Parler aux psys

HAMAD Nazir
Date publication : 16/04/2020

 

Parler aux psys
 
     Le 28 mars 2020,  en consultant Le Monde numérique, j’ai lu ce commentaire : « Pendant la quarantaine il est tout à fait normal de parler aux murs, aux plantes et aux pots. Ne consultez un psychiatre que uniquement s’il vous répond. »
 
     Un correspondant lambda jette le pavé dans la mare des psychiatres en particulier et des psys en général. Il est dit, ça se dit, et beaucoup de psychanalystes l’affirment : « Un psy ne répond pas. » D’ailleurs, qu’a-t-il à dire, et de quelle place ?
 
     Peut-on accepter cette idée et faire comme si le silence de l’analyste était ce qui caractérise une psychanalyse qui se veut lacanienne ? Des patients nous téléphonent ou viennent nous voir, et une de leurs premières remarques est : « Vous êtes lacanien, donc vous ne parlez pas. »
 
     Dans L’Histoire de la psychanalyse en France, T2, E. Roudinesco relate un témoignage peu flatteur de ce que peut être le silence du psychanalyste. Se référant à Daniel  Widlöcher,  elle écrit :
 
     « Il est d’abord très étonné par la technique de Lacan, non seulement par les séances à durée variable, mais par le remue-ménage qui s’instaure pendant sa cure. Le maître circule dans la pièce, rédige ses séminaires, boit son thé, fait des bruits corporels et ne profère aucune interprétation. « J’ai eu l’impression de faire une analyse, souligne Widlöcher, Lacan ne disait rien, mais il y avait une alternance entre une écoute et une absence d’écoute. Parfois des passages à l’acte. Par exemple lorsque j’énonçais une rivalité avec un tel de ma génération, Lacan disait : ‘Ne croyez pas que celui-là soit plus aimé de moi que vous’ ».
 
     Roudinesco rajoute : « Bientôt Widllöcher supporte mal l’irrégularité dans le cours de l’analyse, les heures d’attente, la présence dans le salon de cinq à six personnes ou les renvois intempestifs. Quand il a des ennuis d’argent, il demande à Lacan d’interrompre le travail. Celui-ci l’accepte, et puis l’oblige à revenir sans que rien ne soit analysé des raisons de cette rupture. » P.334
 
     Tout le monde connaît l’histoire de Beuffret qui, irrité par le silence de Lacan, décide de le faire parler coûte que coûte. Il lui dit au cours d’une séance d’analyse : « Il y a deux ou trois jours, j’étais chez Heidegger à Fribourg et il m’a parlé de vous. » Lacan, silencieux jusque là, lui répond : « Que vous a-t-il dit ? » Roudinesco, p.309.
 
     Les psychanalystes se réfèrent souvent à l’éthique dans leurs débats, s’accusant souvent mutuellement d’un manque d’éthique dans la gestion des associations psychanalytiques, ou dans leur façon de mener les cures avec leurs patients. La référence à l’éthique est tellement fréquente qu’elle devient un tic qui voile mal le symptôme sous jacent. De tels débats enflammés n’aboutissent guère à quelque chose qui éclairerait les points de désaccord des discutants parce que, souvent, leurs positions reflètent chez chacun  pour chacun des points de butée de son analyse personnelle. Cela n’est pas nouveau. Nous l’avons connu avec Freud et ses élèves ainsi qu’avec Lacan et beaucoup de ceux qui l’ont suivi dans ses élaborations théoriques. Ni Freud et encore moins Lacan n’ont réussi à produire ce que l’on pourrait nommer le freudien type ou le lacanien type, celui qui serait en mesure de respecter l’esprit de son enseignement et de garantir le vrai sur le vrai. Ce type d’héritier n’a jamais existé et n’existera pas.  Chacun a sa lecture propre de l’enseignement du maître, et nous savons que toute lecture est lacunaire. Elle n’est pas que lacunaire, car chacun y rajoute sa pierre, ce qui est inévitable, n’en déplaise aux représentants  de l’orthodoxie qui se désignent comme les gardiens du temple.
 
     Lacan pouvait se révéler petit, soupçonneux, voire  paranoïaque. Dans son livre « Quartier Lacan » paru chez Denoël en 2001, Alain Didier-Weil, au cours d’une interview avec  Wladimir Granoff, relate deux événements où Lacan l’avait surpris par un discours qui lui semblait bizarre. Il raconte : 
 
« Lors d’un déjeuner avec Perrier et Leclaire… Lacan, à un moment, a explosé, et m’a dit : « Ah ! écoutez Granoff, vraiment vous commencez à me sortir par les oreilles ! » Alors que je ne lui parlais pour ainsi dire pas depuis un certain temps ! « Et je dois dire que votre soif de respectabilité bourgeoise vous anéantira. »
 
     Leclaire et Perrier le regardèrent avec surprise et Leclaire lui dit : « Jacques, enfin tout de même, non, pas ça, à Granoff, respectabilité bourgeoise, ressaisissez vous ! »
 
     Une autre fois, en 1963, lors du Congrès International de Stockholm, Granoff raconte qu’il était arrivé deux jours avant. Puis, un soir, à l’entrée du Grand Hôtel, Leclaire lui dit :
 
     « Je dois t’avertir que Lacan est convaincu que tu es à Stockholm depuis déjà deux ou trois jours et que tu as fait mettre sa chambre sous écoute. » pp. 60/61.
 
     Tous ceux qui ont connu Lacan de près sont capables de révéler des traits de personnalité ou de rapporter des paroles  improbables, mais cela ne ternit pas le génie de cet homme. On peut d’ailleurs raconter des choses semblables sur Freud, ses élèves ou sur chacun de nous. Etre psychanalyste ne nous protège pas des effets de nos symptômes ou des bêtises qu’on raconte et qu’on assène comme des vérités absolues. Cela, aucun métier, aucun homme n’en est exempt. Mais cela n’annule pas pour autant la valeur d’une discipline ou des hommes qui y travaillent. 
 
     Nous le savons, nous sommes familiers des attaques que la psychanalyse n’a jamais cessé de subir depuis sa découverte. Des attaques perpétuelles plus ou moins fondées sont menées contre la psychanalyse par des auteurs plus ou moins au fait de cette discipline, mais souvent malhonnêtes. Parfois, c’est les psychanalystes eux-mêmes qui s’y mettent. Ils ne critiquent pas la psychanalyse, ils se critiquent mutuellement et attribuent la crise que cette discipline vit aux écrits ou à la pratique de beaucoup d’entre eux.
 
      Dans une interview publiée par le journal Libération du samedi/dimanche 9 février 2020 à propos de la crise de la psychanalyse E. Roudinesco répond au journaliste E. Favreau qui lui demande : 
 
« Pourquoi particulièrement les psychanalystes français ? 
 
  • En effet, c’est un phénomène strictement français, même si le déclin existe ailleurs. Dans les autres pays, les psychanalystes vont beaucoup mieux qu’en France, ils se sont adaptés à la réalité, ont modifiés leurs formations, n’ont pas méprisé les psychothérapies et ont fait preuve d’une vraie ouverture envers les historiens du domaine. Les psychanalystes français se sont pris pour supérieurs aux autres car ils pouvaient s’enorgueillir d’avoir eu Lacan, le dernier grand penseur du freudisme dont l’œuvre rayonne dans le monde entier et ne leur appartient plus du tout, comme celle de Freud d’ailleurs. »
  • Vous êtes bien sévère !
  • Non, je suis lucide. Les psychanalystes français ont fait de cette magnifique discipline une sorte de machine à tout interpréter : la politique, l’histoire, les événements, la subjectivité etc. Les médias adorent les convoquer pour fabriquer le profil psychologique de tel ou tel personnage célèbre (Macron, Sarkozy, Strauss-Khan), c’est ce que j’ai appelé la psychologie de bazar.
 
      E. Roudinesco a raison de soulever cette question. Pourquoi un psychanalyste s’autorise-t-il d’écrire un livre pour analyser la personnalité des hommes politiques vivants sans les connaître de près et d’établir des diagnostiques qui sont le plus souvent hasardeux. Il est vrai que Freud a fait tout un travail sur le président Wilson, mais nous savons que ce livre qui a été co-écrit avec W. Bullit, le mari de Louise Bruyant, qui était alors suivie en analyse par Freud, mais ce livre n’a été achevé que dix ans plus tard et n’a été publié qu’en 1967, c’est-à-dire bien après la mort des protagonistes. Ce livre, contrairement aux autres livres de Freud n’a pas connu le succès escompté et a vite disparu des librairies.
 
     Diagnostiquer ses contemporains et parler de leurs névroses sous prétexte qu’on est psychanalyste, relève de l’analyse sauvage, ou d’un manque d’éthique comme diraient d’autres. Mais à évoquer l’éthique dans de tels cas, cela n’a rien à voir avec l’éthique psychanalytique. Il s’agit plutôt de la morale avec ce que cela implique comme référence au Souverain Bien, au service du bien. L’éthique en psychanalyse concerne le désir dans son articulation avec la loi, la loi de l’interdit de l’inceste dans son rapport à la Chose. La mère, en tant qu’elle incarne l’objet de l’inceste, est le Bien qui nous est interdit. La Chose est perdue et rien ne la représente plus. Vouloir la retrouver pour faire Un avec elle, implique la sortie du champ du signifiant, l’abolition de la parole et du désir.
 
     Donc, il est impossible de revenir à ce qu’il y avait avant et de retrouver la Chose, ou de retrouver ce qui fait équivalence avec ce qui pouvait être le vécu de la première fois. La Chose n’est accessible que par la sublimation et là, se révèle comme lieu vide. Lacan réfère cet objet à un au delà du principe du plaisir et dit que dans la sublimation l’objet est élevé à la dignité de la Chose. Il donne comme exemple la Dame, dans l’amour courtois, ou l’œuvre d’art. Dans les deux cas, l’objet qui vient à la place de la Chose n’est pas la Chose, il s’agit plutôt d’Autre chose. D’où la position de Lacan qui tombe comme un commandement : « Ne cède pas sur ton désir», autrement dit, ne te trompe pas sur la nature de l’objet. Il est perdu, et sa perte est le prix à payer pour accéder au désir.
 
     Il fallait ce détour pour revenir au bavardage des analystes comme l’avait souligné E. Roudineco. On touche là au fond même de la question du silence en psychanalyse. Dans la cure, l’analyste parle mais ne bavarde pas. Il n’a pas d’avis ou d’opinion comme le font tous ceux qui jacassent dans le café de commerce. L’analyste écoute, entend et interprète, mais quand il le fait, c’est justement pour dire autre chose. L’analyste n’écoute pas de la même manière que tout le monde. Il écoute entre les lignes, entre les mots et entre les lettres, et c’est pourquoi il entend autre chose qui relève de la surprise. Une surprise qui nous déplace à notre insu.  Chacun de nous peut l’expérimenter dans un mot d’esprit comme par exemple, quand Heine invente le mot « familionnaire » pour décrire la façon dont Hirsch Hyacinthe a été reçu Chez Salomon de Rothschild. Il n’avait pas besoin de bavarder ou d’en dire plus. Le mot, le résultat de la condensation de deux mots, famille et millionnaire, raconte on ne peut mieux, l’expérience inédite que cet homme a vécu dans un milieu qui n’était pas le sien.
 
     Le coronavirus nous bouscule et nous renvoie chacun à ce qu’il ne sait pas de ce réel qui fond sur nous, pauvres innocents, pour subir l’implacable destin comme dans la tragédie grecque. On peut spéculer autant qu’on veut, mais à le faire sans avoir eu le temps d’écouter cet inconnu qui pourrait se révéler à nous dans notre travail avec nos patients comme avec nous-mêmes, on risque de hasarder des opinions qui valent ce qu’elles valent. Imaginer que ce virus introduirait un après  qui ne serait différent de l’avant de son avènement, me semble un peu trop osé. Je dirais pour  mémoire que quand la crise des « subprimes » a fait chuter l’économie mondiale comme on ne l’avait jamais vu depuis les années trente, et que cette crise a offert au monde une occasion en or pour mettre quelques limites à la toute puissance de la finance, le premier reflexe d’Obama, et des autres chefs d’Etat du monde consistait à refinancer la finance. De nos jours, les chefs d’Etat sont à nouveau confrontés à ce dilemme : La santé d’abord ou la finance ? Il y a lieu de croire que ré-ouvrir les écoles et les crèches pour permettre aux parents de retourner au travail, mais pas les universités à partir du 11 mai, pourrait ressembler à ce que nous avions connu en 2007 : un effort de remettre le pays au travail afin de refinancer la finance.
 
 
                                               Nazir Hamad

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