LA CONFORMATION DU SUJET COMME DÉSIR

Il semblerait que, quand nous prenons la route pour devenir analystes, il y ait une articulation entre les différents espaces qui font partie de notre formation. Cette articulation serait essentielle pour que nous puissions saisir un peu plus ce à quoi nous avons affaire dans notre métier : l’inconscient. Lors des journées de l’Association Lacanienne Internationale sur la fin de la cure, ceux qui y étaient eurent l’occasion d’entendre différents témoignages sur le déroulement de la dernière séance d’une analyse. Je voudrais donc en reprendre un qui s’enchaîna avec mon travail en petit groupe dans le collège de l’ALI sur la leçon XX du séminaire de Lacan Le désir et son interprétation. Je vais m’en servir afin de faire un commentaire de cette leçon qui s’avère extrêmement difficile et complexe mais dont la lecture se trouva très enrichissante pour moi. Je ne vise donc pas, soit dit en passant, à en écrire un commentaire pour tirer une sorte de manuel schématique pour aborder la leçon, mais plutôt à rendre compte de ce que j’ai pu saisir à partir de l’articulation de ces deux instances.
LA DIMENSION SYNCHRONIQUE DE LA CONSTIUTION DU DÉSIR ET DU SUJET : MISE EN PLACE DU FANTASME FONDAMENTAL
« La chose freudienne, c’est le désir » déclare Lacan au début de la leçon. Selon lui, le désir ne saurait être réduit à une sorte de maturité organique, il ne suivrait pas une voie normalisée et adaptée où il devrait se mettre en œuvre et dans laquelle l’analyste devrait le ramener lorsqu’il déraille. Tout au contraire, le désir vient troubler notre rapport avec l’objet. L’enseignement freudien nous révèle depuis très tôt que le lust s’oppose à la constitution de la réalité : « Il n’y a pas d’accord performé entre le désir et le champ du monde »[1]. Il va donc proposer de saisir ce qu’est le désir dans une autre dimension : la synchronie, voire la structure même de la rencontre du sujet avec le signifiant.
À cette époque-là, il était déjà repérable de constater jusqu’à quel point les analystes avaient laissé tomber le geste subversif freudien en allant même à l’encontre de Freud. Toute intervention visant à une adaptation du sujet au monde, nous dit Lacan, ne relèverait plus de la psychanalyse. Cet avertissement reste toujours d’actualité. Il suffit d’ouvrir certains journaux psychanalytiques transatlantiques pour se rendre compte que l’apprivoisement du désir par des conceptions génétiques et évolutionnistes du sujet a toujours lieu. Pour ces perspectives psychanalytiques, le désir devrait donc s’accorder à une prétendue réalité objective à laquelle nous aurions accès suite au développement correct d’un supposé processus de maturation. Autrement dit, elles renversent le geste freudien de délier la pulsion d’un objet prédéterminé et proposent cette voie paradoxale par laquelle le monde objectif s’achèverait grâce à la maturation du désir.
Cette confusion, nous dit Lacan, serait due à une tentative d’articulation du désir avec un objet particulier et typique de la recherche métaphysique d’occident : l’objet de la connaissance. Si, selon certains analystes, notre rapport à l’objet peut évoluer jusqu’à entretenir une relation correcte ou normale, cela n’est que parce qu’ils confondent l’objet de tout désir avec l’objet de la connaissance. Cette confusion entraîne un prix à payer : l’exclusion d’une autre forme de désir. Si nous pouvons nous permettre de faire un pas de plus, nous dirions que ce qui est exclu dans cette conception du rapport entre sujet et objet n’est rien d’autre que le désir dans sa dimension radicale définie par l’expérience freudienne, celle que Lacan tente de ressaisir tout au long de ce séminaire. N’est-ce pas précisément l’une des conséquences de la forclusion du sujet de l’inconscient faite par le discours de la science ? Réduire l’objet de tout désir à l’objet de la connaissance s’avère peut-être une confusion très convenable pour celui qui ne veut rien savoir de cette autre dimension de lui-même, à savoir le désir tout court, sans objet fixe ni complément d’objet qui viennent s’y ajouter.
Allons donc au cœur de ce à quoi Lacan nous amène dans cette leçon : le désir articulé par la synchronie. Si le désir est articulé par la dimension synchronique du langage, il l’est à partir d’un rapport du sujet à l’objet tout à fait différent de celui qui est proposé par la tradition occidentale. Le désir s’articule de la mise en place du fantasme fondamental défini par la formule (\\\$ ◇ a), « la forme vraie de la prétendue relation d’objet »[2] qui va opérer comme support du désir. Mais cette opération ne va pas de soi. Lacan introduit une dimension tout à fait radicale par rapport à celle de l’objet de la connaissance ; il nous dit que le sujet se constitue comme désir à partir de la mise ne place du fantasme fondamental. La confrontation du sujet avec l’objet opère comme point d’engendrement du désir, et cette confrontation – en tant qu’articulation grammaticale – constituera le fantasme comme support du désir. Le sujet fera de cet objet primordial, que nous définissons d’après Lacan comme objet petit a, le point à partir duquel il tient en tant que sujet même si cela implique sa défaillance.
Le désir ne vise pas un objet défini dans la mesure où il s’engendre à partir d’une béance, d’un défaut, que le sujet trouve à l’endroit de l’Autre. Que le désir puisse être repéré dans les opérations de métonymie ou de métaphore appartenant à ladite dimension diachronique, cela témoigne de l’aspect manquant de l’Autre qui permet l’articulation du désir et qui le rend en même temps inarticulable. À partir de ce défaut le sujet peut se faire représenter par le langage, par un signifiant qui donnera lieu à l’installation du discours de l’inconscient. Mais pour que tout cela ait lieu, il faut que le sujet paie de sa personne. Il est contraint de céder, nous dit Lacan, un élément réel, un morceau de sa chair, afin que ce morceau perdu soit porté à la pure dimension signifiante que nous venons d’évoquer ci-dessus : « C’est le sens dernier, le sens le plus profond de la castration comme telle » [3].
Le rapport au signifiant permet au sujet de se constituer en tant que tel sans néanmoins jamais réussir à se nommer ou à se désigner complètement. Dès lors que l’objet est perdu et qu’il passe au registre du symbolique comme perdu, il permet la constitution d’un sujet défaillant, marqué par l’action de la barre que nous pouvons interpréter comme l’action radicale de la castration. Au lieu de l’Autre, le sujet trouve toutefois des éléments pour tenter de se nommer, voire pour structurer son rapport à cet objet perdu qui ne tient que du signifiant. Lacan a recours à ce qui a été distingué par les linguistes comme shifter symbols pour rendre compte de cette opération de constitution du sujet comme désir dans son rapport à l’objet. Je voudrais donc ajouter la citation de la leçon qui suit à cette référence pour déplier la complexité de cette affaire et la manière exemplaire avec laquelle Lacan met en jeu les éléments qui donnent lieu à la conformation du sujet et du désir.
Voici la citation :
Nous avons mis en gras les éléments qui s’avèrent essentiels pour cette articulation que nous proposons. Le pronom personnel Je est bel et bien ce qui permet de désigner quelqu’un qui fait usage de la parole. Je, pourrions-nous dire, est une tentative ratée de saisir ce corps réel qui articule des mots, qui parle parce qu’il a lui-même raté son rapport à l’objet.
UN RÊVE DE FIN D’ANALYSE : LE SUJET EST LE DÉSIR
Nous ne voudrions pas reprendre ce rêve en entier mais seulement quelques éléments qui pourraient éclaircir la dimension synchronique qui se met en jeu dans la conformation du désir et du sujet. L’analyste – à l’époque toujours analysant – raconte un rêve d’enfance dont il avait parlé plusieurs fois en analyse et qui comportait une évidente dimension œdipienne. Dans le rêve, l’analysant montait à cheval pour amener à sa mère la tête de son père qui avait été tué par d’autres qui, très convenablement, lui avaient épargné l’action parricide. L’analysant raconte donc que ce cheval avait une très belle crinière. Les associations suivent leur cours jusqu’à aboutir au signifiant cheveux. L’analyste fait donc une interprétation et prononce le mot : je-veux. D’une part, cheveux renvoyait aux cheveux de la mère qui ont occupé la place d’un objet cause-du-désir pour cet analysant. D’autre part, je-veux vient précisément marquer la place d’un sujet désirant qui s’articule à un objet qui a été découpé par l’action du signifiant.
Nous avons ici affaire à la dimension synchronique qui est au cœur de la constitution du sujet et du désir. Le sujet arrive ainsi à se nommer à partir d’un signifiant qui le désigne comme sujet désirant, à savoir je-veux. Ce signifiant ne renvoie pas à un objet concret, il s’agit tout au contraire d’un signifiant qui rend compte de l’indétermination du désir ; je-veuxtout court, pas de complément d’objet qui vienne s’y ajouter. Il ne faudrait pas non plus comprendre que nous pourrions formuler une phrase du style "je veux les cheveux" puisque cela nous renverrait à la dimension diachronique du désir. Ici le signifiant cheveux vient jouer le rôle de l’objet de tout désir. Il s’agit plutôt d’une équivoque qui rend compte de l’incomplétude de l’Autre et qui accueille le sujet en tant que désirant, aussi bien que l’objet en tant que perdu et découpé du corps de l’Autre maternel. Tous les deux, sujet et objet, sont donc articulés à partir de l’action du signifiant qui se cristallise sous la forme de ce que Lacan définit comme le mathème du fantasme fondamental (\\\$ ◇ a), à savoir le support du désir.
Vers la fin de la leçon, Lacan souligne que « pour autant que le sujet est désir, il est en immanence du rapport castratif »[5]. Nous remarquons encore qu’à ce niveau fondamental le sujet équivaut au désir et que, de son rapport à l’objet en tant qu’objet du fantasme, il tirera un support à partir duquel il tiendra comme sujet. Dans le rêve que nous avons évoqué ci-dessus, il ne s’agit pas de cheveux comme un objet concret à mettre dans la scène – ce qui nous rapprocherait plutôt du fétiche qui dénie ce rapport castratif – mais d’un objet perdu qui anime le déplacement du sujet de la chaîne signifiante ; métaphore de la jouissance. Le sujet s’y conforme comme désir étant donné que l’objet a été découpé par l’action du signifiant. Autrement dit, cette dimension synchronique nous montre que le sujet n’a pas seulement un désir mais qu’il est le désir, il est un je-veux dont le rapport à l’objet a été négativé à cause de sa rencontre avec le signifiant
Cette rencontre avec le signifiant, comment se produit-elle ? À partir de la position subjective la plus originelle, à savoir celle de la demande. La rencontre du sujet avec l’Autre démarre ainsi une dialectique entre le sujet et l’Autre qui va donner lieu à un résidu, à savoir l’objet petit a qui opère comme cause-du-désir. Ce qui est d’abord la tentative de transformer un besoin en demande est toujours une tentative ratée à cause de ce résidu qui surgit de cette rencontre. Il n’y a aucune garantie que l’Autre vienne répondre à la demande que le sujet a formulée, il ne nous reste que la foi en la parole pour nous débrouiller dans notre réalité. Qu’il n’y ait pas d’Autre de l’Autre signifie ce point où aucune suite de signifiants n’est garantie dans la formulation de la demande puisqu’il y a quelque chose qui y échappe : le désir.
Reprenons donc une citation de Lacan pour clore notre propos : « Le sujet sera intéressé historiquement par toutes ces expériences avec l’Autre, l’Autre maternel dans l’occasion. Mais rien de ceci ne pourra épuiser le manque qui existe au niveau du signifiant comme tel, au niveau où c’est à ce niveau que le sujet a à se repérer pour se constituer comme sujet, au niveau de l’Autre »[6]. Voilà ce qui est tout à fait fondamental à saisir en termes de constitution du sujet et du désir. Évidemment, l’Autre maternel joue un rôle central dans cette rencontre du sujet avec le signifiant parce que c’est celui-ci qui l’introduit au signifiant. Mais il n’y a pas d’objet adapté pour répondre à la demande du sujet parce qu’elle est déjà fragmentée par ce surplus qui est le désir. Il n’y a pas de signifiant qui puisse se fixer à ce je-veux pour répondre intégralement à la satisfaction du sujet. Les cheveuxmaternels n’opèrent pas en tant qu’objet réel capable d’assurer le rapport à la satisfaction – ce qui serait plutôt proche du fétichisme – mais comme signifiant dans l’Autre qui vient désigner le sujet par une équivoque. Nous pourrions ainsi dire que le sujet se constitue comme tel à partir de ce manque chez l’Autre. De ce fait, nulle réponse ne peut épuiser le rapport du sujet au désir, qui n’est rien d’autre que lui-même. Le signifiant vient fracturer le rapport à l’objet et arrache le sujet de la continuité instinctuelle propre des animaux, le sujet perd « le plus essentiel de sa vie », ce pourquoi se constituer comme désir est aussi assumer sa propre castration.
Disons un dernier mot sur le sujet, l’objet et le désir. Si l’objet petit a opère comme point de constitution du désir, il ne le fait pas en tant qu’objet génétique et primordial d’une satisfaction mythique : « Qu’il est dans la nature même du désir de constituer l’objet selon cette dialectique »[7] nous dit Lacan. Cet objet perdu s’articule à partir de l’action même du signifiant. Nous pourrions peut-être dire que la mise en œuvre de cette opération fondamentale impliquerait une limite diffuse entre l’objet, le désir et le sujet en raison de l’incomplétude de l’Autre que nous avons évoquée au fil de ce texte.
[1] Jacques LACAN, Le séminaire – Le désir et son interprétation, Éd. De la Martinière, p. 426
[2] Jacques LACAN, Le séminaire – Le désir et son interprétation, éd. ALI, p. 403
[3] op. cit., p. 405
[4] op. cit., p. 405
[5] op. cit., p. 407
[6] op. cit., p. 407
[7] op. cit., p. 411