De natura hominis

De natura hominis
Norbert Bon
Vers les années 60 avant notre ère, un poète philosophe latin, Lucretius Carus, alias Lucrèce, publie un long poème en vers1, De rerum natura, où il expose et développe les thèses de son maître Epicure, qui n’ont rien à voir avec le « jouir à tout prix », qu’en ont caricaturé et fustigé les zélotes d’un christianisme légitimé par le concile de Nicée, sous l’empereur Constantin en l’an 325. Non, elles prônent un carpe diem justifié par le fait que, puisqu’il n’y a pas d’autre vie après la mort, alors profitons des plaisirs modérés et finis que nous offre celle-ci, sans nous laisser abuser par les illusions entretenues par les religions : il n’y a rien à espérer ni à craindre des dieux qui se trouvent dans un ailleurs et ne se préoccupent aucunement des humains. Pas d’Autre de l’Autre, ou c’est tout comme.
Pour Lucrèce, l’univers n’a pas été créé et n’est pas le produit d’un plan divin. Il est constitué de particules élémentaires, « semences des choses » ou « corps premiers », les mêmes pour les humains, les animaux, les plantes, les corps célestes, qui ne diffèrent que par la manière spécifique dont ils se sont agencés au gré de collisions et liaisons qui se produisent dans leur chute à travers l’infini, sous l’effet de déviations qui les amènent à se heurter. Si bien qu’au fil du temps : « en essayant toutes sortes de mouvements et d’assemblages ; / enfin ils en viennent à des dispositions telles que celles qui constituent la somme des choses.... »2 Ces particules sont indestructibles et immortelles, dans un espace et un temps infini, tandis que les formes qu’elles composent et recomposent sont transitoires et périssables. Et, last but not least, Lucrèce compare l’agencement de ces éléments premiers à celui des éléments qui composent les mots de ses poèmes : « j’ajoute que dans mes vers mêmes, partout, / tu vois beaucoup d’éléments communs à beaucoup de mots, / bien que pourtant tu doives reconnaître que vers et mots / sont constitués d’éléments différents qui les distinguent...3
Comme on le voit, ces thèses étaient d’une incroyable modernité si bien que, tolérées dans les premiers siècles de la Rome antique, elles furent ensuite combattues et oubliées pendant près de mille ans. Ce n’est qu’en 1417, qu’un chasseur de manuscrits, Poggio Bracciolini, dit Le Pogge, humaniste florentin, ancien secrétaire apostolique du pape Jean XXIII déposé pour hérétisme, bibliophile passionné et scribe de talent, bravant l’interdit porté par l’Eglise sur la curiosité (péché mortel), en retrouva une copie intacte dans un monastère allemand4. Grâce à quoi ce livre put être lu et propagé par d’illustres personnages tels que Léonard de Vinci, Shakespeare, Giordano Bruno, Montaigne, Bacon, Thomas More, Galilée, Copernic, Gassendi, Molière, Newton... Nul doute que ces thèses totalement spéculatives ont ainsi imprégné la pensée de la renaissance et préparé le terrain aux preuves empiriques sur lesquelles s’appuieront les scientifiques expérimentaux tels que Darwin et Newton.
Quant à la psyché, qui pour Lucrèce était, comme le corps, composée de particules matérielles, il faudra à Freud inventer un dispositif et une méthode spécifiques pour les produire aux entours d’un trou, l’inconscient, que l’on ne peut connaître que par les effets qui s’en manifestent à la périphérie (lapsus, actes manqués, erreurs, oublis...), comme ces super trous noirs que l’on n’appréhende que par les effets observés autour de leur horizon, et dont la rationalité qui échappe semble pourtant solidaire de l’ensemble des mouvements observables et calculables de la galaxie où ils gitent.
Ces particules élémentaires psychiques, nous les connaissons, Freud en a fait la théorie restreinte et Lacan la théorie générale, ce sont les traits distinctifs, ou lettres à l’écrit, qui s’agencent en phonèmes puis en mots, phrases et discours après que la syntaxe et la grammaire en ont recouvert les premières associations par contiguïté et similitude, selon la règle du principe de plaisir-déplaisir qui prévaut dans lalangue. Et, l’on ne peut que s’émerveiller, comme Lucrèce, que cela puisse conduire à des agencements à la fois si communs et si singuliers, chez les parlêtres, tant au plan des énoncés -du moulin à paroles ou des conversations de comptoir aux compositions poétiques les plus subtiles-, qu’au plan de leurs mises en actes. En dehors des premiers que nous entendons chez nos analysants, les seconds tels que nous les observons en ces temps troublés ne manquent pas de fournir matière à réflexion sur la « natura hominis »5. Ainsi, cette jeune fille qui promène son chien nain dans un jardin privé, à l’abri de toute rencontre, avec un masque qu’elle remet chaque jour, ou ces passants, masqués aussi, qui traversent la rue à l’approche d’un congénère, tel cet homme croisé sur un large trottoir qui s’écarte et se plaque contre le mur à mon passage. Plus loin, quelques sans-logis s’interpellent bruyamment à proximité d’une boulangerie devant laquelle sagement les clients s’unmètrecinquantent. Ailleurs, un policier aide un femme aveugle à traverser la rue déserte, un autre admoneste un couple avec un bébé, faisant leur sortie hygiénique quotidienne :
-Vous devez marcher à plus d’un mètre les uns des autres !
-Mais, pourquoi ? Nous sommes mariés !
-Parce qu’à deux, vous êtes deux fois plus contagieux ! -
- Et le bébé, à un mètre aussi ? demande insolemment la jeune femme.
La fonction prime la singularité mais ne l’abolit pas... Et l’ambivalence, en temps de guerre, a tôt fait de se transformer en paranoïa, nous en oublions ce que formule à sa manière, Georges Bernanos, chrétien humaniste atypique, informé de la complexité de l’âme humaine : « Chacun de nous est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint »6
L’angoisse, en revanche, abolit chez beaucoup la rationalité : angoisse devant l’ennemi invisible que des soignants vont côtoyer chaque jour avec des moyens insuffisants, tandis que d’autres circulent ou font leurs courses avec des gants et des masques introuvables en pharmacie. Sauf débrouillardise et surmoi néolibéral flexible : des masques sont détournés, ici et là, dans des services de santé, voire par braquage dans des camions de livraison ; de faux coursiers Uber en vélo transportent du cannabis dans leur sac à dos... Il faut bien faire avec ce frein à la jouissance. Comme ces croisiéristes prisonniers de leur navire d’évasion et rejetés des ports des Caraïbes, comme d’ordinaires migrants africains en Méditerranée, et qui lancent des S.O.S. : Save Our Soul ! Sauvez notre âme, la langue véhicule ainsi des vestiges d’un temps où ce n’est pas son corps qu’il fallait sauver mais sa place au paradis7. Et que dire de ces mouvements d’identification collective, le soir à 20 heures, au balcon, où nous sommes tous des soignants comme nous fûmes tous Charlie ? « Aujourd’hui, il nous applaudissent à l’heure de l’apéritif, demain ils nous accuseront d’avoir mal traités leur vieux ! », s’agace une auxiliaire de vie... Et puis, des témoignages à foison sur des radios qui invitent leurs auditeurs à faire part de leur vécu du confinement et que des spécialistes appelés à les commenter paraphrasent en langage savant, selon le précepte de Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur.9 Et, en contrepartie de ces témoignages bruts, des chiffres, des chiffres, des chiffres qui viennent conforter jusqu’à la caricature les thèses d’Olivier Rey10 sur la quantification du mondes : combien de morts ? combien de masques ? combien de chômeurs ? Combien de verbalisés ? Pas moins de 20 fois le mot chiffre en deux minutes dans un journal radiophonique du matin...
Dans la dernière partie du De rerum natura, chant VI, « Maladies et épidémies », Lucrèce rapporte, en quelques 200 vers et sans le moindre chiffre, ce que l’on a appelé la peste d’Athènes10, qui sévît en plusieurs vagues entre 430 et 426 avant J. C. : « Cette forme de maladie, jadis, ce souffle mortifère rendit les campagnes de Cécrops pleines de morts, désertifia les routes, vida la ville de ses habitants. / En effet, venant du fond de l’Egypte où il était né, ayant parcouru un grand espace aérien et les plaines flottantes,/ il finit par s’étendre sur tout le peuple de Pandion. / Alors, en tas, tous étaient livrés à la maladie ou à la mort. »11
Quel poète nous fera un jour, dans mille ans peut-être, le contage de ces semaines où l’air nous fut à tous compté et où beaucoup virent leur vie, in fine, reprise par où elle leur avait été donnée : à bout de souffle. ?12
Nancy, le 4 avril 2020
Notes