoriques dans un renvoi, un entrelacement, une texture qui donnent l'idée d'être devant une indication de méthode et de technique. A partir de la parole vivante de la clinique, les concepts fondamentaux de la psychanalyse sont re-esquissés, re-traités et re-pensés.

C'est Jean-Luc Cacciali qui met, pour ainsi dire,  la clinique à l'oreille de Melman en citant les mots de certains de ses patients comme, par exemple, la petite fille qui veut être une princesse.

Il y a également des passages importants sur la clinique de l'anorexie qui nous conduisent à l'introduction de la question de la fonction de la mère et, plus précisément, de la fonction symbolique en relation avec la mère, de la dette et du sacrifice.

Le chapitre: Le don d'amour traite de la mère et se termine par la belle phrase de Cacciali: « tout ce qui spécifie la mère: le don d'amour ».

Chaque chapitre vit une vie propre et c'est pourquoi le livre a le mérite, comme une encyclopédie ou un dictionnaire, qu’on peut l’ouvrir et le lire où l'on veut, en véritable flâneur, libre de vagabonder dans la pensée. 

Si ce livre transmet, il le fait dans la mesure où il est le résultat d'une parole vivante, et c'est précisément la question de la transmission qui revient sans cesse : à partir de quoi l'enseignement est-il possible ? D'un déficit qui l'organise, comme dirait Melman. Un manque donc, un déficit semble être à l'origine de la nécessité d'établir des savoirs, des disciplines, des écoles...

Le livre se termine là où la psychanalyse, en tant que découverte de Sigmund Freud, a débuté : l'inconscient.

La seule connaissance avec laquelle la psychanalyse a quelque chose à voir est celle de l'inconscient, et Melman dit :

« On oublie que l’inconscient, c’est le grand arrimage. C’était le grand arrimage de chacun par sa subjectivité, — une subjectivité inscrite dans une tradition, qu’elle en ait hérité ou qu’elle ait refusé l’héritage. Cela revient au même. Et comme on le voit déjà l’annulation de l’inconscient — c’est-à-dire plus rien qui soit constitué chez un sujet par le refoulement — fait qu’on a un individu exposé à toutes les modes et prêt à accepter toutes les modes. Je crois que l’avenir est aux modistes, aux modélistes ».

« Pourquoi dites-vous que l’inconscient est un arrimage », demande Jean-Luc Cacciali ?

« C’est un lestage définitif, vous êtes plombé par l’inconscient. De sorte que pour arriver à vivre vous deviendrez un feu follet, un petit papillon».

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