Cecilia Hopen (1935-2020)
2023

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GUERRERO Omar
Hommages
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Cecilia Hopen (1935-2020)

Notre amie et complice de longue date vient de nous quitter ce 9 mai.

Quitter, elle savait ce que c’était. « Avec les tripes » – elle l’aurait certainement dit comme ça, avec la gouaille des portègnes, la saveur musicale, engageante et grave de Buenos Aires. Des êtres chers l’ont quittée trop tôt, petite. Puis adulte, psychiatre, la dictature lui a disparu son frère – si, si, on disait comme ça, comme une LTI de Klemperer, qui disait la température du lien social : en Amérique du sud, il arrivait qu’on vous disparaisse quelqu’un en 1976.

Puis elle a quitté l’Argentine. Pour l’Italie d’abord, où elle a laissé des traces de son travail clinique et politique : les mères de la Place de Mai, la violence sociale, la torture (Florence, 1980) ou son bref mais viscéral « Pensare la disarmonia fondatrice » (1987). Ensuite ce fut Paris, où elle a exercé pendant plus de vingt ans, participant de manière active à l’effervescence de l’Association freudienne internationale, devenue lacanienne quelques années après.

Mais la chronologie ne suffit pas pour témoigner de son positionnement éthique. Profondément généreuse (je ne suis pas le seul à avoir eu droit au bortsch de Cecilia !), elle n’était pas bonne élève par goût de reconnaissance, mais par engagement. Comme ses appels au beau milieu de la nuit : « Ça y est ! J’ai trouvé le sens de la phrase ! Qu’est-ce que tu en penses ? » Avec elle, un texte avait des conséquences et elle cherchait à épuiser la lecture de chaque passage. Nous en avons traversé, des textes et des traductions – et lorsque je m’accordais un repos, elle était à un autre séminaire, à un autre cartel, avec d’autres frères. Dans les dernières leçons de son séminaire sur l’éthique, Lacan évoque une éthique du désir, qui n’a ni crainte ni pitié – ce qui constitue une boussole précieuse pour l’interprétation opérée par l’analyste. Certains de nos collègues pensaient qu’elle n’avait pas de filtre, ou bien qu’elle n’avait pas le « filtre français », les codes. Mais je dirais plutôt que notre amie était simplement sans crainte et sans pitié, résolument impertinente, sans concession, dérangeante. Certains de ces patients ont pu me dire la même chose de leur travail avec Cecilia psychanalyste. Pourquoi penser qu’elle aurait pu être différente avec eux ? Le sommes-nous ? Est-ce que cela nous renseigne sur une solitude de l’analyste ? Et sur celle, différente, d’une femme ?

Seule, elle est repartie en Argentine en 2006, laissant des fruits discrets mais nombreux de son travail parisien : sur les séminaires de Lacan et ses concepts, sur la traduction, sur la féminité, sur la relation mère-fille, entre autres. Elle voulait retrouver l’Amérique latine, elle comptait sur la solidité des liens de travail avec les collègues argentins, chiliens, équatoriens et colombiens – elle se souvenait qu’en 1995 nous avions créé un éphémère réseau de psychanalyse et politique, bilingue, avec ces mêmes collègues. Et pendant presque quinze ans, elle a voyagé, enseigné, écrit, analysé, dans la région.

L’année où nous remettons à l’étude le séminaire de Lacan sur l’éthique, affaiblie depuis plusieurs mois, lucide, une autre Antigone part, laissant ses compagnons en plein labeur.

Omar Guerrero