DIEU EST INCONSCIENT

GUYOMARD Patrick
Date publication : 19/03/2019

 

Journées Lacan et le Christianisme

ALI / EPHEP

Intervention de Mr Patrick GUYOMARD

                                               DIEU EST INCONSCIENT

Maintenant que nous en avons fait l'éloge, et je pense que cette éloge ne cessera pas en tous cas pour ma part, parce que le livre de Jean-Daniel Causse est à mes yeux sinon un des meilleurs en tous cas un des livres les plus intéressants sur Lacan. Je veux dire un de ceux dans lequel, dans une sorte de passion ou de ferveur plus ou moins partagée, la question à la fois du désir de Lacan mais plutôt de la passion de Lacan et de sa quête dans son rapport à la psychanalyse se trouve portée et soutenue tout au long de ces 250 pages, avec l'éclairage dont les débats d'aujourd'hui témoignent. C'est un livre sur Lacan et le Christianisme, qui démontre à sa lecture mais encore plus à son écriture comment le Christianisme, celui de Paul, celui d'Augustin, principalement mais pas seulement, a été un des interlocuteurs constant de Lacan jusque dans l'accomplissement de la théorie lacanienne, c’est-à-dire cette reprise et subversion de la trinité dans la question du nœud borroméen.

On pourrait d'ailleurs prendre les mêmes questions autour non pas de Lacan et le Judaïsme parce que ce serait peut-être un petit peu trop symétrique, mais écrire des livres importants ou tout aussi importants autour des dialogues constants que Lacan a mené entre Freud, la Bible et la construction de son œuvre.

J'en ai beaucoup parlé avec Jean-Daniel Causse avant que son livre ne soit achevé et après publication. Il y a au fond un certain nombre de points pour lesquels nous étions relativement en désaccord ou en non accord. Malheureusement je ne sais pas si le dialogue que nous aurions pu avoir aujourd'hui aurait éclairci ce désaccord, l'aurait construit et limité, mais néanmoins c'était de ça dont je voulais parler avec vous aujourd'hui.

Avant d'en venir à ce point précis c'est-à-dire à cette question l'athéisme, je trouve que notre débat d'aujourd'hui a bien montré de la difficulté de la question . Je vais vous la reprendre telle qu'elle s'est formulée à moi assez brutalement : Est-ce que au fond quand nous parlons de la castration de Dieu, du grand Autre, du manque de l'Autre, du hors sens etc, est-ce que nous pensons dans ces propos en avoir fini avec la question de Dieu, au fond soutenir une forme d'athéisme viable ? Un « athéisme viable » c'est une formule de Lacan. Il pense que la psychanalyse peut permettre un athéisme viable. Je pense que chacun a pu s'apercevoir que ce n'est pas du tout évident, parce qu'après tout est-ce que parler de la castration de Dieu comme parler du manque de Dieu, comme parler de la mort de Dieu, comme parler de la barre de l'Autre, est-ce que cela entame Dieu en aucune façon ? Pas si sûr que ça. Est-ce que ça ne construit pas d'une certaine façon le manque de Dieu ou le désir de Dieu dans tous les sens du terme, est-ce que ça ne continue pas à soutenir, à porter, à faire vivre une question dont nous pourrions souhaiter qu'elle peut-être soit un petit mieux réduite ou limitée ? Vous voyez que je suis un peu réservé sur ces points. Cela reprend d'ailleurs un trait que Lacan a à propos de l'athéisme. Il dit «  un athée c'est quelqu'un qui se contredit tout le temps. » C'est-à-dire ce que nous avons fait, nous n'avons pas cessé de parler de Dieu en disant que nous ne parlions pas de lui ; est-ce que l'on peut faire autrement je ne sais pas, mais comment tenir cette diversité de propos et cette diversité d'entrées et d'orientations sans tomber dans une pure et simple contradiction qui à la limite pourrait ruiner l'intention même et la force même de notre débat ? C'est ainsi que Lacan pose la question.

Je dirais également qu'il n'est pas possible de lire certains des propos que Jean-Daniel Causse reprend avec Lacan dans un lien très fort avec une tradition théologique, sans noter, même si nous n'avons pas parlé aujourd'hui de ce que cela implique, une différence majeure avec la position de Freud. J'en prends un seul exemple, à propos de la guérison par surcroit, que bien sûr à propos de laquelle,  autour de cette notion de gratuité, de surcroit etc il est tout à fait possible d'évoquer la dimension de la grâce, tel que cela a été fait aujourd'hui. Je vous rappellerai que Freud ne va en aucune façon dans cette direction-là, c'est-à-dire que quand il se réfère à la parole d'Ambroise Paré « Je le pansai, Dieu le guérit », ça n'est pour faire appel à la grâce de Dieu, c'est au contraire pour limiter ce qui est l'action analytique, le pouvoir de l'analyse et son interprétation. C'est à dire qu'il fait de l'analyse mais qu'il ne fait pas de la synthèse, et quant à la synthèse il l'abandonne à la grâce de Dieu, au sens où Ambroise Paré employait cette expression, et bien sûr au sens que nous pouvons lui donner sans référence explicite à toute une théorie théologique de la grâce. Donc il y a effectivement chez Freud une théorie des excès ou du franchissement des limites, mais c'est toujours dans le mouvement restreint de mieux cerner le pouvoir de l'analyse et les limites de l'action analytique. « Action restreinte », c'est une expression de Mallarmé, mais on voit bien que Freud a été porté tout le temps par ce mouvement et par cette position.

La position de Lacan sur ce point me semble assez différente ne serait-ce que parce que l'abord que Lacan fait de la jouissance, même si cela se situe complétement dans le mouvement de la pensée freudienne, a malgré tout un peu une autre portée. Pour quelle raison ? Il semble évident que si pour Freud les questions principales sont bien sûr la question de l'inconscient, mais peut-être plus encore la question du père avec la question de la sexualité, il est assez clair que pour Lacan la question principale c'est la question du grand Autre. La passion de Lacan c'est la passion du grand Autre. Il n'a pas cessé d'en parler, il n'a pas cessé de s'y référer, il n'a pas cessé de le définir, jusqu'à poser l'inconscient de façon tout à fait inaugurale comme discours de l'Autre, c'est-à-dire poser ce lien entre l'inconscient et le grand Autre, qui bien sûr a été et reste extrêmement fécond, et qui donne quand même une orientation très forte, très puissante, par conséquent faisant tourner beaucoup de questions que l'on peut travailler et poser avec Lacan autour de cette question du grand Autre.

Le point sur lequel nous avons commencé à discuter, Jean-Daniel Causse et moi-même, justement concernait non pas tellement la référence mais le commentaire qu'il fait d'une phrase de Lacan, qui est « Dieu est inconscient ». Et le commentaire qu'il fait de cette phrase dans le volume va plutôt dans le sens de développer cette expression de Lacan – qui pour Lacan est la véritable formule de l'athéisme, beaucoup plus que « Dieu est mort » – dans le sens de nommer sous le nom d'inconscient une présence intérieure, que l'on peut nommer faille intérieure ou faille intime, fêlure, béance ou fracture à l'intérieur du sujet, mais qui reste néanmoins dans le commentaire qu'en fait Jean-Daniel Causse très proche de formulations d'Augustin. Par exemple « Dieu est l'intimité de mon intimité ». Que cette intimité soit « extime » comme Lacan l'a écrit lui-même, c'est-à-dire qu'au plus intime de lui-même l'homme découvre quelque chose qui lui est le plus extérieur, pas forcément le plus étranger mais le plus extérieur, quelque soit la façon dont on le nomme, en l'occurence le grand Autre, ne justifie pas forcément que l'on fasse cette condensation, ce raccourci, entre le plus intérieur, le plus intime, et puis Dieu comme le plus intérieur à moi-même. Il me semblait même dans cette phrase que la prudence et la justesse de Lacan, qui était extrêmement attentif à la façon dont les questions se formulaient pour lui, dit cette nuance. Lacan n'a pas dit Dieu est l'inconscient, pas du tout, et ceci de façon tout-à-fait volontaire je pense, il ne l'a pas dit justement pour éviter qu'autour de cette formule, Dieu est l'inconscient, s'enchaîne une suite de malentendus qui ramènerait dans la psychanalyse une trop grande familiarité, une trop grande intimité, celle-ci d'une autre nature, avec des recherches dont la psychanalyse essaie justement de se détacher.

La formule exacte c'est « Dieu est inconscient » et c'est cette formule que je vais déployer et commenter en vous disant la façon dont moi-même je l'entends.

C'est dans le séminaire 11 : «  La véritable formule de l'athéisme n'est pas que Dieu est mort... » : cela ne s'adresse pas seulement à Dostoïevski ni à Nietzsche, mais cela s'adresse aussi à ceux qui pourraient trop facilement penser que, puisque Freud parle de la mort du père, la position de Freud est d'elle même sans plus de commentaires, sans plus d'explication, une position qui serait athée. Lacan souligne très vite qu'il n'en est rien, et il le souligne d'autant plus que tout en gardant dans sa théorie le signifiant père, il n'a pas cessé d'insister sur les limites de Freud, il n'a pas cessé de vouloir faire sortir la psychanalyse des impasses dans laquelle Freud l'avait enfermée, en particulier de la relation singulière de Freud à la question du père, que lui Lacan prétend avoir écarté et on peut le dire dépassé.

Donc j'en reviens au texte de Lacan : « La véritable formule de l'athéisme n'est pas que Dieu est mort, même en fondant l'origine de la fonction du père sur son meurtre Freud protège le père ». Thèse lacanienne majeure, Freud protège le père, Freud sauve le père, et toute une partie de l'analyse risque d'être entraînée dans ce salut et cette protection du père. Mouvement auquel Lacan ne se tient pas, sur lequel il s'est posé, nous lui devons énormément quant à la restauration de la question du père dans la psychanalyse, mais c'est une position qu'il pluralise, qui évolue, qu'il théorise autrement, en tout cas c'est une position sur laquelle il ne se tient pas, pour autant que ce serait la même position  que celle de Freud. C'est-à-dire que dans les références que nous avons entendues, que Lacan fait lui-même à la vraie religion, on ne peut pas entendre ces références de Lacan sans se demander qu'est ce que la vraie psychanalyse, et il y a bien sûr tout un mouvement de Lacan qui va dans le sens de poser pour lui ce qu'est ou ce que serait la vraie psychanalyse.

Donc Freud protège le père et là-dessus Lacan continue : «  La véritable formule de l'athéisme c'est que Dieu est inconscient » .

Il assoit cette formule sur une reprise et un commentaire du fameux rêve « Père ne vois-tu pas que je brûle » dans lequel il commente dramatiquement la rencontre manquée entre ce père qui s'endort et le fils qui se lève incendié avec un brandon dans la main, qui va vers le père en demandant au père pourquoi il ne fait rien contre cet incendie. Le commentaire du fils, ce « Père ne vois-tu pas que je brûle » est immédiatement mis en parallèle par Lacan avec la formule du Christ sur la croix « Père pourquoi m'as-tu abandonné ». C'est-à-dire immédiatement référé – alors à quoi, à un silence du père, à un défaut du père, à une absence du père, à une inconnue du côté du père ?– enfin à une question au père qui est aussi la question du père posée  de façon dramatique et différente au moment où le fils meurt, et où il meurt dans un mouvement dont on ne peut pas dire qu'il ne serait pas pour le père. Donc il y a là une césure, une coupure dramatique que Lacan reprend au moment où il parle de l'athéisme et au moment où il parle de la question du père. Lacan continue « Personne ne peut dire ce que c'est que la mort d'un enfant, sinon le père en tant que père... » c'est-à-dire le signifiant père en tant que signifiant, ce n'est pas une personne, c’est-à-dire, commente Lacan, « nul être conscient ». La réduction du père au signifiant père, et pas au fait que ce soit une personne, ne permet pas la réponse à cette question, en tout cas pas du côté de la conscience .

Je vois là donc un premier éclaircissement de cette formule de Lacan « Dieu est inconscient ». Je crois qu'il faut l'entendre au premier degré, c’est-à-dire comme un mot d'esprit de Lacan, ce que vous dites de n'importe qui quand vous dites « il est inconscient ». C'est-à-dire il ne se rend pas compte de ce qu'il fait, mais beaucoup plus radicalement il ne sait pas ce qu'il fait. Et pourquoi ne sait-il pas ? Parce que ce n'est pas une personne, ce n'est pas un sujet. Et c'est ça à mon sens que dit Lacan  lorsqu'il dit « Dieu est inconscient ». C'est ce point-là attaché à la définition-même de l'inconscient, et qui est sous cette forme de trait d'esprit affirmée, posée, de façon assez radicale et de façon première.

Cela rejoint d'autres propos de Lacan sur l'athéisme. Et lorsque Lacan parle de l'athéisme, il parle assez souvent de la religion. Il y a différents propos, de discours même de Lacan sur l'athéisme et un des propos les plus connus c'est que c'est parmi les théologiens que l'on trouve les plus grands athées. Presque les athées professionnels. Comment entendre ce propos ? Je pense que l'on peut l'entendre assez clairement en accord avec ce que dit Lacan de la façon suivante : Les théologiens sont ceux qui font un savoir théorique de Dieu. Donc ils réduisent la question de Dieu à la question d'un savoir. Un théologien est supposé savoir ce que pense Dieu, qui est Dieu, comment le connaître, comment deviner ses intentions, confer tout le débat sur la grâce,  il se situe donc dans la référence à Dieu du côté du sujet supposé savoir. A ce Dieu là, Dieu des théologiens et des philosophes, à ce transfert-là au sujet supposé savoir, Lacan assez rapidement oppose un autre Dieu, il faudrait dire là un autre transfert, qu'il nomme très clairement. Cet autre Dieu, en référence à Pascal, il le nomme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Le Dieu Père, le Dieu qui pose la question de la question du père et de la filiation ,c’est à    dire le Dieu par rapport auquel le signifiant fils a un sens, qui n'est absolument pas le même et ne supporte pas le même transfert que le Dieu des théologiens. Et il oppose, dans un autre texte, la théologie à ce qu'il appelle la « diologie », c’est-à-dire la théologie en tant que discours fondé sur le savoir et la connaissance de Dieu, et la diologie, qui est une autre façon de nommer Dieu, en somme un discours qui est fondé sur le fait que Dieu parle, c’est-à-dire fondé sur le dire et pas sur le savoir. Et très vite il y a une distinction très nette, très claire, très ferme, qui ne cessera jamais, qui traverse les portes de la pensée de Lacan et qui le conduit peu à peu vers la thématique de l'inconscient. Parce que tout ce discours de Lacan dans de multiples occurrences est aussi porté parce ce qu'il dit, à savoir qu'il appartient aux analystes de confirmer l'inconscient. Qu'est-ce que ça veut dire pour des analystes d'affirmer l'inconscient ? Pas simplement de le constater, mais de l'affirmer, de le porter, et de le soutenir dans un discours.

Concernant l'athéisme je vous donne cet autre propos de Lacan « La religion c'est un symptôme ». Quand Lacan dit que c'est un symptôme il veut dire que c'est curable. C'est exactement ça qu'il veut dire. « Tout le monde est religieux même les athées. Il croient suffisamment en Dieu pour croire que Dieu n'y est pour rien quand ils sont malades. » C'est assez extraordinaire, et ça installe évidemment complètement et très justement la question de la division du sujet, tout ce dont nous avons parlé toute la journée autour de croire, pas croire, ou foi, pas foi, cela n'a de sens que dans la division du sujet, on est jamais sûr de croire ou de ne pas croire, on ne peut pas s'en tirer simplement par des affirmations, on y croit toujours plus quand on pense ne pas y croire. Quant à la foi elle pourrait aussi s'entendre ou se développer dans le même registre.

L'athéisme c'est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n'intervient pas dans le monde, or Dieu intervient tout le temps, par exemple sous la forme d'une femme. C'est-à-dire sous la forme du Réel, de l'incident, de l'accident, de la contingence. Si tout ce qui arrive se réfère au Réel, eh bien l'astrologie n'est pas loin, Dieu n'est pas loin, le Réel n'est pas loin, le destin n'est pas loin, peut-être sa propre destinée n'est pas loin. Peut-être l'analyse est-elle capable de faire un athée viable, c'est-à-dire quelqu'un qui ne se contredise pas à tout bout de champs. Quelle peut être la cohérence sinon du discours analytique du moins dans ce que pourrait produire une analyse, concernant la question de Dieu ? Et alors à ce moment-là dans ces textes-là, je vous passe les circonstances historiques de ces textes si cela vous intéresse je vous en dirai un mot par ailleurs, Lacan insiste en somme sur une forme de secret, c’est-à-dire sur ce que les psychanalystes ont tendance à couvrir, ce qui serait en somme leur alliance, leur complicité, dans une forme d'imposture concernant le savoir. Ce que le psychanalyste couvre, c'est qu'il puisse se dire quelque chose sans qu'aucun sujet le sache, ce que le psychanalyste couvre, c'est qu'il puisse y avoir un savoir sans aucun sujet qui le sache, un savoir sans sujet. Et c'est ça que le transfert comme portant sur le sujet supposé savoir couvre puisqu'il ne peut pas imaginer un savoir sans qu'il y ait un sujet qui le sache. Un certain rapport des psychanalystes au transfert fonctionne dans cette alliance, c'est-à-dire couvre le même malentendu.

 A ce malentendu Lacan donne un nom très fort, c'est celui de « méprise » La première apparition, résurgence du terme de « méprise » vous la trouverez dans Psychopathologie de la vie quotidienne dans un fait que Freud commente. Mais là il s'agit de la méprise, méprise dans laquelle les analystes sont toujours en danger de tomber. Si l'inconscient c'est un savoir sans aucun sujet qui le sache, vous voyez bien que la formule « Dieu est inconscient » prend brusquement une autre tournure : la question de Dieu, il faut la poser à partir d'un savoir qui n'est su par aucun sujet, qui n'est gardé par aucun sujet, qui n'est déposé dans aucune subjectivité précédemment. Lacan continue : l'inconscient est un lieu, qui diffère de toute prise du sujet, c’est-à-dire qu'on ne l'attrape que par une méprise, c'est dans la méprise que ce lieu sans prise donne prise si on peut dire sur quelque chose, c'est sans aucune prise du sujet qu'un savoir est livré, et ce savoir ne se rend que de ce qui du sujet est la méprise, ce savoir ne se livre qu'à la méprise du sujet. Et c'est à ce moment-là, dans ce passage, que Lacan fait la différence entre le sujet supposé savoir et le Dieu des patriarches, c’est-à-dire  entre la théologie, ce que je j'évoquais toute à l'heure, et la diologie qui renvoie à Dieu le Père. Est-ce que cette position qui renvoie à l'inconscient dans sa définition et dans ses radicalités , à savoir sans aucun sujet qui le sache, règle pour autant de façon positive et positiviste le problème de Dieu, c’est-à-dire permettrait d'installer comme le dit Lacan un athéisme viable ?

En aucune façon. Parce que contrairement à Freud, Lacan témoigne de l'inévitable de la question de Dieu, de « l'hypothèse Dieu » selon sa propre formule, beaucoup plus que Freud. Puisque « l'hypothèse Dieu » elle ne tient pas du tout au père, elle tient simplement à ce que Lacan a appelé un temps la parole et ce que, à un moment où il développe ce point, il appelle le dire. Impossible de prendre en considération le dire, qu'on dise, que ça dise, encore plus que ça parle, sans que dans la prise en considération de ce dire et la question évidemment qui parle –  qui parle dans ce qui se dit, qui sait ce qui a l'air de se savoir dans le dire – sans que l'hypothèse Dieu structurellement vienne et surgisse. Un petit passage de Lacan pour poser ça clairement : « L'Autre comme lieu de la vérité est la seule place quoiqu'irréductible que nous pouvons donner au terme de l'Etre divin. » La seule place, entendez bien, il ne s'agit pas de transformer cette place en une personne, Lacan a toujours été extrêmement vigilant à définir l'Autre comme une place. « Dieu est proprement le lieu, où, si vous m'en permettez le jeu, se produit le dieu, le dieur, le dire : pour un rien de dire ça fait Dieu, et aussi longtemps que se dira quelque chose l'hypothèse Dieu sera là. » On ne peut pas être plus clair, plus net dans cette affirmation et dans cette position. Du coup on ne peut prendre acte de ce qui est posé ici qu'à condition d'entrer dans un certain nombre de difficultés, dans un certain nombre de paradoxes, que Lacan assume, il l'assume presque comme la Chose même, en se préservant toujours ,si je peux dire, que ses paradoxes se bouclent dans quelque chose qui serait une construction finalement sans paradoxes, où ils seraient les uns les autres effectivement dépassés. Donc la vérité analytique est non religieuse, l'essence de l'interprétation ne peut être mêlée en aucune façon que ce soit à quelque chose de religieux, ça n'est pas du même champ de la vérité dont il s'agit. Mais la religion n'est pas une illusion pour Lacan, elle ne renvoie pas à une détresse, comme cela a été dit ce matin, la question de la religion se pose à partir de la reconnaissance du dire en tant que tel, et la question de Dieu surgit à ce moment-là.

Je pense que c'est pour cela à mon avis que Lacan dit du Christianisme qu'il est la « vraie religion ». Le Christianisme est ou serait la vraie religion, en tous cas il dit qu'il est la vraie religion, parce qu'il met en son coeur, qu'il allie, réunit en son coeur, avec toutes les difficultés que cela comporte – et Lacan ne se prive pas de dire que ces difficultés elles vont jusqu'au pire – cette présence à la fois de la question de la vérité et de la question de la parole. Pas simplement « Au commencement était le verbe » et pas le Verbe était avant le commencement, mais aussi « Moi la vérité, je parle », ce que dit la Chose quand elle parle, et puis tout ce que Lacan relève autour de la figure de la personne du Christ qui se présente comme la Vérité. Et donc une vérité, je porte à votre attention, que l'on ne peut que croire, parce que c'est ça, c'est une vérité que l'on ne peut que croire ou ne pas croire, dont on peut témoigner ou ne pas témoigner, en quoi on peut avoir foi, ou ne pas avoir foi ; c'est quelque chose qui s'est présenté en tant que tel dès l'originel du Christianisme, les apôtres disaient j'ai vu... on les croit ou on ne les croit pas.

Il y a un acte de foi qui est essentiel, foi dans un événement dans une parole, plus que foi dans un texte. Et là aussi on rejoint une des positions constantes de Lacan, quand il énonce par exemple que l'inconscient a un statut éthique. Il a un statut éthique en ce que on ne peut que entendre ou croire ou porter foi à un dire ou à une parole, qui n'est reconnu que s'il y a un analyste qui, que peut-on dire, qui croit en l'inconscient, qui a foi en l'inconscient ?... mais qui au moins se trouve dans une position subjective qui lui permet à la fois dans le même mouvement de prendre acte de ce qui a été dit et en même temps de proposer que dans ce qui a été dit la question de l'inconscient se pose, même qu'il y a une présence de l'inconscient. Cela a toujours été la position de Lacan, dans chaque discours l'inconscient est présent dans son énonciation et uniquement dans son énonciation. Donc il ne suffit pas de dire à mon sens que le grand Autre est barré, il faut adjoindre à ces remarques et ces considérations tout à fait justes et pertinentes cette référence à un Un.

J'en reviens à mon point de départ, à la formule de Lacan « la véritable formule de l'athéisme c'est que Dieu est inconscient » ; comment mieux cerner cette difficulté ? Il y a une énonciation  de Lacan qui nous permet tout à fait de nous y tenir, c'est le cas de le dire, vous la trouverez dans « Positions de l'inconscient », c'est le moment où Lacan reprend une première définition de l'inconscient qu'il avait donné. Une première définition très claire qu'il en avait donné, que l'on retrouve dans « Fonction et champ de la parole et du langage », consiste à dire que l'inconscient c'est ce qui manque à mon discours et c'est ce qui permet de restaurer la continuité de mon discours. L'inconscient en tant que tel pour autant qu'il est entendu, pour autant qu'il parle, pour autant qu'il se révèle – étrange mot à propos de l'inconscient, sûrement pas un mot de Freud, assurément un mot auquel le Christianisme donne un sens particulier – donc pour autant que l'inconscient se révèle, apparaissent des éléments fragmentaires qui permettent de restaurer une continuité.

 Dans les années 60 la définition que Lacan donne de l'inconscient, la position de l'inconscient, qui est un peu autre chose, change. Cette position tient en une phrase. Il y a le sujet déterminé par le signifiant, il y a le grand Autre, qui est un lieu, et entre les deux l'inconscient, dit Lacan, « est  coupure en acte ». C'est différent de dire coupure en acte que de dire manque, ou castration, hors-sens ou non-sens. Il y a une coupure en acte, c’est-à-dire qui provoque des effets d'énonciation, des effets d'énoncer des énonciations, et l'inconscient c'est ça, ça n'est que ça. C'est-à-dire à la fois une coupure entre le sujet et l'Autre, donc on ne peut pas compter sur l'inconscient pour refaire je ne sais quelle harmonie, union, accord, entre le sujet et l'Autre. Cette coupure elle agit, sans pour autant que cela devienne une essence à naître, une consistance. Donc Dieu est inconscient, Dieu est une coupure en acte entre le sujet et l'Autre. C'est là que git la question de Dieu, et cette présence dans ce lieu de la question de Dieu est profondément liée à la question du dire, en tant que tel, c'est-à dire de l'énonciation, point. Sur ces questions Lacan est extrêmement précis, restrictif, et limité.

Si je reprends la formule de départ, Lacan ne dirait donc pas « l'inconscient est l'Autre », c'est surtout ce qu'il ne faudrait pas dire, mais il ne pourrait dire rien d'autre que « l'inconscient est Autre », et le nom de cet Autre serait effectivement cette coupure en acte. Et que l'attention et la référence à cette coupure pourrait peut-être donner un athée viable, qui ne se contredirait pas trop, et qui serait en même temps que l'hypothèse Dieu surgit chaque fois qu'un dire est entendu en tant que tel.

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