« Il faut imaginer [l’analyste] heureux » Désir, sublimation, sinthome...

« Il faut imaginer [l’analyste] heureux »
Désir, sublimation, sinthome...
Norbert Bon
Le titre de ce travail est évidemment inspiré de l’assertion d’Albert Camus, à la fin de son essai Le mythe de Sisyphe : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » 1 L’idée m’en est venue, il y a un an, année du soixantième anniversaire de sa mort accidentelle, où il m’a paru opportun d’évoquer cet homme d’une grande valeur éthique dont il fit preuve dès le front populaire en se battant pour l’égalité française des kabyles et des arabes 2, puis pendant la résistance et encore dans les prémices de la guerre d’Algérie en dénonçant et les attentats aveugles du FLN et la répression brutale du gouvernement français. Position qui l’amena à subir l’ostracisme de la gauche française, notamment du parti communiste 3 et des compagnons de route, nommément la vindicte de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui ne lui avaient pas pardonné sa dénonciation du goulag et des crimes staliniens dès L’homme révolté 4 en 1952. Concert auquel Lacan a cru bon d’ajouter férocement sa voix dans la leçon du 4 décembre 1957 du séminaire Les formations de l’inconscient, dans sa critique de l’absurde, comme « Discours de la belle âme », alors que Camus vient de recevoir le prix Nobel de littérature pour, je cite Lacan, « l’œuvre de l’une des plus grandes têtes molles de cette époque ». 5 Camus ne mourra pas de cette agression outrancière mais d’une mort absurde, accidentelle, le 4 janvier 1960, alors même que Lacan tient son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse. 6 La guerre d’Algérie bat alors son plein. Le son, c’est celui des attentats dans cette colonie mais aussi en métropole, puis la semaine insurrectionnelle des généraux, du 24 janvier au 1er février 1960, avec les rumeurs des parachutistes prêts à sauter sur Paris. Ce contexte de la guerre d’Algérie ne transparaît pas dans le propos de Lacan. En revanche, comme le note Claude Dorgeuille dans son avant-propos, la forte tension internationale liée à la guerre froide est évoquée dans la leçon du 18 mai, quelques mois avant la crise des missiles de Cuba : « Avons-nous passé la ligne ?, questionne Lacan. « Il ne s’agit pas de ce que nous faisons ici, il s’agit de ce qui se passe dans ce monde où nous vivons. [...] Au moment où je vous parle des paradoxes du désir [...], vous pouvez entendre dehors les discours effroyables de la puissance. » 7 Puissance qu’il avait déjà évoquée en filigrane dans la leçon du 3 février, à propos de la Verwerfung de la science et de ce qui pourrait bien nous revenir dans le réel au terme de la physique. 8 Et, à ce qu’il qualifie de « grand bruit de voix », il questionne encore : « Il ne vous semble pas que la seule façon d’accommoder votre oreille à ce qui a retenti ne peut se formuler que sous la forme, qu’est-ce que ça veut ? Où est-ce que ça veut en venir ? ».9
Il serait évidemment intéressant de mettre en regard de cette menace assourdissante celle silencieuse qui s’est répandue dans le monde depuis plus d’un an et n’en constitue pas moins un retour dans le réel de notre hubris technoscientifique 10. Mais avec cette évocation du mythe de Sisyphe, ce que je voulais interroger aujourd’hui, du côté de l’éthique, c’est : qu’est-ce qui tient l’analyste dans son fauteuil ? La question de Lacan, dans ce séminaire est du côté de la visée de l’analyse et de ce qui s’en déduit pour la conduite de l’analyste. A cette question, Freud a répondu : ce que vise l’analyste, c’est la vérité. La vérité subjective, bien sûr, qui ne se confond pas avec la réalité, vérité de l’inconscient, qui porte sur les « choses dernières », celles dont nous ne voulons rien savoir, mort et sexualité, au titre du démenti pour la première, du refoulement, mais aussi du mensonge et de l’hypocrisie, pour la seconde : « ... le traitement psychanalytique repose sur la véracité, c’est même à cela qu’est due un grande partie de son influence éducative et de sa valeur éthique. », écrit-il dans « Observations sur l’amour de transfert ». 11 C’est en effet dans le transfert que cette vérité refoulée s’actualisera, sous ces deux formes que sont l’amour et la haine, vérité dont l’analyste ne pourra permettre l’expression sans fard, qu’à en saisir l’adresse au-delà de lui-même. Lorsqu'une patiente lui jette les bras autour du cou au réveil d'une séance d'hypnose, Freud note avec humour : « J'avais l'esprit assez froid pour ne pas mettre cet événement au compte de mon irrésistibilité personnelle. » 12 Cela suppose que l’analyste ait suffisamment travaillé dans sa propre analyse ses fantasmes et son narcissisme, pour ne pas répondre à partir de son contre-transfert et faire prévaloir, l’amour de la vérité, l’amour de l’analyse, sur toute autre considération.
Pour ce faire, les règles surmoïques édictées par certains post freudiens en sus de la règle d’association libre - dont Freud écrit qu’elle est la seule condition à quoi engage la cure 13 - y sont notoirement inefficaces et portent plutôt, comme les dix commandements, à la transgression. Illustration notable : dans les mêmes temps où Lacan tient son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, Marilyn Monroe tourne Le Milliardaire (titre original : Let’s make love), avec pour partenaire Yves Montand, alors son amant, et, selon Michel Schneider 14, « Durant les presque six mois du tournage du film, Marilyn quittera le plateau tous les après-midi pour se rendre chez son analyste, North Roxbury Drive, à mi-chemin entre le studio de la Fox sur Pico Boulevard et son hôtel sur Sunset. » Et, son analyste, c’est Ralph Greenson, précisément, un analyste qui édictera toutes une série de règles pour la conduite de la cure, règles qu’il enfreindra largement avec Marilyn 15, malgré quelques visites de contrôle chez Anna Freud... Sauf, précisément, la règle d’abstinence, ce dont elle lui saura gré.
Le désir de l’analyste
Quant au contre transfert, il en existe une littérature dès les années 30-40, mais surtout cinquante, plutôt rébarbative selon Lucy Tower, 16 et le situant de façon disparate et contradictoire entre réactions émotionnelles inadéquates suscitées par l’analysant chez l’analyste insuffisamment analysé, ou contrepartie inévitable du transfert et à « toiletter » autant que de besoin, voire outil de travail et de recherche sur l’inconscient de l’analysant. Lacan reviendra d’ailleurs sur certains de ces textes dans le séminaire sur L’angoisse trois ans plus tard pour faire valoir, à l’opposé de ce concept qui induit une position défensive de l’analyste, la fonction du désir de l’analyste et de son engagement dans la cure. « En effet, écrit Brigitte Balbure dans la préface du Livre-compagnon du séminaire X, L’angoisse, si le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre, alors la cure est bien ce dispositif où, à me confronter à l’énigme du désir de l’analyste, mon propre désir vient à s’éclairer... » 17 C’est en effet ainsi que Lacan amène, pour la première fois, cette notion du désir de l’analyste, dans la dernière leçon du séminaire Le désir et son interprétation (1er juillet 1959) 18. Il n’y revient l’année suivante dans L’éthique de la psychanalyse, qu’à la fin du séminaire, dans la leçon du 22 juin 1960, pour situer ce désir dans son rapport à l’amour. Je cite : « Ce que l’analyste a à donner, contrairement au partenaire de l’amour, c’est ce que la plus belle mariée du monde ne peut dépasser, c’est à savoir ce qu’il a. Et ce qu’il a, c’est, comme l’analysé, rien d’autre que son désir, à ceci près que c’est un désir averti. Ceci comporte la question de ce que peut être un tel désir, et le désir de l’analyste nommément » 19 Puis dans la leçon suivante du 29 juin, apparait cette fameuse formule dont les épigones feront un commandement impératif : « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir. » 20 Et non pas : tu ne céderas pas sur ton désir ! Avec l’identification « antigonienne » qui peut s’en induire, et le pousse au martyr de la cause dans une jouissance du tragique. 21
C’est ensuite dans le séminaire suivant sur Le transfert qu’il y reviendra à diverses reprises, essentiellement pour affirmer la nécessité « d’articuler d’une façon un petit peu plus poussée qu’il n’avait été fait jusqu’à présent, ce que doit être le désir de l’analyste. » 22 Il le fait alors sous forme négative, ce qu’il n’est pas : « car le désir de l’analyste n’est pas tel qu’il puisse se suffire d’une référence dyadique. Ce n’est pas la relation au patient qui peut, par une série d’éliminations et d’exclusives, nous en donner la clé. » (11 janvier 1961, p. 128). Ou ce qu’il ne doit pas être : « Il suffit de supposer que l’analyste, à son insu même, place pour un instant, son propre objet partiel, son agalma, dans le patient auquel il a affaire. Là, en effet, on peut parler d’une contre-indication, mais, comme vous le voyez, rien moins que repérable- au moins tant que la situation du désir de l’analyste n’est pas précisée. » (8 mars 61, p. 230). Idem par rapport au savoir, il faut pour l’analyste « qu’il ne s’en faille d’un rien qu’il ne soit aussi nescient que son sujet. » (12 avril, p. 275). Aussi, reprend-il dans la leçon du 3 mai, « Il n’est certainement pas adéquat de nous contenter de penser que l’analyste, de par son expérience et sa science, serait l’équivalent moderne, le représentant, autorisé par la force d’une recherche, d’une doctrine et d’une communauté, de ce que l’on pourrait appeler le droit de la nature, et qu’il aurait à nous désigner à nouveau la voie d’une harmonie naturelle, qui serait accessible à travers les détours d’une expérience renouvelée. » (3 mai 1961, p. 311). C’est au contraire à l’inverse que conduit le travail de l’analyse, à reconnaitre que pour répondre à la question : qu’est-tu ?, « il n’y a pas d’objet qui ait plus ou moins de prix qu’un autre, et c’est ici le deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste. » (28 juin, p. 460.) La question se resserre ainsi, au cours des séminaires suivants sur L’identification puis L’angoisse, autour des rapports du sujet à ce qu’il est (l’identification) et ce qu’il a (l’objet), dans sa confrontation à l’énigme qu’est pour lui le désir de l’analyste. Mais ce n’est que dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le 15 janvier 1964, qu’il posera à nouveau la nécessité de sa prise en compte : « Que doit-il en être du désir de l’analyste pour qu’il opère d’une façon correcte ? » (p. 18) En effet, à la différence des sciences modernes où la question du désir du chercheur reste en dehors du champs, « [Il] ne peut nullement être laissé en dehors de notre question pour la raison que le problème de la formation de l’analyste le pose. L’analyse didactique ne peut servir à rien d’autre qu’à le mener à ce point que je désigne en mon algèbre comme le désir de l’analyste. » 23 De là, en découlera, à la dernière leçon du 24 juin 1964, une formulation opérationnelle : 24 (24 juin 1964).
Fort bien ! Voici donc clarifiées par Lacan les coordonnées dans lesquelles a à se situer le désir de l’analyste pour opérer de façon correcte. Mais qu’est-ce qui l’induit, à l’issue de sa propre analyse, à prendre cette position et à la soutenir pendant des années et, parfois, au-delà des délais raisonnables ? « Qu’est-ce qui le fait se vouer, en principe sans bénéfice de jouissance, à porter pour un autre la cause de son désir ? », questionne Patrick Guyomard, dans La jouissance du tragique. 25 Tandis que d’autres s’en tiendront à tirer avantage de leur travail analytique en se débrouillant mieux avec leur symptôme dans leur vie personnelle, familiale, professionnelle, voire en trouvant, ou retrouvant une capacité inventive ou créatrice dans les domaines culturels ou artistiques. Ce qui l’y amène à cette position, c’est bien souvent qu’il s’y trouve d’abord mis à l’insu de son plein gré, avant même qu’il ne fasse le pas de s’y installer. Le travail psychique se traduit en effet, on l’entend chez les analysants, par une modification de leur position qui fait que leurs proches, leurs collègues, leurs voisins, leurs semblables de rencontre se mettent à leur parler. Sans doute parce qu’ils y vont moins de leur moi dans les interactions et qu’ils sont moins portés à faire valoir et partager, ou propager, des idéaux dont ils ont pris la mesure. Si bien que, de cette nouvelle situation, ils peuvent prendre acte et faire acte, en engageant à leur tour des analysants dans le parcours qu’ils ont eux-mêmes suivi. Au prix, nous dit Lacan, dans L’acte analytique (leçon du 17 janvier 1968) 26, d’une Verleugnung, d’un démenti, qui porte sur les conséquences de leur acte, à savoir, de se prêter à incarner « ce support donné au sujet supposé savoir, à ce dont pourtant le psychanalyste sait qu'il est voué au désêtre et qui donc constitue, si je puis dire, un acte en porte-à-faux puisqu'il n'est pas le sujet supposé savoir, puisqu'il ne peut pas en être. Et s'il est quelqu'un à le savoir, c'est le psychanalyste entre tous. »
A propos de la pulsion épistémologique 27, Lacan avait déjà longuement repris cette question du rapport au savoir dans le séminaire L’objet de la psychanalyse 28, avec Descartes, Pascal et, plus précisément, s’agissant de l’analyste, avec Pyrrhon d’Elis, précurseur des philosophes sceptiques qui pose comme visée philosophique de parvenir à l'indifférence à l'égard des opinions et des événements, car rien ne permet à l'homme de faire des différences entre eux, du point de vue de leur valeur, comme du point de vue de la vérité. Pour lui « aucune chose n'est plus ceci que cela », écrit Diogène Laërte dans sa Vie et doctrines des philosophes illustres. 29 Et Lacan voit là « la position fondamentale d'un sujet comme s'imposant son propre arrêt au seuil de la vérité ».30 Et cette position n'est pas sans rappeler celle de l'analyste pour qui, dans la cure, « toutes les réalités sont équivalentes ».
Comment alors caractériser ce porte-à-faux où il se maintient ? Voire dont il se sustente ? Vers la fin du premier confinement, une collègue me confiait sa hâte de retrouver ses patients à l’hôpital. Et d’ajouter : « C’est donc bien que, de les écouter, ça nous apporte une satisfaction ! » Mais alors de quel ordre ?
Sublimation ?
Il faut bien, en effet, que l’énergie qu’il consacre à cette tâche, il la trouve quelque part ! Et où, sinon dans sa libido, sa réserve pulsionnelle ? Or, Freud évoque dès 1905 un destin de la pulsion par lequel, échappant au refoulement, certains « germes qui tous sont contenus dans la prédisposition sexuelle non différenciée de l’enfant » pourraient être l’objet d’une « dérivation vers des buts sexuels supérieurs » et « fournir les forces d’une grande part des œuvres de la civilisation. »31 Quelque années plus tard, il l’explicite ainsi : « On appelle capacité de sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel, mais est psychiquement parent avec le premier. »32 Ce destin de la pulsion sera précisé ultérieurement à de nombreuses reprises sans toutefois faire l’objet d’un texte synthétique annoncé. Alors, l’exercice de la psychanalyse relèverait-il de la sublimation ? A la lecture, ancienne, d’un texte de Liliane Fainsilber, dont je n’ai pas retrouvé les coordonnées, il m’était apparu que la réponse était, pour elle, évidemment non, voire la question déplacée. Essentiellement, semble-t-il, parce que, pour elle, prévaudrait dans le processus l’idéalisation de l’objet à quoi ne pourrait se laisser aller un psychanalyste. Freud, pourtant, fait clairement la distinction, dans « Pour introduire le narcissisme » : « Ainsi, pour autant que sublimation désigne un processus qui concerne la pulsion et idéalisation un processus qui concerne l’objet, on doit maintenir les deux concepts séparés l’un de l’autre. » Et il s’en explique : « Tel qui a échangé son narcissisme contre la vénération d’un idéal du moi élevé n’a pas forcément réussi pour autant à sublimer ses pulsions libidinales. L’idéal du moi requiert, il est vrai, cette sublimation mais il ne peut l’obtenir de force ; la sublimation demeure un processus particulier ; l’idéal du moi peut bien l’inciter à s’amorcer mais son accomplissement reste complètement indépendant d’une telle incitation. [...] La formation d’idéal augmente, comme nous l’avons vu, les exigences du moi, et c’est elle qui agit le plus fortement en faveur du refoulement ; la sublimation représente l’issue qui permet de satisfaire à ces exigences sans amener le refoulement. »33
La psychanalyse comme sublimation, c’était déjà ce qu’avançait Daniel Lagache à propos, notamment, de la règle dite de « l’attention flottante » de l’analyste. 34 C’est aussi l’avis d’Eric Porge pour qui il y a « un rapport entre pratique analytique et sublimation. Cette dernière n’est pas le résultat ou la fin d’une analyse mais elle participe de son procès, tant pour l’analysant que pour l’analyste. » Il s’agit donc d’en « cerner la spécificité ». En cela, il suit Lacan pour qui la règle fondamentale, dire tout ce qui vient sans se soucier de la cohérence et de la bienséance, est élevée à la dignité de la Chose, elle « vise à mettre en suspens l’attention à la réalité empirique et l’adéquation des mots aux choses, elle obvie au sens commun et convenu afin de laisser les signifiants résonner entre eux ... » 35. Elle permet de faire prévaloir la signifiance sur le sens, telle qu’elle résulte de la « lalangue » et d’en saisir par surprise des rejetons qui s’insinuent dans les énoncés sous la forme de ratés, lapsus, oublis, et plus généralement ce que l’on pourrait qualifier d’effets de lettres. A la condition que, pour les entendre et les faire résonner aux oreilles de l’analysant, l’analyste s’astreigne, contrepartie de la règle fondamentale, à cette attention « gleichschwebende », également suspendue, position d’abstention quant à la vérité du sujet qui suppose qu’il ait dans sa propre analyse déchu de la position de sujet supposé savoir pour porter pour l’analysant l’objet a qui cause sa division subjective et non l’Idéal qui conforterait son moi. Et pris acte qu’entre l’analysant et l’analyste, il n’y a pas de rapport sexuel, pas seulement au sens de la règle dite d’abstinence, mais au sens où ça ne fait pas Un entre eux, ni pendant ni à la fin de l’analyse, mais 1-a. C’est cette « assomption de la perte » qui, pour Lacan « fonde au départ l’activité de l’analyste ». 36 Activité où la sublimation serait la forme dans laquelle se satisfait une pulsion en réalisant un désir infantile transformé par l’analyse en désir d’analyste.
Se pose, dès lors, la question de savoir si n’importe quel désir peut ainsi se transformer ou s’il y a des conditions préalables. Ne faut-il pas, en effet, que ce qui, de la pulsion, vient là à sa sublimer, puisse s’articuler à ce qui, du symptôme, grâce à la levée du refoulement, peut être assumé par le sujet ? Ce que Lacan nomme « identification au symptôme ». 37 Qui, bien sûr, concerne son rapport au sexuel. Autrement dit, n’y a-t-il pas déjà, chez le prétendant analyste une certaine propension à s’abstenir du passage à l’acte sexuel, pour ne pas dire une certaine inhibition ? Et qui trouverait là à se satisfaire dans le fait de porter à moitié, dans l’analyse, l’embarras de son analysant avec l’impasse du rapport sexuel. Ainsi, tenir la position d’analyste serait une façon de mieux y faire avec son symptôme. Dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan, illustre ainsi l’inhibition quant au but de la pulsion dans la sublimation : « pour l’instant je ne baise pas, je vous parle ! Eh bien, je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais ! » A quoi, il ajoute, complément souvent omis : « C’est ce qui pose la question de savoir si, effectivement, je baise.» 38 Oserai-je alors le parodier, en disant, à propos de l’analyste, non pas parlant en séminaire mais se taisant en séance : « Pour l’instant, je vous écoute, je ne baise pas ! Eh bien, je peux avoir exactement la même satisfaction ... que si je ne baisais pas ! » Ainsi, la sublimation s’avère être, je cite Lacan, « au centre de la seule satisfaction permise par la promesse analytique. » 39 (22 juin 1960)
Et, permettez-moi de pousser le tire-bouchon un peu plus loin avec cette affirmation de Lacan dans la leçon du 17 février 1976 du Séminaire Le sinthome que vis-à-vis de l’inconscient, « grâce à Freud, nous somme dès lors engagés, et engagés à titre, à titre de sinthome ». Et ceci, précise Fanny Colonomos 40, sur le fond d’une autre affirmation : « Si une femme est un sinthome pour tout homme… alors la psychanalyse est un sinthome pour tout psychanalyste ». Et, pour Claude Dumézil, répondant aux questions d’Eric Porge, l’issue de la cure dans un devenir analyste est aussi une façon de rendre « la partie sinthomatique du désir opératoire ».41 Parenthèse : on peut d’ailleurs s’interroger, plus généralement, aujourd’hui que beaucoup, en cette période de confinement, disent souffrir de la privation de leurs relations de travail, après s’en être d’abord réjoui, sur une fonction sinthomatique de l’activité professionnelle.
Alors, heureux l’analyste ?
Alors, heureux, l’analyste de revenir ainsi, jour après jour, séance après séance, s’atteler au rocher que chacun porte répétitivement, celui de la condition humaine, avec l’espoir de l’alléger, pour l’analysant, des aliénations contingentes, singulières, dont son héritage et les circonstances de la vie l’ont chargé ? La formule : « il faut imaginer Sisyphe heureux », avec laquelle Albert Camus termine sa réflexion sur l’absurde 42, semble plutôt paradoxale concernant cet homme condamné à remonter indéfiniment en haut d’une montagne un rocher que la pesanteur fait redescendre à chaque fois. Condamnation pour des motifs, au demeurant variables selon les sources mythologiques, en tout cas le fait d’avoir été quelque peu léger avec les dieux, notamment en livrant aux humains des secrets qu’ils n’avaient pas à connaître. C’est là un rapport au savoir qui le rapproche de l’analyste, dont le parcours qu’il propose aboutit à son terme à ce dévoilement que le ciel est vide, qu’au delà du jeu des signifiants qui nous déterminent, il n’y a pas d’Autre de l’Autre qui en manipule la combinaison. Dévoilement à quoi le névrosé d’abord rechigne puisque, comme le note Freud, il tient à son symptôme où s’entretient « une jouissance par lui-même ignorée » 43 qui lui témoigne d’une position privilégiée auprès de l’Autre. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Lacan avance, au moment de la dissolution de son école, que « L’analyste a horreur de son acte. » 44 Pourquoi, en effet, s’il est si essentiel à nos congénères que cette instance Autre soit habitée, vouloir les en priver et ne pas en profiter plutôt pour occuper le fauteuil délaissé de Zeus et les coacher en douceur, comme n’importe quel gourou de la psychologie positive, par pure empathie envers eux, bien sûr ? Pourquoi ? Parce que l’analyste sait, pour l’avoir éprouvé dans sa propre analyse, que si l’opération analytique laisse d’abord l’analysant dans le désarroi d’être ainsi assujetti à la loi sans maître du signifiant, elle lui permet ensuite de saisir que c’est aussi de cette position d’assujetti, subditus, qu’il peut s’ex-poser comme sujet de parole et d’action, subjectum. Puisque ce sont là les deux sources étymologiques, antinomiques, où s’origine le sujet. S’agissant de Sisyphe, Camus avance qu’il soutient sa condition absurde comme résultat assumé de son action, entendu que : « S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure... » 45 S’agissant de la visée de l ‘analyse, elle prétend plus, qu’il ne tient qu’au désir du sujet d’en infléchir le cours. Et d’éprouver que, du père, « on peut aussi bien s’en passer, à condition de s’en servir. » 46 Lorsqu’ainsi l’analyse, de réussir, s’avère avoir été un bonne rencontre, un bon heur, pourquoi ne pas s’en réjouir ?
Nancy, séminaire de l’Ecole de Nancy pour la psychanalyse, 21 avril 2021