NECESSAIRE FICTION
NECESSAIRE FICTION
La question du désir et son interprétation que Lacan propose à partir de la tragédie d’Hamlet m’a semblé être dans une grande proximité de la clinique adolescente, à la manière d’un point d’entrée que le sujet est amené à faire, et qui va parfois bien au-delà de ce temps de l’adolescence.
Cette fissure, cette faille est quelquefois éprouvée au cœur même du langage et du corps de l’adolescent où s’abolissent les limites, cela l’expulsant souvent d’un lieu habitable, d’un lieu où se loger.
Lorsque les forces obscures se déchainent et remontent à la surface du corps, telles des forces émergeant d’horizons lointains entre le vivant et la mort, survient un dévoilement aveuglant. Ce quelque chose qui fait collision entre cet acte-de-voir et d’entendre la Chose c’est d’une certaine manière, y attraper la mort.
Dans son commentaire de la leçon 16, Stéphane Thibierge souligne que : « Lacan, à propos de la rencontre avec ce spectre qui vient d’en bas, des enfers, du monde souterrain, dit que la rencontre n’est pas une rencontre avec le mort, c’est la rencontre avec la mort. »[1]
La tragédie d’Hamlet s’y trouve désorientée. Elle s’ouvre sur un lent cheminement en zigzag face à ce savoir que le père et le fils partagent de cette dette ouverte.
Ce trop perçu infligerait-il une pliure dangereuse où se perd le point de fuite ? Une pliure de l’imaginaire sous le coup d’un réel inattendu ?
Si c’est le réel qui entre dans ce que la réalité ne veut pas, déclenche un séisme, un soulèvement psychique, fait perdre pied en abolissant les bordures de l’espace et du temps, alors c’est bien là qu’Hamlet est interpellé, et en quelque sorte inquiété par ce qui y fait « tâche » et qui met en mouvement ce quelque chose du dedans qui s’emballe et trouble ainsi sa vision et ses actes.
Le royaume du Danemark se voit rempli de salissures, d’objets immondes, de pourritures. Ce royaume sur lequel Hamlet était peut-être bien installé s’effondre. Faute d’un trait, d’une marque qui délimite un contour, les substances et les pollutions du corps se déplacent, se répandent. Quand le corps ne parvient plus à régler ses ouvertures et ses fermetures, c’est autant l’espace du langage et l’espace du corps qui se brouillent, cette béance ouverte face à la fuite sans fin.
Ces moments-limites que le temps de l’adolescence peut faire éprouver mettent-ils en relation, de manière confuse, des espaces incompatibles ?
Où se perd la possibilité de maintenir les parenthèses du fantasme qui le maintenait inconscient, lui permettant d’interpréter le caractère d’hypothèse de la demande de l’Autre : Que me veut-il ? Qu’attend-il de moi ? A quoi je suis attendu ? Cette opacité nécessaire pour maintenir la question peut se volatiliser, se diluer, si la demande de l’Autre se présente dans une clarté excessive. C’est perdre la possibilité de la perte.
Quand tout est trop là, il devient nécessaire de créer des voies de détours. Certaines adolescentes peuvent en témoigner avec une grande acuité. Je cite une jeune fille : « le fond premier, il reste vide inchangé, intouchable, il n’est pas un vide, ni un fond blanc, mais il est plein et aveuglant (…) c’est comme si j’étais la proie de moi-même, pas de trou (…) Il faut un trou, c’est indéniable, un trou support, sinon comment je trouve les bords ? ».
Cela résonne si vide et si plein à son insu, là où le corps et le discours se confondent parce qu’ils se tiennent en deçà du désir ? A la fois le corps-parole dit tout, sait tout, parce qu’il serait saisi par une jouissance ? Le sujet ne peut alors que s’en trouver exproprié.
Cette perception qui ne laisse rien perdre, ne cesse pas d’annuler l’écran, le voile, l’interface. Elle déborde sans cesse, elle se déroule dans l’atmosphère d’un trauma. Elle fait retour sans aller, sur un fond d’une présence infigurable, d’excès et d’un contact à l’objet impossible qui se volatilise.
C’est la prise de vue de l’impossible ou s’effondrent les potentialités d’une relation préréflexive au monde environnant. Cette dissolution et cet effritement du sujet au monde ne trouvent plus de voix de détour.
Le point de fuite est le point imaginaire à partir duquel s’installe la perspective, et crée l’illusion de profondeur. Quand le point de fuite se voit menacé de ne plus tenir les distances entre le corps et l’objet, c’est l’épaisseur du sujet qui est menacé, et son rapport au monde.
Si le poinçon dans la formule du fantasme (\$ ◇ a) est cette coupure dans le tissu compact du langage, alors il détache et unit sujet et objet. Lacan le développe tout au long des leçons de la tragédie d’Hamlet.
C’est ce que nous ont fait remarquablement entendre dans les séances plénières Claude Landman et Stéphane Thiberge, avec cette livre de chair que le sujet a à payer. Cette dette d’une partie du corps imaginaire doit être exclue de la représentation, de ce qui ne peut pas figurer, et qui s’appelle la castration. Le sujet est appelé à ce temps de la coupure où « le sujet pourra assumer à partir du symbolique ce qui lui a été ôté, symboliquement, autrement dit non restitué par l’Autre, à savoir le phallus. »[2]
Le poinçon unit le sujet à l’objet parce que cet objet est le seul support du sujet, en tant qu’il va manquer à l’image du corps et à la réalité.
Elle découpe une partie manquante du corps, signifiant qui manque dans le signifiant ?
C’est un travail lent qui va cheminer par des voies de détours et se placer, en l’encadrant, dans la loi d’un circuit des échanges, cela en instaurant un possible creux lié à l’intériorité, qui ne se donnerait pas à voir mais plutôt à chercher, à découvrir.
Je cite une jeune fille : « Je dessine des lignes, ces lignes me protègent un peu autant des autres et de moi-même. Je dessine rien enfin une sorte de rien… Les lignes calment mes pensées, c’est important un peu d’opacité, un voile qui borde l’espace pour préserver l’arrière fond. »
Car si la réalité n’est pas une donnée brute, elle a besoin d’un appui sur une structure de fiction, tendu sur l’écran du fantasme, écran dont le cadre est inaperçu, refoulé, et serait fait justement d’un objet qui n’a pas sa place dans le monde visible.
Si la fiction travaille à cette immunité pour le sujet contre cette béance en lui permettant d’échapper à sa dévoration, alors cette immunité du fantasme assure que le sujet ne sera ni pur signifiant ni pur objet, mais bien une séparation du signifiant et de l’objet.
Si l’acte de création peut soutenir cet échange, Lacan dit, leçon XXII : « C’est la vertu et la forme de l’œuvre d’art, celle qui réussit et celle aussi qui échoue… qu’elle intéresse cette dimension-là (…) cette dimension transversale (…) pour autant que le rapport le plus intime de l’homme à la coupure, en tant qu’il dépasse toutes les coupures naturelles, qu’il y a cette coupure essentielle de son existence – à savoir qu’il est là et il doit se situer dans ce fait même de l’avènement de la coupure ; que c’est ceci dont il s’agit dans l’œuvre d’art.»[3]
Christelle Lacombe, psychanalyste et plasticienne en hôpital de jour pour adolescents, inscrite au Collège.
Visuel : Christelle Lacombe, Lettres textiles.
[1] Stéphane THIBIERGE, commentaire en séance plénière de la leçon XVI, le 25 novembre 2019.
[2] Stéphane THIBIERGE, ibidem.
[3] Jacques LACAN, Le Désir et son interprétation, leçon XXII, éd. ALI, page 426.