Lettre à mon prochain
À la suite de sa rencontre « live » avec Pedro Serrano, Charles Melman s’était engagé à écrire une « lettre à mon prochain ». Parvenue aux collègues brésiliens il y a plusieurs semaines, nous la publions aujourd’hui sur notre site.
Lettre à mon prochain
Je lui écris sans plus retrouver son adresse ni même savoir s’il existe encore.
Certes, il existe aujourd’hui des compagnons pour vivre ensemble ou travailler, des collaborateurs, des associés, des partenaires, des co quelque chose, mais la prochaine, le prochain, où sont-ils passés ?
Je veux dire celle ou celui avec lequel on peut jouir de la différence des corps et pas seulement, de celle aussi des jugements, des sentiments, de la logique, voire bien sûr de l’objet, sans que se déclenchent aussitôt, la concurrence, la compétition, l’exigence d’égalité, de similitude. Si cette dernière consiste à ramer ensemble, elle provoque plus la compétition et la haine de chacun pour tous que la solidarité.
Nos femmes et hommes politiques d’ailleurs se grattent le front pour savoir ce qui peut encore faire solidarité aujourd’hui.
L’amour pour la religion ou la nation sont de vieux moyens pour la déclencher mais qui ne font plus l’unanimité et celui du citoyen pour la vie politique est fatigué et désabusé.
Quelle instance encore peut nous unir ?
Un psychanalyste dirait qu’elle manque parce qu’il n’y a plus de transfert, cette place qui est le lieu d’émission de toute parole avant qu’elle ne se tourne vers autrui, et ne retourne à cette place explicitement dans la cure. Un locuteur peut s’apercevoir que c’est de cette place qu’il est commandé, comme ceux qui partagent la même langue que lui quoique chacun selon sa singularité.
C’est ainsi que chacun est le prochain de l’autre, quoiqu’il soit différent.
Et puis il y a ce vœu ancien et collectif de s’affranchir de cette autorité que la religion met au compte d’un Père et qui serait gardienne de la différence des sexes, des places, des jouissances et surtout fait de celui-ci l’idéal dont les signes d’amour deviennent un enjeu décisif pour la compétition dans le couple, entre frères, nations, les économies etc.
Il faut croire notre espèce bien incertaine de sa légitimation dans la nature pour avoir à ce point besoin d’une réassurance narcissique et se sentir menacée par ce qui en son sein même entretient la différence.
Il se trouve que la science fait certes l’unanimité – si on écarte les querelles de voyou entre savants eux-mêmes – en substituant à l’autorité dont le trône siège dans la parole celle de formules écrites dont le pouvoir s’avère autrement puissant puisqu’elle met chacun à égalité et lève ce qui hier, avec papa, était encore interdit ou impossible.
Il se trouve donc que parmi les moyens magiques produits par la technologie, il s’en trouve un, qui est un moyen de communication et qui comme ceux qui l’ont précédé – écriture, imprimerie, voire cinéma – modifie les rapports de l’émetteur au langage, à l’autorité et à autrui. Il ne consacre pas un homme nouveau, numérique comme on s’exprime, mais fonctionne en contribuant à résoudre, avec les possibilités qu’il ouvre les impasses traditionnelles du parlêtre.
La pratique des réseaux sociaux donne ainsi désormais à chacun la faculté d’apparaître dans le champ public des représentations pour un message dont l’audience, selon son talent, variera de quelques uns à plusieurs millions. L’adresse doit donc mobiliser ceux qui se reconnaîtront comme des semblables alors qu’ils souffrent de leur solitude, grâce à la fourniture du trait qui pourra les unifier. Suscité par la technologie ce trait ne pourra plus être que la dénonciation du pouvoir, cause de toutes les dissemblances – sexe, classe sociale, race, diplôme etc. pour réunir par un partage égal ne serait-ce que de la revendication.
Un inconvénient bien connu est celui de l’intolérance au sein même des égaux des différences qui vont surgir et impossibles à éviter – problèmes familiers aux sociétés postrévolutionnaires – sinon à se régler par des purges successives.
En attendant, le locuteur qui surgit subitement sur Internet et s’affranchit de la limitation habituelle de l’espace des représentations à une élite par l’origine ou le savoir, entend inaugurer avec son auditeur la fraternité et l’égalité nouvelles que devrait permettre la science. Il dispose avec le petit écran et son smartphone d’un moyen susceptible de s’élargir aux dimensions d’un écran géant pour des millions de followers.
Ce qu’il dit n’est pas l’annonce d’un programme qui risquerait d’être clivant, aussi démagogique soit-il, ni un discours qui passe par la référence à l’autorité qui en établit la logique et dessine la place de la prochaine ou du prochain, mais une injonction brève et dénonciatrice d’un mal partagé par les auditeurs et dirigé contre ceux à châtier et interdire, d’écran précisément. Bannissement social dont les effets ne sont pas aussi anodins qu’il pourrait paraître.
Cette lettre pourra-t-elle parvenir à un prochain ?
Aux lecteurs éventuels de le dire.
Charles Melman
Le 15 septembre 2020