SÉANCE PLÉNIÈRE SUR LA LEÇON XIX DU SÉMINAIRE L’ANGOISSE (EXTRAITS)

Collège de l’ALI · 2020-2022
Lecture du séminaire X, L’Angoisse · Leçon XIX (22 mai 1963)
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Séance plénière du 13/12/2021 |
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J. Lacan, L’Angoisse, Leçon XIX (22 mai 1963) |
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Claude Landman : On va essayer de repérer avec Lacan ce qui oriente l’expérience psychanalytique et l’enseignement de la psychanalyse. Eh bien c’est le repérage de la fonction du désir …. Et ce repérage, il en fait état à trois reprises dans cette leçon, pour ce que j’ai pu relever : pages 371, 377 et 383. ….
Comme il s’agit de traiter de l’objet — en l’occurrence ici de l’objet petit (a) —, Lacan procède de manière topologique dans le déroulement de la leçon. Vous savez très bien que l’objet petit (a), si on se réfère à la topologie du cross-cap, c’est un objet qui se détache après un double tour, une double coupure dans le cross-cap. J’ai eu l’impression que c’était quelque comme ça que Lacan nous proposait, c’est-à-dire un parcours topologique. Voilà un peu ce que je souhaitais vous dire tout à fait en préambule.
Maintenant, les trois occurrences du repérage de la fonction du désir qui permet d’orienter la pratique de la psychanalyse, comme celle de son enseignement :
Page 371, il s’agit à tous ces niveaux — c’est-à-dire de la gamme des relations d’objet, des cinq étages objectaux — il s’agit de repérer quelle est la fonction du désir. Et aucun de ces objets ne peut se séparer des répercussions qu’il a sur tous les autres : ça c’est la question des liens entre les différents objets petit (a). Et effectivement, cliniquement, notamment lorsque l’on a affaire à la clinique de la psychose ou de l’autisme, on voit bien comment par exemple — puisqu’il s’agit ici de ces deux objets-- le regard et la voix sont assurément interdépendants, se répercutent l’un sur l’autre. Il nous parle d’une « solidarité intime » qui les unit …[c’est] « celle qui s’exprime dans la fondation du sujet dans l’Autre par la voie du signifiant avec l’achèvement de cette fonction de repérage dans l’avènement d’un reste » : vous voyez que vous avez la division subjective du signifiant. Il y a un avènement d’un reste (petit a) de la division, « autour de quoi tourne le drame du désir, drame qui nous resterait opaque si l’angoisse n’était là pour nous permettre d’en révéler le sens » ….
Il développe pas mal de choses concernant la technique psychanalytique (je fais la citation de la page 377) : « Si nous méconnaissons que ce dont il s’agit dans notre technique, est un maniement, une interférence, voire à la limite une rectification du désir, mais qui laisse entièrement ouvert et en suspens la notion du désir lui-même, et qui nécessite sa perpétuelle remise en question, nous ne pouvons assurément soit, d’une part, que nous égarer dans le réseau infini du signifiant, ou pour nous reprendre, retomber dans les voies les plus ordinaires de la psychologie traditionnelle. » C’est en général ce qui nous arrive devant le texte de Lacan, on s’attache, on perd de vue ce pour quoi il peut faire des excursions érudites…
Troisième et dernière référence, à la page 383 : « L’origine, la base — là il a avancé, bien sûr —, la structure de la fonction du désir comme tel — vous voyez, il y revient : nouvelle ponctuation —, est, dans un style, dans une forme chaque fois à préciser — cet objet central petit (a), en tant qu’il est non seulement séparé mais éludé, toujours ailleurs que là où le désir le supporte, et pourtant en relation profonde avec lui ». Et il ajoute, parce qu’il met en parallèle, en perspective, l’objet petit a et la voix, et l’objet petit a en tant que regard : « ce caractère d’élusion n’est nulle part plus manifeste qu’au niveau de la fonction de l’œil. Et c’est en quoi le support le plus satisfaisant de la fonction du désir, le fantasme, est toujours marqué d’une parenté avec les modèles visuels où il fonctionne communément — si l’on peut dire — où il donne le ton de notre vie désirante ».
Vous voyez qu’il y a deux scansions dans le corps même de cette leçon ; et ces deux scansions font référence à la fonction du désir et à sa structure, organisée autour de l’objet petit (a)……
Alors, le Shofar. Qu’est-ce que c’est que le Shofar ? Lacan nous dit une chose très simple : c’est une corne dans laquelle on souffle et qui fait entendre un son. …qui a des effets sur le corps D’ailleurs il le dit, c’est un petit peu mystérieux ce qui se produit dans l’affect auriculaire, mais assurément ça remue …
Il va faire référence à la voix, mais le Shofar va substantifier, matérialiser, la fonction du petit a, « la fonction de sustentation qui lie le désir à l’angoisse dans ce qui est son nœud dernier » : autour de l’objet petit (a) comme voix, il faut entendre le nœud dernier du lien du désir à l’angoisse. Au niveau de l’oreille, le petit (a) « dépasse celui de l’occultation de l’angoisse dans le désir lié à l’œil », nous y reviendrons. Avec le regard, c’est une élusion de la castration en action, on ne repère pas l’objet dont il s’agit -du fait des propriétés de l’espace qui est que l’espace est homogène …
Le travail de Reik sur le Shofar s’articule autour du fait qu’il est « corrélatif des circonstances majeures de la révélation apportée à Israël ». …Donc, en effet, une référence à la Révélation, qu’on retrouve dans cet épisode du Mont Sinaï où Moïse est amené dans le tumulte, dans le brouhaha, à entendre les paroles de Dieu — référence aux chapitres XIX et XX de l’Exode ….
Mais ce qui est déterminant, c’est qu’à chaque fois qu’apparaît le son du Shofar, eh bien c’est qu’il s’agit « de refonder, de renouveler en quelque nouveau départ, qu’il soit périodique ou qu’il soit historique, l’Alliance avec Dieu » …
Pour Reik, le son du Shofar est la voix de Dieu, la voix de Yahwé, la voix de Dieu lui-même. Et Lacan est assez circonspect et même critique, et il nous dit qu’au fond c’est curieux parce que cette voix, est-ce-que c’est vraiment la voix de Dieu ? Cette voix du Shofar, c’est une voix comme son, ce n’est pas une voix qui parle, ce n’est pas une voix articulée, il nous le dira. Il s’agit de l’objet petit(a), ce n’est pas de l’acte mais de l’objet petit (a) — il fait une critique du travail de Stein — , objet petit (a) « en tant qu’il est supporté par ce quelque chose – ce petit (a) de la voix — qu’il faut bien détacher de la phonémisation comme telle qui est — la linguistique nous a rompus à nous en apercevoir — qui n’est rien d’autre que système d’opposition avec ce qu’il introduit de possibilités de substitution et de déplacement, de métaphores et de métonymies, mais qui aussi bien se supporte de n’importe quel matériel capable de s’organiser en ces oppositions distinctives d’un à tous …..
Alors c’est quoi cette voix ? C’est « L’existence de la dimension proprement vocale, du passage de quelque chose de ce système dans une émission qui se présente à chaque fois comme isolée [et qui] est une dimension en soi, à partir du moment où nous nous apercevons dans quoi plonge corporellement la possibilité de cette dimension émissive. » Alors, en quoi elle plonge corporellement ? On pourrait dire sans forcer les choses -vous me direz si vous êtes d’accord- je propose qu’il s’agît ici de la référence à la pulsion.
ll dit alors : le tuba, la trompette, n’importe quel instrument peut fonctionner à condition que ce soit un instrument à vent. Ce son se produit à travers divers instruments. Il fait référence aussi bien au théâtre Nô japonais – ce n’est pas nécessairement un instrument à vent -, au tambour… il faut que ce soit un son isolé. Il peut y avoir comme avec le son du Shofar trois sons successifs, voire neuf sons successifs, mais ce n’est pas du tout une suite qui serait susceptible de se prêter à la phonémisation. C’est plutôt une succession de traits, donc un son dans une certaine continuité….
Cette voix comme son, elle n’est pas sans signification, si on se rapporte, ici, à ce qui se produit avec le Shofar, ça fait signe de quelque chose. Elle est en puissance, sous une forme séparée.
Stéphane Thibierge : C’est de ce caractère séparé qu’il va faire ensuite le pas qui consiste à évoquer la répétition.
Claude Landman : Absolument. …
Il évoque, après, cette fonction de souvenance du pacte de l’alliance, souvenance et renouvellement, souvenance, renouvellement, à travers la souvenance. Et il évoque le terme hébreu — Zakhor — c’est « se souvenir », qui se retrouve dans la terminologie des émissions du Shofar. Ça commémore la ‘aqeda — הָעֲקֵידָה [1] — le sacrifice d’Abraham. … … Et effectivement, là, il évoque la fonction de la répétition, une autre dimension « que celle du charroiement nécessaire de la batterie du signifiant ». Alors, « pour tout dire, est-ce que celui dont il s’agit de réveiller en cette occasion le souvenir — je veux dire de faire qu’il se souvienne, lui — ce n’est pas Dieu lui-même ? » — Vous voyez la différence par rapport à Reik. L’un dit, le Shofar, c’est la voix de Dieu, et Lacan dit, finalement, le son du Shofar, ça vise à réveiller Dieu lui-même. …
Un point important, c’est à la page 382 : « …ce dont il s’agit pour nous maintenant est de savoir, comme objet séparé, où il s’insère, cet objet séparé, à quel domaine… » Il s’agit bien de cet objet séparé en référence à l’instauration progressive du sujet. Et si on se réfère au schéma de la division subjective, on voit que le sujet apparaît en dernier ; au troisième étage du schéma :
Grand A / Grand S, ensuite a / A barré et enfin au 3e étage, S barré
Il va mettre en perspective donc, la voix et le regard, en nous rappelant, à propos de ce regard, que le problème du regard, c’est que l’illusion est maximale parce que l’espace est homogène. Il évoque toute une problématisation de la localisation du corps par référence aussi bien à la physique, aux antinomies de cette problématique de la localisation du corps dans l’espace. À propos de cet objet petit (a) — le regard — et à propos de l’objet petit (a) en général, « la forme i(a), mon image, ma présence dans l’Autre est sans reste. Je ne peux voir ce que j’y perds.» — C’est-à-dire que la perte, là, est très difficile à repérer quand il s’agit du regard : il parle de la séduction de l’image spéculaire, de la bonne forme, du rapport de l’idée avec la bonne forme. Et là il nous dit « la bonne forme », il suffit d’y apporter une tache pour voir où s’attache vraiment la pointe du désir. « Pour faire fonction — si vous me permettez l’usage équivoque d’un terme courant — pour supporter ce que je veux vous faire entendre — il suffit d’une tache pour faire fonction de « grain de beauté ». »
C’est intéressant parce qu’on voit bien comment ce qui suscite le désir, ça va être cette tache qu’est le grain de beauté. Sur l’autre versant, c’est à dire le versant de l’œil de l’aveugle ou de « l’œil inerte de la chose marine » dans La Dolce vita, ça ne va pas susciter le désir mais l’angoisse. ….
Tout à fait à la fin, il nous rappelle que pour Freud, l’origine, c’est le meurtre du père et tout ce qu’il commande… mais il [Lacan] fait référence à la métaphore, on entend peut-être que le mythe de Totem et tabou, c’est une métaphore, et rien d’autre. Qu’est-ce qu’il y a chez Lacan ? Il y a S, grand S, grand A, S barré, A barré, petit a… Il n’y a pas de mythe, il n’y a pas de référence à quelque père que ce soit, et notamment pas de référence au père mort.
Ce qu’apporte Lacan avec l’objet petit(a), là, est absolument décisif par rapport, même, à Freud.
Stéphane Thibierge : Tu as cité : « Disons, plus simplement, que c’est du fait originel inscrit dans le mythe du meurtre comme départ de quelque chose dont nous avons dès lors à saisir la fonction dans l’économie du désir, c’est à partir de là comme interdit, comme impossible à transgresser, que se constitue le désir originel dans sa forme la plus fondamentale. » Là effectivement Lacan situe dans des termes complètement nouveaux ce que Freud avait approché dans Totem et tabou et le « père mort ». Lacan le situe de façon beaucoup plus épurée, structurale…
Claude Landman : Ah oui, et même il va jusqu’à dire que ce désir originel, il n’est pas tellement originel puisqu’il est secondaire par rapport à une dimension qu’ici nous avons abordée par rapport à une [fonction] essentielle qui fait fonction de petit (a). Vous voyez c’est purement et simplement la structure du signifiant qui produit cet objet (a).
Ce que je voulais essayer de vous faire valoir, c’est la nécessité de se repérer.
Stéphane Thibierge (au public) : j’ai trouvé que cette leçon éclairait de façon vraiment remarquable comment l’objet que Lacan amène ici, l’objet voix, ouvre, ouvre vraiment, ce que la dimension du regard, de l’œil avait fermé, comme il le montre dans la leçon d’avant. Cette ouverture permet d’isoler le rapport entre l’objet petit (a), le grand Autre et l’émergence progressive du Sujet dans la répétition qui se joue au niveau du grand Autre et dont le Shofar constitue une démonstration possible. Puisque c’est au niveau finalement du grand Autre qu’il situe la répétition du son du Shofar, répétition qui la rend en quelque sorte sensible, c’est la voix de Dieu bien sûr mais au-delà encore ce sont les répétitions de quelque chose qui s’isole comme objet petit (a) et qui va former le sujet…
Claude Landman : Il critique Reik mais derrière cette critique il met en cause ce mythe de Totem et Tabou. Il reprendra d’ailleurs cette mise en cause du mythe dans L’Envers de la psychanalyse. Tout ça, c’est ce dans quoi Reik reste plongé complètement et à tel point qu’en imitant le Freud de Totem et Tabou, Reik en vient à dire que Moïse a tué Yahwé, a tué le père.
Choix des extraits : Christine Robert
[1] La ligature d’Isaac.