Kaddish pour des enfants perdus
2021

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MELMAN Charles
Hommages
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Kaddish pour des enfants perdus

La douleur que j’ai de la mort de Marcel appartient à celle que j’ai éprouvée au lendemain de la guerre devant l’effondrement d’une jeunesse, la mienne donc aussi bien, broyée par l’épreuve qu’elle subissait. La Libération devenait alors le chapitre révélateur d’une histoire impossible à supporter. Comment être encore un homme, comment en témoigner, quand votre tribu s’est trouvée aussi abjectement gazée, chaulée, brûlée, piétinée, laminée, et les vôtres, des innocents, vaporisés, impalpables dans l’air que vous respirez. Il en résultait certes un devoir, mais lequel ?

Le hasard a voulu que le combat intellectuel – car la guerre se poursuivait sous d’autres formes- nous ait conduit à Freud et à Lacan, sans aucun doute la meilleure direction puisqu’elle traitait de l’égarement inconscient absolu, de la connerie profonde de notre espèce. Laquelle donc, animale, pourrait accepter de vivre comme ça ?

Dans le petit champ de la psychanalyse, la grave détérioration subie par cette génération dans son rapport au père, pris dans l’alternative de l’abus ou de l’impuissance, se traduisait par une petite jouissance secrète de la trahison, d’autant plus savoureuse qu’impunie. A la mort du fils se substituait ainsi l’écartement du père, et comme on le voit aujourd’hui la fête n’est pas finie. Chacun réclame son morceau.

La fondation de l’ALI à la mort de Lacan, réactionnelle à ce marasme, mêlait bon sens et honneur. Il se trouvera que pour des raisons personnelles et donc collectives à la fois, Marcel ne pouvait éviter de substituer à la division subjective propre à chacun une bipartition (S1 et S2 étrangers l’un à l’autre) qui l’amenait à se retrouver régulièrement un pied dedans et un pied dehors, et puis de plus en plus dehors. Il nous est arrivé de réfléchir ensemble aux funestes conditions qui pouvaient conduire là et moi, pour le respecter, de lui souhaiter bon vent.

Il reste que la recherche ensuite poursuivie du dommage que cette extériorité pouvait faire subir à notre association me parut un supplément qui n’était en rien nécessaire et me prive aujourd’hui de participer aux funérailles qui lui seront faites à Bagneux. Il n’est pas rare ainsi de se retrouver seul avec sa douleur.