Un autre temps qui donne des ailes

Un autre temps qui donne des ailes
En lisant Christian Fierens, Tenir pour vrai, Hermann, 2020.
Le titre Tenir pour vrai de Christian Fierens m’a tout de suite renvoyée au proton pseudos, terme que Freud adopte à partir d’Aristote afin de théoriser une sorte de fausseté, une méprise, l’erreur de départ, celle d’oublier un événement central, ce qu’on a pu appeler en français « le premier mensonge » en se référant à l’hystérie. Pourtant l’interrogation que cet auteur porte sur la vérité prend pour objet L’homme aux loups de Freud et cela intrigue d’autant plus, car l’étude de ce cas a déjà fait couler beaucoup d’encre. Que pourrait-on en dire de neuf ou articuler différemment ? Malgré le soin que Fierens prend de son lecteur pour expliciter de manière presque didactique les notions qu’il véhicule, qu’il met au travail, il n’hésite pas à poser comme indéniable : « La vérité nous ne la possédons jamais ; c’est elle qui nous possède. Nous devons nous contenter de tenir quelque chose pour vrai ». Encore que… une telle position est aussi déclarée provisoire, car ce rond-point n’est à occuper qu’en « attendant de passer à une nouvelle forme de tenir pour vrai et ainsi de suite »…
Le modus vivendi que dépeint Fierens est-il à entendre comme une inhérence liée à la castration ? Le tenir pour vrai équivaudrait-il au statut du semblant ? Lacan considérait le semblant identique au signifiant et déduisait dans son séminaire que le discours ne peut pas ne pas impliquer le semblant.
Pour donner le ton, Christian Fierens tient pour vrai le caractère paradigmatique de la névrose infantile décrite par Freud à partir du cas singulier de Sergueï Pankejeff, le paradigme de la temporalité de l’enfant, dite « d’après coup », telle qu’elle peut contenir la temporalité de l’adulte. Il note qu’en « insistant sur le réel de la scène primitive, Freud ne revient pas à la théorie du trauma, mais à l’importance de la réalité psychique chez l’enfant (c’est-à-dire réalité et fantasmes) en tant qu’elle continue à soutenir toute vie psychique. » Précisant que les « couches profondes » de la sexualité infantile impliquent la question de la castration de la mère, Fierens interroge : « Comment tenir à la vérité, si elle se joue sans cesse de nous ? » Or la psychanalyse vise une vérité où « le sujet est engagé avec ses tripes (sa sexualité) ». Impliquant un jeu « de prises et de méprises du vrai », cette vérité est partie prenante dans la construction de la temporalité qui lui est indispensable. Fierens ne le dit jamais directement dans ce contexte, mais ce treizième livre qu’il publie me semble être bâti sur l’enjeu propre à la vérité de suivre la jouissance en « petite sœur » sans pour autant s’imposer au cœur de celle-ci.
Empruntant au linguiste Gustave Guillaume les termes de « chronothèse » (position du temps) et de « chronogenèse », Christian Fierens nous entraîne dans l’analogie de trois temps de la chronogenèse avec les trois étapes du temps logique déclinées comme suit : « instant de voir = mode quasi nominal, temps pour comprendre = mode subjonctif, moment de conclure = mode indicatif. » Une caractéristique de l’inconscient est le hors-temps ce qui fait comme un trou dans le savoir, autrement dit, l’inconscient est en dehors du champ du savoir. Dans l’assertion freudienne (L’interprétation du rêve), le travail de l’inconscient « se borne » à donner une autre forme, créer une nouvelle temporalité.
Lorsque l’inconscient tenu pour atemporel est nommé hors-temps, ne pouvons-nous pas aussi interroger le Horla de Maupassant ? Selon Lacan dans le Séminaire L’Angoisse « le hors-espace, en tant que l’espace est la dimension du superposable ». Dans une première version du Horla, parue sous le titre Lettre d’un fou, le narrateur avoue qu’il vivait comme tout le monde « examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m’entoure, quand un jour, je me suis aperçu que tout est faux. » Avant son hallucination négative, sa vision de l’être invisible au lieu de se voir dans la glace où son image réapparaîtra peu à peu, le personnage de Maupassant se contentait de tenir pour vrai.
On peut se demander si l’inconscient hors-temps n’est pas en soi hallucinatoire.
D’ailleurs, qualifiant de tautologique et d’oraculaire la formule lacanienne « ce qui a été forclos du symbolique, revient dans le réel », Fierens examine de près l’hallucination du doigt coupé de L’homme aux loups non pas comme un rejet de la castration mais comme une perception de celle-ci, valant comme un retour du refoulé. Son hallucination n’en fait pas un psychotique.
Christian Fierens argumente ligne par ligne l’affirmation suivante : « La conception lacanienne du refoulement comme savoir et non comme « je n’en veux rien savoir » entraîne avec elle une mésinterprétation du texte freudien concernant l’homme aux loups. » (p. 72). Plus loin Fierens rappelle que le déni ou le démenti (Verleugnung) et le refoulement (Verdrängung) vont toujours de pair. Il précise : « La Verleugnung apparaît ainsi comme un « tenir pour vrai » fort complexe, impliquant nécessairement le refoulement (et le destin des affects qui en découle), mais pas seulement. La perception qui est déniée n’est pas n’importe laquelle ; elle a rapport a une autre forme de « tenir pour vrai », à savoir la croyance au grand Autre. » (p.86) L’auteur souligne que c’est une croyance qui est conséquente pour la structure, « puisque c’est elle qui donne sens à ces éléments rassurants que sont le trône, l’autel, le phallus (le phallus de la mère). Avec elle, le savoir absolu pourrait être assuré et la vérité ne serait plus dépendante des tenir pour vrai ».
Avant de se lancer dans un cheminement remarquable autour de la topique de l’appareil psychique, Fierens insiste pour ne pas séparer mais plutôt saisir l’articulation du refoulement, du démenti et de la forclusion dans son rapport avec la construction de la temporalité. Sa lecture critique prend appui entre autres sur l’ouvrage de Henri Rey-Flaud, Je ne comprends pas de quoi vous me parlez. Pourquoi refusons-nous parfois de reconnaître la réalité ? (Aubier, 2014) qui propose « une théorisation claire de l’appareil psychique tenant compte tout à la fois de la deuxième topique de Freud, de la crypte introduite par Abraham-Torok-Derrida et de nombreuses avancées lacaniennes. Cette présentation reste dans une optique subjective, malgré l’apparence d’objectivation inhérente à toute schématisation. À charge pour nous d’y découvrir ou d’y réanimer le grand Autre comme « l’âme à tiers »… (p. 115). Christian Fierens s’attache à cette revivification dans les trois derniers chapitres de son livre dont le quatrième qui déplie « Les différents modes de « tenir pour vrai ». Il attire notre attention sur le fait que dans le texte freudien la vérité « ne se présente jamais que sous la forme adjective et attributive d’un « tenir pour vrai » : l’homme aux loups tenait pour vraies… la théorie vaginale, la castration… ; Freud tenait pour vraies ses neurotica ; plus tard, il tenait pour vraie sa théorie de la castration… » Dans cette optique, le « savoir » lui-même, « malgré sa prétendue objectivité, ne pourra jamais s’égaler à la vérité, il n’est qu’une forme particulière de tenir pour vrai. » (p. 140).
Afin de faire la différence entre l’appareil psychique et le sujet, Fierens convoque Lacan avec « l’âme-à-tiers » par rapport à l’animation des tenir pour vrai, la « matière » en rien réaliste dont serait tiré le sujet (les « couches profondes » et leurs avatars), le sujet qui dépend d’un Autre qui lui est inhérent, « un Autre animé par ses propres remises en question dans les différents tenir pour vrai qui n’arrivent pas à la vérité » (p. 180).
Pour Fierens, l’histoire de Freud voulant imposer à l’homme aux loups la Vérité supposée sans faille de ladite scène primitive illustre la sortie du sillon, le dé-lire des deux protagonistes. Ne pouvant pas rendre compte en détail de la rigueur avec laquelle est écrit l’ouvrage de Fierens, je vous invite à le lire dans toute sa densité et audace, sans velléité de nous convaincre. Autant Freud avait besoin de convaincre tout le monde, autant pour Lacan, « le propre de la psychanalyse, c’est de ne pas vaincre, con ou pas ». Fierens se sert de cette citation du Séminaire Encore, sans hésiter par ailleurs de remettre en cause certains postulats lacaniens, son livre nous permet encore une fois de prendre la mesure de sa liberté d’esprit qui le conduit à scruter la structure mœbienne de la perception (c’est-à-dire ce qui se joue dans le psychisme du percevant — le percipiens qui n’est pas réductible à une copie de la réalité, dite perceptum). Le caractère essentiel de la perception est soutenu par son antériorité au jugement d’existence, par son équivalence avec la structure de la réalité psychique et par son implication directe dans la pratique de l’analyse.
Après nous avoir abreuvé et donné soif avec des aller-venues pertinentes aux sources théoriques qu’il prend pour témoins quand elles affluent à partir des témoignages singuliers de cures, Fierens a le bon sens de conclure son cinquième chapitre par la question « À quoi se fier ? » Ce sous-titre englobe une thèse :
« le signifiant se s’apaise jamais dans le savoir. C’est bien pourquoi la position de « je n’en veux rien savoir » est tout aussi importante que l’horizon du savoir qu’elle contredit. Dans le tenir pour vrai, quel qu’il soit, c’est la façon de tenir et non le savoir qui importe. »
et aussi une promesse :
« Lorsque nous tenons à ce tenir plus qu’à un savoir à récupérer, le refoulement s’avère être de l’ordre de l’amour, plutôt que du mur de défense : « l’amur » plutôt que le mur. » (p. 203).
C’est l’engagement avec lequel Fierens compte et il l’honore dans son sixième et dernier chapitre, « Tenir pour vrai dans les discours ». Avec la même minutie que précédemment, l’auteur pose les coordonnées de son élaboration sur la vérité dans son déroulé de mi-dire. On retrouve chez Fierens cette vérité dans le mouvement « de contourner le mur pour passer de l’autre côté sans jamais le fracturer, c’est ce que Lacan appelait « l’amur », à savoir la succession des renversements de tenir pour vrai en tenir pour vrai. « L’amur » c’est l’amour en tant qu’il permet de suivre le mur (du refoulement, y compris de la forclusion et du démenti) et de le contourner en profitant du fait qu’il n’a qu’une seule face, qu’il est mœbien » (p. 239).
Selon Fierens, « l’inconscient ouvre l’événement d’une nouvelle temporalité, l’invention d’un autre temps qui donne des ailes parce qu’il ne se soumet plus au schéma temporel classique. » Le questionnement qui s’ensuit porte sur la façon de soutenir une invention pareille alors qu’elle ne peut s’expliquer « ni par un savoir du passé ni par un savoir qu’on viserait pour le futur ». L’auteur-psychanalyste pointe dans son ouvrage, dont il m’est impossible de dire autant de choses que je voudrais dans ce survol, que les différentes formes de tenir pour vrai se répartissent en opinion, refoulement, foi et savoir et que « chacune de ces formes conjuguent le sujet, l’objet, leur suffisance et leur insuffisance relative à tenir vraiment le vrai. »
Pour ma part, il me semble que la question du comment tenir cette invention devrait rester ouverte, bien que je sois tentée de remplacer le terme événement par dénouement. L’événement n’est pas un synonyme absolu avec accident, il n’est pas forcement non plus une aventure, mais il me paraît plus opérant de s’attendre plutôt à un dénouement à la hauteur de l’acte dramatique qui se joue et se rejoue dans la ronde des discours.
Le théâtre que je tiens pour vrai avec Shakespeare m’est témoin.