Y faire sans poinçon
Conférence de Valentin Nusinovici : Y faire sans poinçon
Je remercie les responsables qui m’ont invité à parler de l’objet a chez Joyce.
Il s’agira donc d’aborder Joyce par un autre biais que la question du père et celle du sinthome.
La question qui m’est venue est celle-ci: est-ce que chez lui « le sujet est l’objet » (pour reprendre les termes de Marc Darmon dans sa conférence introductive) ce qui signifie que le sujet s’est fait objet ? Autrement dit qu’est-ce ce qu’il en est de la structure du fantasme, le fantasme est-il bien structuré ? (ce qui m’a amené à m’appuyer sur les séminaires L’Identification et L’Angoisse).
En rapport avec le séminaire Le Sinthome je me suis posé cette question: si son oeuvre peut être considérée comme un objet a fabriqué et placé dans le trou central du noeud (comme Ch. Melman a pu le dire) est-ce que Joyce a fait cela « à vue de nez », comme Lacan le dit à propos de sa constitution du sinthome, ou est-ce qu’il savait un peu ce qu’il faisait ?
Ce que nous savons c’est que Joyce a tout fait pour ne pas se laisser attraper, Lacan lui-même en témoignait. Il s’agit d’utiliser nos outils analytiques et de voir si ce que l’on observe chez lui a des résonances dans notre clinique.
Je vais commencer par évoquer un petit texte, le premier que nous ayons de Joyce. Une dissertation de ses 14 ans où il évoque « la surface calme et attirante de la mer » en disant bien que cela ne présage pas de la suite car la tempête peut éclater très rapidement. C’est pareil chez les humains.
Donc, Il ne ne pas se fier aux apparences, c’est le titre. Mais il y a toujours quelque chose qui ne trompe pas: c’est l’oeil « ce traitre que le plus grand scélérat ne pourra jamais plier à sa volonté ».
Ce devoir scolaire, que nous avons grâce à la vigilance de son frère, est à mon sens bien plus qu’un exercice obligé sur le thème classique de l’oeil comme fenêtre de l’âme. C’est l’affirmation, avec déjà l’aplomb et la fierté dont il fera toujours preuve, au moins publiquement, qu’il a trouvé quelque chose d’essentiel pour lui, une façon d’y faire. D’y faire avec quoi ? avec le désir de l’Autre. Il lui suffit, prétend-il, de voir l’oeil de l’autre (je l’écrirai avec un a minuscule ou majuscule selon les cas et je traduirai oeil par regard). Il saura ce que l’autre lui veut, s’il est dangereux ou non.
Que l’Autre soit pour lui redoutable c’est l’évidence. Je cite un des textes des Epiphanies: « La mer est inquiète chargée d’une colère sourde pareille aux yeux d’un animal prêt à bondir en proie à sa faim impitoyable ». L’anglais n’a pas l’équivoque sémantique du français, mais aucun doute il s’agit de l’Autre primordial, de la mère.
Je pense qu’une ligne de conduite constante de Joyce a été de chercher à détecter dans le regard cette dangerosité. Il l’a prêtée à Stephen qui ne lâche pas le regard de l’autre. J’en donnerai des exemples. Déjà celui-ci dit dans Ulysse (dans l’épisode Circé): « je n’ai pas peur de ce à quoi je peux parler si je vois son oeil (« ce à quoi » fait bien entendre que l’Autre n’est pas trop humain).
Si son truc marche c’est formidable puisqu’il n’y a pas ou qu’il n’y aurait pas d’angoisse du désir de l’Autre, mais c’est un départ qui va forcément avoir des conséquences et pas minces. Bénéfice apparent: s’il n’y a pas d’énigme du désir de l’Autre il n’y aura pas, faute de réponse à cette énigme, à payer, c’est-à-dire renoncer à cette part de jouissance qu’est l’objet a. L’enfant, quand il tourne le dos à la mère perd le regard, Joyce ne le fait pas.
Si le désir de l’Autre est lu dans le regard il ne faut pas lâcher cet objet, mais au contraire à s’y accrocher. Conséquence: à ne pas consentir à le perdre il n’y aura pas de séparation d’avec la mère.
Nous répétons avec Lacan que l’angoisse c’est ce qui ne trompe pas, parce qu’elle concerne le plus intime du sujet dans sa coupure avec l’Autre c’est-à-dire son être, l’objet a. Joyce nous dit le contraire: ce qui ne trompe pas c’est l’objet maintenu entre le sujet et l’Autre soit l’absence de coupure entre eux. Il faut que l’objet regard soit présent, qu’il soit dans le champ de la réalité, pour protéger de l’angoisse, ainsi le sujet ne sera pas trompé. C’est l’Autre qui sera trahi par son regard.
Si on se réfère au schéma optique l’objet n’est pas passé de l’image réelle (à gauche du schéma) à l’image virtuelle c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu, comme dit Lacan, cette « mue » qui fait de l’objet situable dans la réalité (c’est le cas ici du regard) un objet devenu « privé », sorti du champ scopique, devenu non spécularisable. Cette mue c’est l’effet de la double coupure sur le cross cap qui sépare la rondelle de l’objet a de la bande de Moebius du sujet. Pour reprendre une autre formulation de L’Angoisse, l’objet n’a pas été « transporté » du champ de l’Autre réel au lieu de l’Autre. Il il n’y aurait donc pas, du moins pour cet objet regard, de fantasme constitué puisque Lacan dit dans la deuxième leçon que le fantasme S barré
de petit a est tout entier du coté de l’Autre. Le poinçon du fantasme, qui symbolise les deux opérations de l’aliénation et de la séparation ne serait pas constitué.
Dans la leçon 10, quand il évoque les problèmes que pose le transfert hors du champ de la névrose, et qu’il rassemble alors dans ce champ la perversion et la psychose, Lacan dit que l’objet a reste du coté de l’image réelle tandis que le sujet est au lieu de l’Autre. Il parle néanmoins de fantasme au sens structural S barré
a mais on peut se demander comment fonctionne le poinçon. Quoiqu’il en soit, sans s’avancer sur le diagnostic du cas Joyce, on peut penser qu’il a sa place dans ce groupe composite où l’objet a n’est pas transporté au lieu de l’Autre.
Mais le schéma optique n’intègre évidemment pas le corps de l’Autre, le corps de la Mère. Or le regard auquel Stephen-Joyce est accroché n’est pas détaché du corps de l’Autre. Il est dans la zone érogène, dans le trou de la prunelle que borde l’iris, ce diaphragme contractile. On peut lire plusieurs notations sur la sensibilité de cette zone.
Dans une nouvelle de Dublinois, Un cas douloureux: « Les yeux d’un bleu très sombre étaient assurés. Le regard au début comportait une note de défi mais se troublait ensuite. La pupille paraissait comme à dessein défaillir dans l’iris, révélant l’espace d’un instant un tempérament d’une grande sensibilité, la pupille recouvrait bientôt sa maitrise, sa nature à demi-dévoilée retombant sous l’empire de la prudence ». Ailleurs il s’agira de la possibilité de stimuler cette zone et des renseignements qu’on peut en tirer.
Je ne vais pas développer ce point, il est clair que si zone érogène et objet ne sont pas distincts cela ne sera pas sans conséquences sur ce qui structure la pulsion, qui est, comme dans le fantasme, le poinçon.
L’objet auquel la psychanalyse a associé depuis longtemps le regard c’est l’objet anal. Lui aussi est présent pour Joyce. Bien présent: dans la réalité, sans refoulement.
Il écrit à Nora qu’il veut voir la voir « accomplir l’acte corporel le plus honteux et le plus dégoutant », « voir le bon gros serpent sale sortir lentement » « la grosse chose marron sortant à demi son trou ». L’excitation commence avec ce qui l’annonce: les tâches et les bruits.
Cet objet n’est pas la cause du désir, puisqu’il est présent dans la réalité. Disons que c’est l’objet d’un voeu, d’un Wunsch au sens de Freud, Wunsch que Melman situe entre demande et désir. Il vient de le traduire par « appétit » en parlant des effets des objets que produit l’économie de marché (in La dysphorie de genre). Mais chez Joyce, ce voeu qui inverse la demande ordinaire de la mère à l’enfant portant sur l’objet anal, ce voeu de voir l’objet sortir, est de l’ordre du sexuel.
L’étron symbolise le phallus qui est contenu dans la mère et qui doit faire son apparition. Il le symbolise, plus encore que par sa forme, par sa chute. Une chute, entre le sujet et l’Autre, qui déclenche vraisemblablement l’orgasme.
Est-ce que « le sujet est cet objet » cet objet présent dans la réalité ? Oui, en un sens, on pense à l’histoire que Joyce enfant aimait raconter, à savoir que sa mère lui plongeait la tête dans la cuvette des cabinets, histoire que rien n’authentifie.
Mais il est l’objet seulement au sens d’une identification imaginaire où objet et sujet sont co-présents. Et non comme dans le fantasme, quand le sujet s’abolit.
Je vais m’arrêter sur Giacomo Joyce, un texte poétique qui devrait nous changer d’horizon. Un texte assez bref, fait d’une quinzaine de morceaux dont Joyce reprendra des passages, sans le publier tel quel. Le fond est sa relation amoureuse insatisfaite avec une jeune fille qui était son élève à Trieste.
Richard Ellmann dit que c’est un texte « hétéroclite ». Apparemment. Il me semble qu’il a une unité, qu’il y a un fil: la recherche d’une satisfaction sexuelle par diverses tentatives, avec des butées, une sorte de succès et ses conséquences. Je vais me permettre d’en faire une lecture à grands pas, en gros sabots, crottés, et pardon de massacrer ce beau texte.
Tout de suite il s’agit du regard. Le premier mot: « Qui ? » on comprend: qui est cette jeune personne qui le regarde derrière son face à main, son quizzing glass, ce verre qui interroge, qui l’interroge lui. Qui ? vaut pour les deux.
Et Giacomo de se lancer dans un grand discours pédant sur d’obscurs penseurs hérétiques qui doit passer à mille lieux au dessus de la tête de la belle. Elle reste silencieuse, mais « une brulante piqûre d’aiguille darde et tremble (quivers) dans le velours de l’iris ». La flèche en plein dans le mille !Flèche exploratrice. Il va s’avérer que la jeune personne en question a un « sourire mensonger » et que « dans la pulpe attendrie des yeux est tapie une humeur jaune et rance ». L’affaire ne s’annonce pas sans risque ! D’ailleurs l’homonymie (quiver: trembler mais aussi: carquois) dit bien que son oeil à elle peut aussi tirer.
Une petite scène: une jeune fille, les lanières de ses bottines chaudes au contact de la chair, elle se tient à califourchon sur un toboggan de façon à ce qu’il soit possible de jeter un coup d’oeil sous sa jupe. Surgit « un éclat blanc un flocon, un flocon de neige ». Son linge ? La projection sur l’écran de la jupe d’un objet du désir inatteignable ?
Joyce reprendra cela dans Ulysse en le pimentant: « le petit bout de jupe courte et osée remontant sur le genou afin de dévoiler un aperçu de pantalon blanc est une arme puissante et les bas transparents.. la longue couture bien droite s’avançant au delà du genou en appellent aux meilleurs instincts du blasé mondain ».
A coté de cette scène de jour il y a des scènes de nuit. L’une où les yeux des prostituées épient dans le noir. Le regard peut être aussi un objet de désir, un agalma. Dans le Portrait de l’artiste en jeune homme les prostituées ont des yeux de pierreries. Joyce écrit à Nora: « tes yeux assoupis allumés comme ceux d’une putain ». Mais ici, dans la nuit, pas d’accrochage possible au regard. Giacomo répète: « mes yeux échouent dans le noir ».
Je passe divers épisodes. La jeune fille réapparait: « Jupe retroussée par un brusque écart du genou; blanc ourlet ajouré d’une combinaison qui indûment se relève…Si pol ? » (demande, poliment interrogative, en dialecte, à la façon d’un serviteur qui entrer). Que va-t-il se passer ?
Réponse au début du fragment suivant: il chante une chanson de John Dowland A contre coeur me retirant.
Autre abord du corps féminin: la femme devant le miroir, lui derrière elle. Elle n’arrive pas à agrafer la voilure noire de sa robe et recule pour qu’il le fasse. Dans l’échancrure de la robe s’aperçoit la combinaison, elle tombe, dessous le corps miroite d’écailles argentines. « Une touche, une touche ».
Au fragment suivant elle parait comme un moineau essoufflé qui supplie le grand monsieur Dieu.
Ensuite viendra l‘imagination d’un acte sexuel par voie oculaire.« Ses yeux ont bu mes pensées ». « Dans l’obscur de son humble chaude consentante accueillante féminité, mon âme, elle-même se dissolvant, a fait jaillir a répandu et déversé une liquide et profuse semence ». « Que la prenne maintenant qui voudra ». En quelque sorte un triomphe. L’organe court-circuité, la possession sans castration ! Les autres peuvent s’aligner !
Mais le phallus ne l’entend pas ainsi. Quand ils se retrouvent rien ne va plus. Après l’avoir fixé, elle détourne « ses yeux noirs de basilic » (le serpent qui tue par le regard).
Plus tard Giacomo baisera (signe d’allégeance) l’ourlet d’une jupe, noire comme rouille. La femme va maintenir sa tête entre ses genoux. Que va-t-il se passer dans cette position (ordinairement évitée) où il ne peut voir le regard de la femme ? Verra-t-il un autre objet ? A la chute de la combinaison, il avait aperçu « une ombre d’argent terni ». Il pourrait être en position pour en voir davantage. « Le flocon blanc qui fond » n’était-il pas le masque de l’étron marron qui tombe ?
Cela ne se passera pas comme ça. « Elle » parle « de par delà les étoiles glacées ». C’est la « voix de la sagesse » qu’il n’a jamais entendue. « Parle encore. Instruis moi ». Mais la sagesse se révèle « adultère » (c’est-à-dire corrompue). Ce qui en sort c’est le phallus dont il ne peut cette fois se tenir à distance.
Pas le bon gros serpent, « un serpent d’étoiles », « un froid calmar sinueux » qui l’assaille. Il « brûle ». Il est « perdu ». « Au secours » Nora. Jouissance évidemment, angoisse aussi probablement, mais elle n’est pas nommée.
Nous verrons plus loin la pénétration d’un phallus « timide et doux » mais après qu’il se soit assuré du regard.
il y a dans Giacomo Joyce cette phrase: « Jeunesse a une fin, cette fin la voici, jamais elle n’aura lieu ». Il y a une limite (on pense à celle qu’instaure le phallus symbolique) elle est bien là, mais elle ne sera jamais effective. La même position est affirmée dans Finnegans Wake : « il y a une limite à toutes choses et elle n’aura pas lieu » (and this will never do).
Arrêtons-nous encore sur un objet, celui-là niché dans le corps de la mère.
Au cours d’un voyage Stephen adolescent accompagne son père dans l’amphithéâtre d’anatomie où celui-ci avait étudié. Il cherche parmi les noms gravés dans les pupitres celui de son père. Il tombe sur le mot Foetus gravé à plusieurs endroits. Il lui vient l’image d’un carabin armé d’un couteau.
« Il est bouleversé, il a rencontré dans le monde extérieur un signe ce qu’il avait pris jusque là pour une ignoble maladie particulière à son propre cerveau ». De quoi pourrait-il s’agir sinon de fantasmes d’atteintes portées au foetus pour l’extraire, le tuer? C’est que le foetus est à la place la plus convoitée. Il y est béni et adoré, on le lit dans Ulysse: « before born babe bliss had, within womb won he worship ». Joyce écrit à Nora: « si je pouvais me nicher dans ton sein…dormir dans la secrète et chaude obscurité de ton corps ».
Ce signe qu’il rencontre dans la réalité, Foetus taillé au couteau, est le signe que son voeu est réalisable, qu’il a été réalisé. S’en suivra un moment de déréalisation et de dépersonnalisation qui signe la défaillance du fantasme. Autrement dit le désir et la réalité n’étaient pas en continuité (comme c’est le cas sur la bande de Moebius). Il n’y avait pas de rapport entre l’intérieur et l’extérieur. Ou entre le « monde des rêves » et le « monde de l’expérience » comme il est dit dans Stephen le héros, où Stephen attribue à l’artiste la fonction de médiateur entre ces deux mondes. C’est bien ce qui a manqué ici, Foetus a violemment mis en rapport le monde de l’intérieur et celui de l’extérieur.
Les lettres de Foetus le fixent et moquent sa faiblesse. C’est un rival donc un objet d’identification, mais ce n’est pas un petit autre. Il n’y a pas de rapport spéculaire.
Jusqu’ici nous sommes dans un monde kleinien (Melman dans le livre que je viens de citer évoque un tel monde à propos de notre modernité). Mais qu’en est-il du sujet qui nous intéresse véritablement qui n’est pas le sujet qui s’identifie imaginairement mais le sujet de l’énonciation ?
Lacan dit dans Le sinthome que l’énigme est dans l’incohérence de l’énonciation. Il prenait comme exemple la devinette que, dans Ulysse, Stephen pose à ses élèves Je vous la rappelle:
Le coq chantait
Le ciel était bleu
Les cloches dans les cieux
Les onze coups sonnaient
L’heure pour cette pauvre âme
de s’en aller aux cieux
La réponse: le renard qui enterre sa grand-mère sous un buisson de houx !
Elle est choquante, incompréhensible, les élèves sont scandalisés.
Lacan dit que ce qui affecte c’est ce qu’on ne comprend pas, ce qui échappe au sens c’est-à-dire au signifiant: l’objet a. Joyce a réussi son coup, et pas seulement avec les élèves, Lacan aussi est affecté. La réponse est pauvre, dit-il, l’énonciation incohérente. Il ignorait qu’il s’agissait d’une devinette connue, Stephen en a modifié la réponse en substituant à la mère la grand-mère. Quand on sait cela et la culpabilité de Stephen quant à la mort de la mère l’incohérence disparait. La réponse peut être rapportée à la ruse, moyen que Joyce revendique ouvertement. C’est un aveu masqué.
Quand Stephen donne sa réponse sa gorge le picote. ll éclate nerveusement de rire. Se libérer de l’affect, le tenter, en faisant en sorte que les autres soient affectés de ne pas comprendre, c’est quelque chose qui n’a rien d’exceptionnel, mais chez Joyce nous allons retrouver cela en tant que stratégie littéraire.
Stephen se libère-t-il ici ? Non, il va évoquer ensuite « les secrets tyranniques qui attendent dans les ténèbres de l’esprit qu’on les détrône ».
Une telle attente, aucun patient bien sûr ne l’énoncerait, mais elle se rencontre et pose de difficiles problèmes si déjà elle n’interdit pas tout transfert. On sait que Joyce de la psychanalyse il n’en voulait pas.
Avant de poser sa devinette à quoi Stephen pensait-il ? à Aristote ! Il se disait: « ce doit donc être un mouvement l’actualisation du possible comme possible ».
A mon sens c’est une phrase capitale. Le français en fait perdre le poids. Ce « ce doit être » n’est pas un « il se pourrait bien que », c’est: « it must be »: L’actualisation du possible comme possible exige un mouvement. Le livre montrera, c’est ma lecture, que cette actualisation du possible n’a pas lieu. Mais à quel mouvement et pour quel possible Stephen penserait-il ?
Il me semble qu’on en a un exemple dans le Portrait de l’artiste en jeune homme. A la fin du chapitre II, dans une scène célèbre, Stephen suit une prostituée qui sait le tranquilliser. « Les lèvres de Stephen refusaient de se pencher pour l’embrasser. Il avait besoin d’être tenu serré , d’être caressé lentement, lentement, lentement. Dans ses bras il se sentait soudain devenu fort et hardi sûr de lui-même. Mais ses lèvres refusaient de se pencher pour l’embrasser. D’un mouvement soudain elle lui inclina la tête, unit ses lèvres aux siennes, et il lut le sens de ses mouvements dans ces yeux francs levés vers lui. C’en était trop, il ferma les yeux, se soumettant à elle corps et âme, insensible à tout au monde sauf à l’obscure pression de ses lèvres qui s’entr’ouvraient doucement…entre ses lèvres il sentit une pression inconnue et timide plus obscure que le défaillement du péché plus douce qu’un son ou un parfum »
La séquence est à retenir. Il est au dessus d’elle, dans la position typiquement masculine, mais il n’agit pas. La réassurance par la tenue dans les bras est indispensable mais insuffisante. C’est elle qui lui fait faire le mouvement: il est agi. Il lui faut vérifier le regard avant de se soumettre. L’objet qui le pénètre est inconnu, timide et doux.
Au début du chapitre suivant Stephen est en classe (il est élève à l’époque) il rêvasse. Il semble faire un retour en arrière, avant l’aboutissement dans les bras de la douce prostituée. Il s’imagine dans la rue devant des prostituées. Il est dans est l’attente « d’un mouvement soudain de sa propre volonté ou d’un appel de leur chair parfumée ». Question banale: d’où le mouvement doit-il partir ? de moi, de l’autre ? On a vu comment elle a été résolue. Dans Ulysse Stephen se répétera : « agis, agis donc » pour finir par un : « agis, sois agi ».
Dans la classe, il a sous les yeux une équation. Il la voit s’élargir, elle devient la queue d’un paon. Son esprit est emporté dans le cycle des étoiles, il fait une boucle dans le cosmos et revient. Il y a une ironie triste et pour finir quasi-mélancolique, une sorte de mégalomanie dévalorisante dans la description de cette queue, qui n’est pas celle qu’il faudrait et qui lance des signaux de détresse, et dans ce mouvement immense et vain, qui fait échapper à la réalisation du désir.
Voilà un mouvement qui n’actualise aucun possible, disons qu’il se présente comme une boucle simple. Mais quel mouvement ferait-il acte ?
Dans Ulysse (Circé) Stephen évoque encore un mouvement cosmique: « partir aux extrémités du monde », soit un mouvement qui ressemble à celui que nous avons rencontré dans le Portrait. Mais Stephen commence ainsi « ce qui est parti aux extrémités du monde pour ne pas se traverser soi-même ». Et il est dit que c’est à se traverser soi-même qu’on devient soi et qu’on est préconditionné à le devenir.Que peut signifier se traverser soi-même ? Pourrait-on l’entendre comme la traversée des ténèbres de son esprit pour s’occuper des secrets tyranniques, pour ne pas les laisser indéfiniment en attente car il n’y aura personne pour les détrôner ? je ne crois pas.
Lacan parle d’une auto-traversée, dans La logique du fantasme, quand il parle de la structure du cross-cap. « Seul se traverse dans le sujet ce point de jouissance (l’objet a) qui fait la jouissance de l’Autre ». Rencontre de hasard ? peut-être pas. Lacan, comme Freud, reconnait aux écrivains une capacité à les précéder.
Dans cette hypothèse il faudrait admettre que Joyce aurait un savoir du mouvement nécessaire et « préconditionné » « pour devenir soi. Et, si on accorde de la valeur à ce passage, admettre qu’il refuse ce mouvement ( c’est « pour ne pas se traverser soi-même… »).
Dans la même leçon, Lacan parle du passage de la passivité, la passivité considérée comme un ratage, à l’activité. Le passage à l’activité, il dit que c’est un « j’agis ». Par exemple le fait de marcher - à la condition que ce soit aussi un dire. La passivité c’est « je trébuche », le « j’agis » qui conjugue action et dire assume ce trébuchement premier (qui représente, me semble-t-il, « le je ne pense pas » de l’aliénation). « J’agis » est « le médium « où peuvent se conjoindre le « je ne pense pas » de l’aliénation et le « je ne suis pas » de la séparation où le sujet devient l’objet qui choit. Placé devant ce j’agis, ce médium, ce mouvement qui actualise le possible, Stephen cale.
G. Pommier a cette formulation: « dans le passage du passif à l’actif le sujet traverse un no man’s land au sein du désir lui-même, c’est la causa sui ». Une formulation qui rend sensible que dans le passage à l’actif le sujet traverse l’espace vide de son évanouissement et de sa séparation, qu’il se fait objet a. Ce vide c’est celui de la boucle intérieure dans la double boucle, celui de la lunule que produisent les opérations du poinçon en entamant les deux cercles d’Euler.
Partir au bout du monde c’est ne pas réaliser cet acte, la double boucle sur le cross-cap, la mue de l’objet en objet a.
Stephen pourrait-il être actif ? y a-t-il un impossible de structure? se poser la question à son propos peut nous faire réfléchir à des cas que nous rencontrons (j’entends hors de la procrastination des obsessionnels).
On lit dans le Portrait : « seuls des actes vagues du sacrifice ou des sacrements semblaient pousser sa volonté au devant d’une rencontre avec le réel et c’était, en partie, l’absence d’un rite établi qui l’avait toujours maintenu dans l’inaction, soit qu’il laissât retomber dans le silence sa colère ou son orgueil soit qu’il se résignât à subir une étreinte qu’il aspirait à donner lui-même ». Le voeu exprimé ici est d’être actif. La position passive est subie (ce qui n’empêche pas d’en jouir, exemple: la soumission à la prostituée).
Il y a aussi la position que je dirai « passivement active » en pensant à l’injonction, déjà citée, que s’adresse Stephen dans Ulysse:« sois agi »
J’ai appris, dans un article d’Olga Cox Cameron, que dans la plus grande partie de Finnegans Wake, celle qui se passe dans le monde du rêve, il y avait une prédominance de formes passives du discours et une place importante accordée aux verbes déponents (les verbes de sens actif et de forme passive). Tandis que les verbes sont au mode actif dans la dernière partie, cette fin belle et émouvante où l’on sort de la nuit, où Anna Livia la rivière se jette dans l’océan pour s’y dissoudre, pour disparaitre dans l’Autre activement….et réapparaître car le dernier mot du livre renvoie au premier, bouclant la boucle. C’est à travailler, j’en ai parlé notre ami T. Dalzell.
Je reviens au passage cité du Portrait, ce serait donc « en partie » l’absence d’un rite établi » (soit d’un appui symbolique) qui expliquerait que Stephen ne soit pas actif, alors quelle autre raison y aurait-il ?
Elle pourrait concerner le premier rapport à l’Autre, le rapport à la mère et le passage de cet Autre réel à l’Autre comme lieu de la parole.
Quand Lacan écrit, pour la première fois, dans Le désir et son interprétation, le tableau de la division, cette division que le sujet opère en l’Autre et en lui, qui les barre tous deux, en laissant comme reste le a (division présentée plusieurs fois dans L’Angoisse), il parle de la confiance dans l’Autre et il dit que là se situe le conflit le plus primitif. Je ne sais pas s’il a repris ce point.
Quel pourrait être le conflit primitif chez Joyce ? Il y a un rêve, dont Joyce a fait une Epiphanie, qui expose sans camouflage le voeu qu’Elle connaisse le coeur le plus secret, étant entendu qu’Elle sera sans aucune exigence. Le voeu que l’Autre primordial sache tout va à l’encontre du choix de l’aliénation qui barre le savoir de l’Autre, une barre que le refoulement originaire va fixer. Il y a là un conflit possible entre deux voeux: le voeu que l’Autre sache tout et qu’il satisfasse tout sans qu’il y ait à demander et le voeu qu’il ne sache pas, ce qui laisse au sujet une relative liberté. Il n’y a pas d’autre voie pour en sortir que de barrer l’Autre. Sinon, l’Autre étant reconnu comme redoutable, il ne faudra pas lâcher son regard ce qui bloquera la possibilité d’un mouvement qui puisse faire acte.
Est-ce qu’un tel conflit pourrait être résolu au delà des premières années ?
J’en reviens à l’énigme. Il y a ceci de remarquable que Joyce qui est l’écrivain par excellence de l’énigme parle de « l’énigme de sa position ». C’est Stephen qui en parle, mais, Lacan le souligne, c’est de Joyce lui-même qu’il s’agit. Je ne pense pas que ce soit l’énigme d’un désir méconnu ou contre lequel il se défendrait comme dans la névrose, mais que sa position de sujet lui est énigmatique parce qu’elle n’est pas assurée par la structure du fantasme. Lacan dit: « Stephen c’est Joyce en tant qu’il déchiffre sa propre énigme et il ne va pas loin parce qu’il croit à tous ses symptômes ».
C’est quand il ressent de l’indifférence chez son ami Cranly à qui il voudrait se confier continûment que Stephen décide que « rien ne l’empêcherait de déchiffrer comme il l’entendait l’énigme de sa propre position » (in Stephen le héros). La traduction dit: de sa propre position. Peut-être par habitude puisque Stephen ne cesse d’ajouter propre (own) à l’article possessif quand il s’agit de lui: son propre corps, sa propre âme, son propre péché etc…Mais pas ici, ici ce qu’il qualifie de « propre » ce sera sa façon de s’affronter à l’énigme. Il s’agira d’un« working out the enigma of his position in his own way ». De déchiffrer, dit la traduction. Work out peut certes être traduit par déchiffrer mais le mot n’implique aucun déchiffrage au sens strict du terme. Il s’agira plutôt que de la déchiffrer, de modifier par son travail la position qui lui fait énigme, de l’établir autrement.
Il est remarquable qu’auparavant Stephen avait décidé de « définir pour lui-même sa propre position ». Il aurait voulu apporter aux autres la certitude dans le domaine social et politique. La certitude apportée aux autres, c’est intéressant, on verra pourquoi. Le ton est railleur mais Joyce a bien pu avoir une telle aspiration. Cependant un tel projet implique des serments à la patrie, et il n’en est pas question. C’est donc sa position d’artiste qu’il va envisager. Il commence par dire que son élaboration c’est du saint Thomas et que pour le masquer il affiche des manières énigmatiques. D’abord ne pas être percé à jour et pour cela avoir une apparence énigmatique.
Il pose et ce sera développé dans le Portrait, auquel je me réfère maintenant qu’il y a trois formes artistiques: lyrique, épique et dramatique qui sont des étapes dans un progrès. Progrès artistique, mais aussi progrès subjectif, progrès dans le rapport aux émotions. Je dirai, peut-être est-ce un forcing, dans le rapport à l’affect.
La première forme est la forme lyrique. L’artiste y est « plus conscient de l’instant d’émotion que de lui-même en train d’éprouver cette émotion ».
Celle-ci est comparée, on ne s’y attendrait pas, aux cris rythmiques qui « excitaient l’homme tirant sur l’aviron ou roulant des pierres vers le haut d’une pente ». Pourquoi l’artiste est-il alors plus conscient de l’instant d’émotion que de lui-même en train de l’éprouver? C’est, me semble-t-il, qu’il est alors soumis au rythme du maitre qu’il reprend et répète, et pour Joyce il n’est absolument pas question de servir. Le rythme, en particulier celui d’un portrait, et d’abord le sien, il le voulait « individuant » et conjugué avec « la courbe d’une émotion », il l’écrit dans le premier et bref Portrait de l’artiste. Je traduirai ce que dit Joyce ainsi: le sujet est alors submergé par l’affect, il n’ex-siste pas à l’affect. Je suis sensible à ce texte pour avoir eu un analysant (j’avais évoqué le cas dans des Journées sur le corps) qui disait : « je suis dans l’émotion mais je ne peux la faire exister ». Stephen lui pense la solution dans l’autre sens : faire ex-sister le sujet à l’affect.
C’est à quoi tend la deuxième forme, dite épique. Joyce avance là le terme de « centre de gravité émotionnelle ». Dans la première forme l’artiste n’était pas conscient de lui-même parce qu’il était en rapport « immédiat », sans médiation, avec ce centre de gravité émotionnelle. Pour que le rapport devienne »médiat » Il faut qu’entre en jeu un autre centre, dénommé « centre de l’évènement épique ». L’artiste, disons le sujet, « en s’attardant, en insistant sur lui-même » devient ce centre de l’évènement épique, ce faisant il s’écarte du centre de gravité émotionnelle avec lequel le rapport devient médiat. Le rapport devient également médiat avec l’oeuvre: elle est mise à la place du centre de gravité émotionnelle. Les autres (auditeurs, lecteurs) sont mis dans un rapport médiat à l’oeuvre et à ce qu’elle produit comme affect. Là encore on ne peut s’empêcher de penser que Joyce nous parle de structure et donc de chercher comment le dire à notre façon. Le centre de gravité qui affecte qu’est-ce ? c’est l’objet a ou la Chose. Le sujet du fantasme gravite autour du vide de la Chose quand l’objet du désir occupe ce vide. S’il ne gravite pas autour et qu’il lui faut donc s’en écarter c’est que cette condition n’est pas réalisée.
Le patient qui était dans l’émotion sans pouvoir la faire exister avait révélé après un certain temps d’analyse qu’il avait été dans une proximité prolongée et forcée avec le corps de sa mère, sans qu’il y ait eu d’acte à proprement parler sexuel. On peut dire qu’il s’agissait là de la proximité de la Chose.
Pour ex-sister Stephen envisage donc deux mouvements, un mouvement sur lui-même pour être là, présent, et un mouvement qui place son oeuvre, l’objet a qu’il crée, à la place de la Chose, ce qui évoque la sublimation.
Auparavant Stephen disait qu’il érigeait des digues contre les émotions, en vain (nous entendons cela tous les jours: se protéger des émotions, se faire une cuirasse… ). Maintenant il imagine comment s’en dégager.
Dans la troisième forme, la forme dramatique, l’artiste dont la vitalité a rempli ses personnages, sera loin du centre de gravité émotionnelle, il est « subtilisé, hors de l’existence, indifférent, en train de se limer les ongles » « comme le Dieu de la création ». Ce qui est à retenir c’est que les autres, les lecteurs, se trouvent alors dans un rapport immédiat avec le centre de gravité émotionnelle, c’est maintenant à eux d’être affectés.
C’est ce que Joyce a réussi avec Finnegans Wake. Les lecteurs, affectés qu’ils sont de ne pas comprendre, soit s’enfuient scandalisés soit y passent des années. Joyce voulait même que ce soit toute leur vie. Pour sa propre position à distance, c’était sans doute moins réussi, je pense qu’il était plutôt inclus dans le tissage qu’il faisait. En tout cas il ne s’est pas accordé le loisir de se limer les ongles.
Dans la pièce Exils il y a aussi, me semble-t-il, la recherche d’une position subjective. D’une position subjective désirante. Richard, qui est très largement un reflet de Joyce, est jaloux de ce qui a pu se passer entre sa femme et son ami Robert, tout en le niant. Il dit tout savoir et refuse de savoir. Après avoir dit que sa femme avait été son esclave fidèle, il proteste qu’elle est libre. Robert juge que c’est Richard qui veut se libérer de tout. Dans les notes préparatoires il y a cette indication: Richard lutte pour la libération de ses propres émotions. Nous retrouvons là notre fil.
Voici le dernier dialogue avec Berthe:
Il dit: « je suis blessé ». Elle, en train de lui caresser la main: « blessé comment ? explique moi chéri ». Il dégage sa main et lui prend la tête pour l’incliner en arrière en la regardant longuement dans les yeux (il a pris la position dominante, l’inverse de celle de Stephen avec la prostituée et il surveille son regard). Il dit: » j’ai une profonde profonde blessure de doute dans mon âme » (quand on lit ça pour la première fois on se dit que c’est elle qui l’a blessé). Berthe: « doute de moi ? » « oui ». Elle proteste.
Il la regarde toujours et il lui parle maintenant comme à une personne absente (ayant lâché son regard et regardant au delà d’elle, il la place en position Autre). Et il lui dit : « j’ai blessé mon âme pour toi, une profonde blessure de doute qui ne pourra jamais cicatriser. Je ne désire pas savoir ni croire. Ce n’est pas dans l’obscurité de la croyance que je te désire mais dans la blessure incessante d’un doute vivant. Te tenir sans aucun lien, même ceux de l’amour, être uni à toi dans le corps et l’âme dans une totale nudité c’est à quoi j’ai aspiré ».
L’union dans une totale nudité c’est l’union sans béance. Il avait demandé à Robert: « as-tu la certitude lumineuse que ton cerveau est le cerveau au contact duquel elle doit penser et comprendre et que ton corps est le corps au contact duquel le sien doit éprouver du plaisir ? ». Il avait dit que lui-même avait eu cette certitude mais qu’il avait conclut que c’était une illusion lumineuse.
L’union sans béance est bien une illusion qui peut aller jusqu’au voeu d’avoir l’autre dans son corps ( Richard a dit avoir porté Berthe dans son ventre) où à être dans le corps de l’autre (ce que Joyce demandait à Nora dans deux lettres)
Richard ne veut pas désirer Berthe « dans l’obscurité de la croyance », croyance qui est obscure puisque fondée sur le manque dans l’Autre. Le manque il veut le créer par son doute, par une coupure dans son savoir qui alimentera le désir.
Le doute dont il s’agit ici concerne l’union sexuelle. Le doute chez Joyce ne se limite pas du tout à cela (J.M. Rabaté a écrit un livre important sur la genèse du doute chez Joyce). Ici le doute doit, devrait, être le soutien du désir.
Cette profonde blessure de doute que se fait Richard inverse la position de Joyce qui écrivait à Nora en 1904: « tu m’as laissé à nouveau dans un doute déchirant » et en 1909 se présentant comme « son étrange amant, égaré, fantasque, jaloux » il écrivait: « c’est toi qui a ouvert une faille profonde dans sa vie ».
La position de Stephen dans la scène que j’ai évoquée est ici inversée: Richard incline la tête de Berthe et il lâche son regard quand il annonce qu’il s’est blessé volontairement.
Doit-on penser que Joyce ait opéré en lui-même, spécialement à cette fin, une telle blessure de doute, lui qui écrivait à Nora: « l’amour est fichtrement embêtant surtout quand il s’accompagne du désir » ?
Quoiqu’il en soit, ce qui nous intéresse c’est surtout la logique de son invention. On remarque que la blessure du doute n’est pas la seule solution qu’il ait envisagée, on peut en entendre une autre dans la pièce mais il aurait été évidemment impossible de l’expliciter. Dans les notes préparatoires elle est exposée dans la plus grande crudité: « Richard voudrait éprouver le frisson de l’adultère par procuration et posséder une femme attachée à lui, Berthe, par la médiation de l’organe de son ami ».
La recherche de Joyce est aussi rigoureuse que jouissive. Ce qui unit un homme et une femme tout en les maintenant séparés c’est le phallus symbolique, sous la forme de l’organe marqué par la coupure. Il les conjoint et les disjoint, c’est exactement la fonction du poinçon entre le sujet et l’objet a.
Joyce cherche comment y faire sans le poinçon. Logiquement, il lui vient deux solutions, une qui conjoint, une qui disjoint. La première sépare l’homme et la femme tout en les solidarisant par l’organe réel d’un autre dont le désir soutiendrait celui de Richard. La seconde est plus présentable, plus convenable, d’autant qu’elle donne un rôle actif à Richard. Elle tranche dans le savoir, fait une coupure qui les sépareraient et qui la mettrait en position Autre, en place d’objet a.
C’est une pseudo-castration présentée comme un sacrifice pour elle, un don.
Elle ne peut mettre en place un réel, c'est une coupure à entretenir constamment. Pas étonnant qu’il termine en se disant épuisé par sa blessure et en s’étirant avec lassitude sur le canapé. Il s’est ponctuellement libéré de ses émotions, pas de son lien. Berthe est ravie, elle l’entend.
Joyce piégera plus tard quelqu’un en lui demandant: qu’est-ce qui peut unir la foi ou le doute? c’est le doute et il le justifie en renvoyant à Exils. Par rapport à la croyance, le manque autour duquel la foi unit est peut-être davantage un mystère, le mystère du désir de Dieu, le mystère de la Grâce. On peut voir dans le Portrait que pour Stephen il n’y a pas de tel mystère.
Je ne sais si Joyce envisageait que le doute puisse unir un certain nombre de personnes, mais il aurait été horrifié par ce que nous observons aujourd’hui si communément: des masses qui se rassemblent autour de doutes. Mais il est vrai que des croyances non orthodoxes viennent soutenir leur lien premier par le doute.
L’oralité de Joyce, la voix, la lettre, je ne peux que les laisser.
Je vais revenir sur le phallus qui appartient à la mère.
Dans Exils aussi il est affirmé que c’est elle qui l’a. Richard dit qu’il aurait eu besoin de l’énergie de sa mère, mais qu’il n’a jamais accepté ses secours, qu’elle l’a chassé (là encore inversion de ce qui s’est passé). Bien plus tard, en 1924 un poème Prière commence ainsi:
« Viens donne cède moi toute ta force » ( l’appel reste vain, comment céder cet objet imaginaire ?) Il dira pour finir: « viens je cède » (sans complément d’objet, il ne cède rien, il se rend). Il lui dit (ce qui ne nous surprend pas): « penche toi plus avant sur moi, tête-menace ». Auparavant il lui avait dit: « aveugle moi ». Ils vont être enveloppés dans les ténèbres. Il conclut: « o dominatrice ne me quitte pas seule joie, seule angoisse, prends moi, sauve-moi, apaise-moi, ô épargne-moi ».
C’est dans ce corps à corps, quand il ne peut plus s’accrocher au regard
(Joyce alors presque aveugle va être opéré) que l’angoisse est nommée, qu’elle est à découvert, mêlée à la jouissance.
A quelqu’un qui avait aperçu chez lui une alliance et l’avait interrogé, il avait répondu : « je suis esclave de mes yeux ». Surtout pas esclave dans le mariage, pas esclave de l’autre, esclave d’une part de lui-même. Il a comme toujours l’intention de surprendre, d’affecter, mais il dit vrai: il est l’esclave de l’organe par lequel il s’accrochait au regard. Sa maladie en est la conséquence. Il aurait voulu une liberté totale mais il n’y a de « liberté » que relative, amputée (ce que montrent les cercles d’Euler) par la chute du a.
Faute de cette chute il est esclave de l’organe resté accroché à l’objet a.
J’ai commencé par ce qui est, pour nous, la première énigme, celle du désir de l’Autre, je vais terminer par celle qui est dite, dans Finnegans Wake, « la première énigme de l’univers »: quand un homme n’est-il pas un homme ? Réponse: quand il est un imposteur (a sham). C’est ce que Joyce écrivait de lui à Nora en 1909: « tu me perces à jour, rusée petite friponne aux yeux bleus et te souris à toi-même, sachant que je suis un imposteur et pourtant tu m’aimes ». N’y a-t-il pas un rapport entre ces deux énigmes ?
La dite « première énigme », qui serait au coeur de l’univers, cet univers dans lequel Stephen se déplace mentalement faute d’agir, reçoit une réponse qui étonne. Pourquoi étonne-t-elle ? parce qu’on s’attendait à être étonné, à ne pas comprendre, mais non, la réponse est une métaphore banale qui n’étonnera et n’affectera personne. Tout juste s’il y a un double sens (scham en allemand est la honte, un affect souvent mentionné dans le Portrait) mais, là encore étonnement: imposture et honte s’accordent parfaitement. Joyce offrant un deuxième sens qui ne diverge pas du premier !
Est-ce que cette « deuxième » première énigme n’est pas la conséquence présentée sans fard, même si ce n’est pas en son nom propre, de l’absence de traitement de la véritable première énigme celle qui concerne le coeur-même du sujet, celle du désir de l’Autre ?
Discussion
Thierry Roth (président de séance) : Bernard, tu prends la suite alors, en tant qu’à nouveau discutant ?
Bernard Vandermersch : Oui, comme vous voyez Valentin avait de quoi faire un livre. J’espère qu’il va le faire. Il est inutile de dire qu’il est très difficile de discuter la thèse, la thèse est dans le titre « Y faire sans poinçon ».
Valentin Nusinovici : Oui, j’aurais dû mettre un point d’interrogation, ça, c’est sûr !
B.V. : Oui, bon, voilà. « Y faire sans poinçon », les causes de la chose et les conséquences sur la subjectivité. Alors tu les déclines les unes après les autres, ce qui se gagne dans un premier temps avec l’œil qui ne trompe pas, je le disais avant que tu arrives, l’œil ne trompe pas et donne au sujet un espèce de gain sur la certitude, mais évidemment ça va se payer par - gain sur la certitude et surtout gain parce que l’autre se trahit par son regard, c’est une chose très inventée, il a l’impression qu’il a une arme contre l’autre, mais cela suppose qu’il la maintienne en permanence, qu’il ait l’autre à l’œil en permanence.
Alors comme je ne peux pas vraiment te questionner sur tout ça, tu as évoqué la question du corps de la mère dans le schéma optique.
V.N. : Pas dans le schéma optique !
B.V. : Oui, qui n’y est pas, justement, le corps de la mère. Tu notes la difficulté, c’est une des limites du schéma optique, puisque qu’en est-il d’un objet, d’un objet a qui n’est pas séparé du corps de la mère ?
V.N. : Hé oui !
B.V. : Parce que tu déclines toutes les formes, toutes les conséquences de ce qui se passe, l’objet petit a sous la forme de l’objet anal qui reste dans le corps de la mère, et dont il guette la chute, le blanc sur le sexe, le regard lui-même comme objet de désir, la limite, le couperet qui ne tombera pas, ou qui ne tombe pas, parce que dans Finnegans wake, la formule est : qui ne tombe pas ; on est dans une sorte de présent perpétuel.
Il n’y a pas de castration advenue, elle n’est non seulement pas advenue mais on a le sentiment, si je te suis, que Joyce a parfaitement une idée de la castration, mais qu’il est dans une espèce de position subjective de la refuser éternellement.
Une des conséquences aussi, c’est que le fantasme n’organise plus la réalité, qu’il y a une sorte de clivage entre le champ des rêves, le champ des désirs, et le champ de la réalité, c’est ce que tu montres aussi.
La question de l’énigme bon, je passe, et surtout un moment très important, très intéressant de ton topo, c’est la question du passage de la passivité à l’activité, que tu rapportes également à la question de l’aliénation et de la séparation, et en même temps une sorte d’échec du troisième temps de la pulsion…
V.N. : Oui, c’est dans ces questions-là, entre l’actif et le passif, que ça doit se penser. Et donc j’ai été très intéressé, j’ai même pas pu encore… et puis je suis incapable de lire Finnegans wake; Cette question du passif et de l’actif il la met en œuvre, il l’écrit pour les personnages.
B.V. : Alors bon, ce troisième temps de la pulsion, qui est que le sujet se fait l’objet – dans son fantasme bien sûr – se fait être … à ce moment-là tu fais un petit, une petite auto-traversée du cross-cap, bon.
Je ne sais pas trop par où je vais… parce qu’à mon avis je suis assez d’accord avec ta thèse… il y a un petit point, par exemple, tu as relevé le fait qu’il utilise le terme de work out, dans la tentative d’élaborer sa position subjective, ce qui est quand même assez extraordinaire, ce n’est pas le cas général. En général, on se demande pourquoi on a fait ceci, pourquoi on a fait cela, mais on ne se pose pas la question de quelle place je me situe, à quelle place je me situe en tant que sujet.
V.N. : Bien sûr.
B.V. : Alors work out, ça veut dire aussi s’en débarrasser sur autre chose, j’ai regardé dans le dictionnaire. Parce que finalement quand tu dis c’est les autres, c’est les lecteurs par exemple qui vont supporter, dans ce troisième temps de l’exercice artistique, le troisième temps où lui, l’auteur peut aller, comment tu dis ?
V.N. : Il est allé « se limer les ongles », il s’en est allé, on ne sait plus où il est. Il s’est subtilisé.
B.V. : Est-ce que tu y crois, à ça ?
V.N. : Non, je n’y crois pas du tout, j’ai essayé de le dire. Il ne s’est sûrement pas subtilisé. Il est resté dedans, pris dedans, à souffrir de ça. Mais comme tu l’as dit, du côté de la prise sur les autres, il a fait tout ce qu’il pouvait et il a réussi sur un certain nombre, et de plus en plus probablement parce que…
B.V. : Alors toi tu es une des victimes de …?
V.N. : Non, je ne suis pas une des victimes, comme je ne suis pas capable de vraiment lire Finnegans wake, je ne suis pas encore tout à fait mordu par le serpent !
B.V. : Alors une des conséquences également de cette position, avec les solutions qu’il se donne, c’est celle du doute. Comme évidemment c’est un peu long ton travail, est-ce que tu peux montrer en quoi ce doute est palliatif de la non-coupure ?
V.N. : Le doute chez Joyce, c’est capital. Mais je ne me suis pas lancé là-dedans, je me suis concentré sur ce je pense qu’il y a dans la pièce, un doute dont j’ai dit qu’il lui donnait une fonction dans l’union sexuelle. J’ai peine à croire qu’il puisse avoir une véritable efficacité, enfin pour la question du désir, c’est possible, mais je ne crois pas que le désir le préoccupait tellement; ça me paraît une construction théorique.
B.V. : Tu ne penses pas que ce soit vraiment un mécanisme efficace ?
V.N. : Comment te dire ? Tout est construit sur la jalousie, mais il faudrait l’élever à une autre dimension parce que la jalousie, c’est trop banal ! Que la jalousie puisse fonctionner comme aliment du désir, c’est pas un scoop ! Mais là, il essaie de nous dire autre chose, c’est quelque chose qui devrait faire disparaître la jalousie. D’ailleurs il dit dans ses notes qu’elle est « sacrifiée sur l’autel de l’amour », mais on ne sait pas très bien.
B.V. : Bon. Lacan a présenté la structure de Joyce comme ce sinthome qui permettrait de tenir bon, faute d’un nouage…. Toi, tu as plutôt présenté, en tout cas dans un temps de ton exposé, l’œuvre à la place de l’affect. Tout cette œuvre, en constant progrès, pas au sens d’un progrès mais au sens de nécessairement en activité, est-ce que c’est pour neutraliser l’affect dans lequel il est si rapidement touché du fait même de sa position, à savoir qu’il n’y ait pas de médiatisation entre le sujet et l’autre, et que donc l’œuvre en quelque sorte vient quand même comme médiation entre le langage et lui-même ?
V.N. : C’est possible, mais est-ce que c’est ça qui le fait tenir dans ce travail gigantesque d’écriture ? C’est aussi de construire cela, de faire quelque chose de tout à fait hors norme, que personne n’a jamais réalisé, d’aller au bout de l’anglais, de réunir en un seul livre tout, il y a une inspiration, une énergie extraordinaire.
B.V. : Alors tu ne penses pas que cette nécessité soit de neutraliser ?
V.N. : Non, non. Ce que je t’ai écrit au début, je ne sais même pas si je ne l’ai pas écrit après ce que je t’ai envoyé, j’ai juste voulu penser un petit peu, par rapport à ce placement de l’œuvre, tel que je crois le lire par rapport à l’objet petit a, que c’était pas tout à fait « à vue de nez » comme dit Lacan. Mais c’est juste une petite touche comme ça. D’ailleurs Melman disait récemment à propos du dernier nœud de Joyce, celui auquel tu faisais allusion avec l’ego d’écriture, que finalement on ne sait pas très bien ce que ça représente, ce raboutage. Une chose, mais je ne suis pas capable de répondre, le raboutage donne l’idée de quelque chose qui est fixé, qui est fait. C’est plutôt quelque chose qui est en mouvement. Comme Finnegans wake est une œuvre in progress. Et quand Finnegans wake ne sera pas assez pris en compte parce que c’est le début de la guerre - il y aura aussi d’autres facteurs - c’est là qu’il va faire un ulcère grave, saigner et mourir parce qu’il a été mal traité. C’est pas du tout parce qu’il en a fini, comme Lacan le laisse entendre dans un de ses textes, qu’il aurait réglé la question, pas du tout. D’ailleurs Lacan se demandait pourquoi il l’avait publié, question qui est étrange.
B.V. Bon. Je ne veux pas monopoliser la parole, d’autant qu’il se fait tard. Est-ce que d’autres ont des questions sur ton travail, sur la spécificité de l’objet petit a chez Joyce ?
On voit bien que ton exposé, bon, il aurait pu peut-être un peu plus bref pour le temps prévu et pour la circonstance, mais il montre assez remarquablement que quelque chose se joue au niveau de la séparation de l’objet entre mère et enfant, et qu’il y a une dimension de refus chez Joyce qui entraîne toute une série de conséquences qui sont lisibles à partir des outils théoriques de Lacan. C’est ce que tu déplies dans une série de chapitres, au moins seize ou dix-sept chapitres si on te suit, qui méritent certainement d’avoir une amplitude plus grande.
Moi j’aurais une question sur le rythme du maitre, je ne sais pas pourquoi il emploie le mot rythme.
V.N. Non, pardon, là je te réponds. Il n’emploie pas le mot rythme. C’est ma lecture à cet endroit-là, dans cette forme lyrique…mais si, mais si, il parle du rythme. Maitre, c’est moi qui introduis le terme. Il s’agit de ce qui fait travailler les rameurs. Et puis du rythme, il en question au début du premier Portrait de l’artiste, ce que Joyce veut c’est un « rythme individuant ».
B.V. : Bon. Et la salle ?
Th. R. : On a le temps pour une question éventuellement, si quelqu’un a une question ? C’est sans doute un exposé qu’il faudrait relire parce qu’il était assez dense, et après la lecture il y aurait d’autres choses qui viendraient.
La prochaine fois sera en mars avec Didier de Brouwer. Bonsoir, et à bientôt.
V.N. : Encore toutes mes excuses, pour ce gag. ( le gag étant que V.N. s’est rendu rue de Lille par erreur, et que c’est Bernard qui a lu le début de son texte) Merci à Bernard, et merci encore à la patience de tout le monde.