Notes de lecture à propos de "Le métier d'être homme"

PIRARD Régnier
Date publication : 08/11/2021

 

Marie IEMMA-JEJCIC, Le métier d'être homme. Samuel Beckett, l'invention de soi-même. EME (Lire en psychanalyse), 2021.

Voici une analyse serrée, glissée dans la trame d’une étude psychanalytique centrée sur l’ « écridire » beckettien, beau néologisme. L’auteure, étoffant son analyse de nombreuses citations, permet au lecteur de suivre mot à mot son parcours.

Le paysage de ma lecture s’est éclairé à mesure que j’émergeais, de plus en plus ébloui, d’une sorte de caverne platonicienne. L’instant de voir décisif, qui après-coup me permit de comprendre tout le chemin, je l’ai trouvé aux deux dernières pages du livre, dans la pudeur d’un post-scriptum qui peine à contenir un coup de foudre manifeste. Dans un café où ils avaient leurs habitudes, la lame bleue du regard de Beckett avait croisé celui d’une jeune étudiante ès Lettres alors en analyse. Sut-elle qu’un jour elle écrirait sur lui, sans doute pas, mais un amour de transfert s’était instantanément enflammé, qui d’une certaine façon la forçait à faire un bout de chemin analytique dans les pas de son héros.

Beckett, accablé de troubles psychosomatiques (probablement dans le cadre d’une structure psychotique), avait jadis fait une analyse auprès du jeune Bion (Bios en grec, c’est la vie). Sa vie fut certes chemin de croix mais toujours invention de soi au présent, ce qu’on peut attendre de mieux d’une psychanalyse. Bien qu’une telle expérience répugne au modèle, on trouve en Beckett le paradigme de l’analysant. Au-delà des identifications imaginaires, au-delà même de tout symbole, forcément inabouti, à la rencontre d’un réel encore à-venir quoique toujours déjà-là.

Mort ou vie en cette méta-phore ? L’épreuve existentielle de Beckett s’étire au long de cette question que le livre de M. Jejcic nous fait remarquablement sentir. Dès le début, l’auteure détache un extrait de Compagnie évoquant la naissance, phrase qui reviendra comme une scansion dans l’ouvrage : « Une voix parvient à quelqu’un sur le dos dans le noir ». Nous savons que la naissance de Samuel Beckett fut extrêmement traumatique pour la mère et pour le nouveau-né. La mère, qui probablement ne voulait pas d’enfant, en a gardé un rejet insurmontable, elle s’était débarrassée d’un déchet. Sans doute le corps de Beckett a-t-il conservé des stigmates psychiques répétés (un « assassinat » est son mot), qu’il ne put évacuer que transformés en écritures. Quand il nous dit se souvenir de sa naissance un Vendredi Saint, y compris des instants précédant son expulsion catastrophique, ne crions pas trop vite au délire, sans entendre le message : la pulsion était déjà là, dans toute son ambiguïté, dès la conception, même si l’encore innommé Samuel Beckett avait dû s’absenter d’un corps exténué.

Deux épisodes au moins rejoueront la naissance. Le premier où il se jette à plusieurs reprises d’un grand mélèze (« je suis né crac boum en même temps que le vert des mélèzes ») en présence d’une mère occupée psychiquement ailleurs. Espoir vain d’éveiller le désir de l’Autre. Le second n’évoque plus une chute mais un saut, à l’appel venu de la tête du père renversée à la surface de l’eau, qui l’incite à se jeter d’une falaise dans la mer, « vas-y, le monde te regarde ». Ce saut de la mort semble avoir inauguré une prise active de Beckett sur sa vie, qui jusqu’alors gisait inerte dans les mains déliquescentes de l’Autre.

Bien sûr, une psychanalyse anecdotique, sans mise en branle de la structure,  ne serait que fiction impuissante. Beckett, précocement lucide, a dénoncé chez Proust, calfeutré dans sa chambre et voué à son asthme, le sacrifice de la vie au profit d’un temps révolu. Proust rêvait nostalgiquement du passé là où Beckett, mettant « cap au pire », « s’oupire », écrivant toujours au présent avec la plus extrême acribie. Son écriture, métaphysique, dépasse un irréductible être de cogito. N’anticipe-t-elle pas Lacan montrant que d’être parlant le cogito se fend, laisse voir ce qui l’agite, les objets a insaisissables, qui sont les vrais premiers moteurs, les causes du désir ? Tous les textes de Beckett attestent cette découverte, qui pour lui fut souffrance et joie.  A-t-il lu Lacan ? Il a dû au moins en entendre parler, lui qui fréquenta notamment l’ENS et Beaufret. En revanche, Lacan a pu dire de Beckett qu’il a sauvé la littérature. Ne serait-ce que par la mise en évidence de la voix, d’abord tourmenteuse, qu’il fallait réduire non à néant, c’est impossible, mais à la discrétion. De tonitruante elle peut se faire murmure, qu’on adopte et qu’on parle. Et quand l’entendu-dit vient à s’écrire par surcroît, à s’écridire, le signifiant tombe en lettres comme des flocons silencieux sur la page blanche. C’est ce qu’il reste du corps, de la chute du corps enfin supportable. Beckett, dit M. Jejcic, écrit non pas sa vie mais avec sa vie. « L’impossible à vivre le tenait dans la nuit de son pire. Il l’orientera vers le progrès de son dire » (p. 198). Et si l’écrit-legs est comme la poussière calcinée d’un dire éteint, d’autres, lisant, peuvent lui redonner souffle, car la voix, elle, tant qu’il y aura de l’humain est inextinguible.

Le livre de Marie Iemma-Jejcic aurait pu s’appeler « Beckett avec Lacan », tant l’auteure les a tressés l’un avec l’autre. Beckett apparaît  précurseur et peut-être inspirateur de Lituraterre, davantage encore que Joyce ou Duras. Une pratique de la lettre s’exerce ici en permanence, à même le corps. Beckett scarifié ? Juste une inversion de lettre pour échapper, de peu, au sacrifice.

Cette écriture que je dis scarifiée est en phase avec l’extrême sobriété du dispositif théâtral de Beckett. Son théâtre décompose toutes les dits-mansions de la présence au monde, laisse voir et entendre des organes assemblés ou disloqués. Ils n’habitent pas dans un espace, qui n’est pas donné d’avance, mais le tracent. Ils étirent le temps, plus qu’ils ne le soutiennent. Le corps beckettien invente l’espace-temps. Ce n’est cependant pas création ex nihilo, la voix le précède, qu’il s’agira de vider de sa toute-puissance pour pouvoir en tirer énergie. « Ecridire évide la voix. Telle est l’invention de soi » (p. 218).

Impossible de rendre justice en quelques lignes à ce travail admirable, de longue haleine. Le livre de M. Jejcic regorge de formules bien frappées, comme celle-ci (p. 216) : « Si un sujet peut se supposer, c’est de savoir de quoi il se fait l’objet ». J’ai choisi de laisser venir, dans son droit fil, du moins j’espère, ce que le livre m’inspirait. Je n’ai pu qu’effleurer les pages sur l’amour et glisser sur la métaphore paternelle, si fragile sans être inopérante dans le sauvetage de Beckett y trouvant point d’appui pour parier un sujet, le pari qu’il existe un sujet possible, au-delà de l’anéantissement. La moindre métaphore est un saut dans l’inconnu. Sur son lit de mort le père de Beckett aurait dit avec insistance à son fils « bats-toi », en allusion à la situation politique irlandaise, puis remarqué soudain « quel beau temps ce matin ! ». Métonymie et métaphore, l’une embarquant l’autre. Tout Beckett n’est-il pas là ? Comme l’écrit M. Jejcic, « Beckett a définitivement opté pour l’éveil. Il refuse de dormir sa vie ». Voici un livre apte à nous tenir éveillés.

 

Regnier Pirard Psychanalyste
Professeur de psychopathologie
Psychanalyse à l'université de Nantes

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