Note de lectures à propos de "Voyage au cœur de la représentation"

Voyage au cœur de la représentation est un essai paru début 2020, écrit par Dominique Desveaux, dont la lecture réveille. Ce livre a fait l'objet d'une présentation le 09 12 20 à l'EPEP.
Alors que nous voyons s'instaurer depuis une vingtaine d'années un écran : autrement dit une figuration iconique qui a pris le nom de "présence distancielle". Dominique Desveaux dès les premières pages noue le travail de représentation à l'identification et au transfert, insistant sur la nécessité d'un corps. Le risque est qu'une représentation par l'image numérique devienne signe. La conclusion de ce livre en donne l'enjeu :"la représentation risque d'être en défaut si l'essence absente du corps n'en n'est plus le moteur, alors qu'elle est l'enjeu crucial de l'être parlant et le gage de son humanité. "
Sans pour cela reprendre chacun des axes soulignés, je reviendrai sur la question de l'image et plus précisément sur l'histoire de la peinture dans l'Occident chrétien, ce qu'elle peut nous dire. Il y a là en effet une part d'Unheimlichkeit qui me semble éclairante.
Cette approche illustre la fonction du regard que Lacan amène dans Les Quatre concepts, tout en mettant en lumière les palimpsestes dont la connaissance peut nous orienter dans une cure. Cette langue picturale est aussi éprouvée par "le bruit du temps", comme disait Mandelstam. Je retiens trois temps fondateurs de ta démarche :
Le premier temps indique comment, dans l'Occident chrétien, la peinture est articulée à la construction d'une nouvelle représentation du monde : la fonction spéculaire organise non seulement le religieux mais le politique, c'est à dire le rapport à l'autre/Autre.
Un des moments les plus féconds de ce temps est celui où la peinture s'ouvre à la perspective, que D. Desveaux situe comme une des modalités symboliques propre à la perception…
La perspective figure symboliquement le Réel car elle suggère à celui qui la regarde l'infini. Dans "L'annonciation", tableau de Cosme Tura, l'orgue représente désormais l'irreprésentable transcendance, ce lieu Autre. Cet au-delà de l'image pourrait être affine à celui des rêves car il permet de relancer la question de l'Autre, du Che vuoï… et l'auteur évoque la pensée scientifique de Giordano, brûlé vif pour avoir affirmé en1584 que Dieu fait partie de l'univers au même titre que l'homme, la matière. Ce prélude nous amène à la peinture baroque et de là à Pascal et jusqu'à à Einstein : "il n'y a pas d'image ni de temps absolu", puis à l'astrophysique :"il y a infinité de commencements, une infinité d'univers"; ce qui nous donne à entendre que "la représentation doit toujours dépasser les automatismes de pensée propres à chaque temps".
Le deuxième temps, un autre moment fécond auquel Lacan nous a introduit et que tu reprends, est la peinture des Ménines de Velasquez… peinture en trompe l'œil qui ne figure pas seulement comme le soutient Foucault le jeu des places dans la représentation du pouvoir politique, la structure du pouvoir royal, mais qui amène le regardeur au centre de ce qui fait trou, mystère: le sexe de l'infante. Le tableau devient représentation de la représentation et organise le jeu du fantasme.
Mais pourquoi ces rappels étayés sur les travaux de Panofsky, pour qui la peinture de le Renaissance parle d'un monde sans dieu et où le sujet de la vision devient le centre du monde? Si j'entends ce que dit Dominique Desveaux, la peinture mise en images dans l'art chrétien a construit un mythe et nous sommes habités par des images commentées. L'art chrétien se cale sur les pré- textes que nous devons à St Paul et qui leur donne force de représentation. Or St Paul insiste sur la souffrance du Christ pour invoquer la grâce en lieu et place de la loi…"vous n'êtes plus sous le régime de la loi mais de la grâce ". L'auteur en décline alors les effets sur notre contemporanéité:
-St Paul parle de pêché originel ce qui lui permet de récuser la loi de justice.
-La grâce est cet objet imaginaire moteur qui vient "dénier le manque". Ainsi pour Badiou, "Le fils est celui à qui rien ne manque car il n'est que commencement."
-La grâce offre une promesse de jouissance illimitée, jouissance qui tourne le dos à l'éthique de responsabilité. Dès lors nous pouvons y entendre ce traumatisme de la langue dont je parle[1]. Ces dits de St Paul portent, si l'on te suit, illustration de RIS[2]. Pourquoi évoquer cette figure du RIS? Parce que, comme tu le soulignes, lorsque il y a souffrance, cette souffrance est renvoyée par le discours paulinien soit à une position victimaire soit à une position accusatrice. Elle occulte ainsi la responsabilité subjective… au profit de la jouissance, du ris[3]. Or l'image de l'art chrétien se fait accusatrice quand elle vient se collaber à la souffrance christique. Cette mémoire de la souffrance portée par St Paul ne peut être rapportée au message christique, affirmes tu.
En quoi ce débat nous concerne -t- il, nous psychanalystes réputés laïcs ? Peut-être à faire entame à ceux qui à l'instar de Badiou se revendiquant du discours paulinien voient "dans les Droits de l'homme le droit à ne pas être victime". Comment alors ne pas penser que l'Épître aux Galates : "il n'y a plus ni juif , ni grec….ni homme ni femme", préfigure le refus de la différenciation (Tu en relèves le contrechant dans l'islam avec l'histoire de Shéhérazade) et les débats actuels sur la couleur, la race, le genre?
Pour toi, le discours paulinien trouve bel et bien écho dans l'expansion de l'économie libérale qui va jusqu'à diffracter l'identité en des pôles qui parfois se contredisent.
Tu interroges cet imaginaire de la grâce qui exclut la loi …ne fait-il pas retour dans le Réel avec violence quand à l'image du corps en souffrance répond l'art contemporain (Körperwelten) qui exhibe un "corps sans mystère", ravalant le corps à un pur objet a(natomique)?
Tu nous amènes à nous poser cette question : cette langue picturale a- t-elle repris ce dit dans lequel l'héritage de Sade se profile avec force ? Des peintres comme Velasquez et Picasso ont pourtant "pour l'un suggéré et pour l'autre révélé le réel", "ils n'en ont pas moins préservé la dimension symbolique en jouant de cet écart entre image et représentation". Écart qui permet à "celui qui regarde un tableau d'en déployer les différentes lectures". Ainsi tu rappelles que Picasso fera 44 études du tableau des Ménines pour dénoncer le déni de l'histoire dans lequel son pays sombre sous la dictature.
Le troisième temps fondateur de la langue picturale repose sur la forme comme nécessité de penser le monde. Picasso va jouer de la forme, la diffracter pour en multiplier les sens possibles. Cette étape à laquelle tu nous invites à réfléchir m'a d'autant plus frappée que, dès les années 20, parallèlement à cette réflexion sur l'art, un débat s'engageait en Allemagne entre théoriciens du droit. Pour les uns dont d'abord Kelsen, le formalisme du droit permet d'avoir un socle commun, socle universaliste à partir duquel il est possible d'interpréter. Pour les autres, notamment C. Schmitt, il faut s'affranchir de tout formalisme car les formes "empêchent d'aller au cœur des choses"…
C'est une question qui se pose, que tu poses aussi me semble-t-il dans cet essai : La forme est-elle obstacle ou est-elle source d'anomie? Question sur laquelle je reviendrai[4].
Pour en revenir à ce trajet , ce voyage au cœur de la représentation, tu conclus avec "Espoirs" soulignant qu'il y en a quelques- uns à ne pas vouloir céder à l'esprit du temps. Y figure Garouste, cet intranquille, qui dans sa peinture met en représentation les lois de la parole, leur trahison ou leur falsification, notamment sur ce qui s'inscrit comme palimpseste du discours paulinien à partir de St Augustin … Dans un tableau intitulé "Passage", Il met en vis à vis la bible des Septante, le commentaire du psaume 56 de St Augustin et… Mein Kampf, la bible d'Hitler, ravivant "par un raccourci saisissant" cette mémoire non inscrite ou partiellement réfutée ou récusée .. à savoir le refoulé du judaïsme…. Cette mémoire du traumatisme qui surgit au cours d'une analyse ou d'une crise douloureuse, ces patients qui viennent déplier leur histoire et l'implication de leurs parents et grands -parents dans la France de Vichy. Témoignages que nous retrouvons dans la littérature ou les essais qui reviennent sur une langue traumatisée au cours de l'Histoire… cette Histoire que nous n'arrivons pas tout à fait à élaborer et qui fait retour actuellement à titre singulier ou collectif.
La question que nous pouvons nous poser ensemble est de savoir si tu forces le trait avec cette langue de l'image. Forces- tu le trait en interrogeant le discours paulinien à partir de l'art chrétien et les ravages Imaginaires subséquents? Est- ce que nous forçons le trait quand nous reprenons ce que charrie lalangue et les dangers d'une langue qui se déconstruit ou s'institue en novlangue ? Pensons aux caricatures de Mahomet à partir de l'interdit de représentation affirmé comme intouchable… "tu ne feras pas pour toi une image " "tu ne les adoreras pas", tu relèves avec C. Chalier la dimension d'une confusion: l'interdit ne porte pas sur le fait de créer des images mais de croire que cette image représente le représenté, nous met en sa présence . L'interdit porte donc sur l'interdit de complétude, il vise avant tout l'idolâtrie . Surtout tu nous rappelles que la représentation se supporte du trait… le trait de la caricature qui, étymologiquement renvoie à caricare, chargé ... charger pour mieux souligner qu'il y a un vide, un mystère que nous devons apprendre à penser… il nous faut donc apprendre à forcer le trait ...et, il me semble que le trait du cas nous a formés à cette étude. Après avoir lu et relu ton livre, en écho à Freud, je me dis que décidément ce que j'ai appris des observations que nous avons croisées c'est que l'inconscient s'ouvre d'un battement d'ailes pour se refermer très vite et que le temps dans lequel il s'ouvre est un temps logique qu'il nous appartient de saisir au vol pour mobiliser RSI … A partir de la langue des images ton travail ouvre à des réflexions sur un retour du religieux qui impacte lalangue.