Home Scènes, données à entendre, in fine
Home Scènes, données à entendre, in fine
Autres scènes site ALI
Jean-Louis Chassaing
____________________________________
Lors du premier confinement au printemps 2020 un ami pianiste de jazz (et classique) ironise : « les pianistes de jazz sont par nature confinés ». Certes. Mais le Sunset Sunside, le Duc des Lombards, le Baiser Salé, le Caveau de la Huchette à Paris ou le Ronnie Scott's Jazz Club de Soho pour ne citer qu’eux, petites scènes très connues, ont été fermées, désertées, avant d’être ré-ouvertes heure avancée, dans une bien-volontaire-nécessité.
L’Art et la Culture souffrent. L’Art et la Culture sont des éléments vitaux, des éléments tiers. Je dirais : afin de ne pas parler que de soi-même !
Songs from home est le dernier CD livré de Fred Hersch. La photo de pochette est belle, quasi géométrique avec un découpage au tiers, classique en photographie, horizon qui ne partage pas l’image en deux parties égales. Noir et Blanc. Une paillasse déposée sur l’océan conduit à une cabane isolée au coucher de soleil. Solitude (Duke Ellington), Get out of the town (Cole Porter), The water is wide sont quelques titres de l’album, sans compter une reprise nostalgique de When I’m sixty four de McCartney. En jazz, il faut le faire ! Songs from home a été enregistré chez lui dans sa maison de Pennsylvania, en aout 2020, sur son propre piano « 7- foot Steinway B », son vieil ami de 50 ans. Il explique que la maison fut construite il y a 16 ans « autour du piano ». Acoustique assurée. Durant cette période de confinement Fred Hersch a donné tous les jours en direct depuis sa maison un morceau, à 1 pm (19 h françaises) précises, durant deux mois… « Pour rendre les gens heureux » dit-il. Comme il le décrit sur la pochette, ces songs sont des souvenirs de jeunesse, d’adolescence, « avant qu’il sache ce qu’était le jazz ».
Fred Hersch n’est pas un pianiste très connu du grand public, voire même assez peu y compris dans le milieu du jazz. Né à Cincinnati (Ohio) le 21 octobre 1955, après avoir fait de sérieuses études de conservatoire (Nouvelle Angleterre), le pianiste américain est couvert des honneurs de différents Grammy Awards : meilleur album de jazz instrumental, meilleur solo de jazz improvisé, meilleure composition instrumentale. Il apparaît pour les connaisseurs comme étant l’un des musiciens les plus influents du moment, il fut le professeur de Brad Mehldau et a influencé d’autres grands noms de la musique.
Selon l’excellent chroniqueur de jazz Pierre de Chocqueuse, et selon Fred Hersch lui-même son piano – l’instrument - a quelques imperfections. Il lui pardonne. « Plutôt que d’en être frustré, j’en ai embrassé les défauts ». Là aussi, classique en jazz ! Lorsque les premiers jazzmen arrivaient dans le bastringue où ils devaient jouer le soir et la nuit durant, il n’était pas rare que le piano mis à disposition ne soit pas forcément bien accordé, voir qu’il manque quelques touches. Il fallait « faire avec ». Pierre de Chocqueuse analyse sur l’album le piano imparfait de Hersch : « Le ré au-dessus du do médian émet un bruit sourd et percutant, audible dans Get Out of Town et Wichita Lineman ». Suivons le chroniqueur, membre de l’Académie du jazz : « Dédié à sa mère et à sa grand-mère et précédemment enregistré en solo dans “Floating” (2014), West Virginia Rose dont il caresse tendrement les notes introduit The Water Is Wilde, une chanson folklorique des Appalaches, l’histoire d’un amour perdu. Plusieurs lignes mélodiques cohabitent dans Consolation (A Folk Song), un thème rarement joué du trompettiste Kenny Wheeler. Utilisant le contrepoint, Fred Hersch tisse une toile polyphonique souple et aérée. Entre chaque note, on y entend le vent chanter. De tous ses disques, “Songs from Home” est sans doute celui qui lui ressemble le plus. Son piano y exprime ses sentiments et nous touche profondément. »
L’album est dédié à la mémoire de Nathan Allman, ami musicien décédé de la Covid-19 en mars 2020. Fred Hersch fut lui-même il y a longtemps atteint de manière chronique par un autre terrible virus, et son courage à poursuivre avec détermination la musique est admirable.
Cette histoire de piano imparfait peut faire penser à cette même histoire avec un autre « Grand » du piano, Keith Jarrett. Grand ? Premier concert, en 1953, au Woman’s Auditorium d’Allentown. Au programme Bach, Mozart et deux compositions personnelles. Il a 7 ans. 9 ans plus tard il donne un récital de ses œuvres personnelles. Il obtient une bourse pour aller étudier chez Nadia Boulanger, il y renonce… et préfère le Berklee College of Music de Boston.
Habitué des caprices de stars (il ne voyage jamais sans son propre tabouret ; mais de façon moins prosaïque les nombreuses hernies discales y sont peut-être aussi pour quelque chose !), le moindre son parasite le fait brutalement quitter le piano pour aller s’enfermer dans sa loge. Lors d’une tournée en Amérique du sud, à Rio, le 11 avril 2011 au Theatro Municipal il découvre un piano non parfaitement accordé. Impensable pour le Maestro. Toutefois l’acoustique – et l’accueil brésilien - sont excellents. Il joue… et aura le sentiment d’avoir donné là un de ses plus beaux concerts ! Rio. Piano imperfecto… et génie musical.
Mais lorsque le réel du génie est lui même touché en sa perfection il peut arriver le pire. Après deux accidents vasculaires cérébraux en février et mai 2018 il ne peut plus jouer avec sa main gauche, dit-il dans une interview au New York Times en octobre 2020. Le jeu de Jarrett justement est, entre autre, cette main gauche, rythmique parfaite, et totalement indépendante de la main droite. Main gauche qui répond à la droite selon son propre jeu et qui peut enchainer à un rythme endiablé accords complexes et solos les plus inventifs. Mais Keith Jarrett c’est aussi l’attention la plus concentrée pour chaque note, même pour les notes les plus simples, à jouer au plus intense de leur expression.
Alors Budapest Concert. Album live enregistré en 2016 dans le Béla Bartok National Concert Hall de la capitale hongroise. Album difficile, un premier CD d’improvisations tendues, le second plus soft. A noter une reprise d’un blues en jazz solidement tenu.
Probablement le dernier enregistrement live, sorti en octobre pour les 75 ans du pianiste. De jazz ? Des variations Goldberg à Budapest…
Jazz ? Classique ? « Quand vous songez au temps de maturation d’un Adagio, vous devez mesurer ce que représente un effort d’improvisation totale » (K.J). Pas l’un sans l’autre.