Dédié à Michel, « qui ne voulait pas se battre pour rien », c’est-à-dire aux mourants anonymes, cet ouvrage, salutaire, audacieux et bien conçu prend corps grâce à un collectif d’auteurs engagés dans une clinique, envers et contre tout, vivante de par sa créativité. L’introduction de Jérôme Alric donne l’orientation suivante : « seule une analyse en termes de Pulsion de vie / Pulsion de mort – arrimée à l’hypothèse de l’inconscient – permettra d’éclairer un tant soit peu les attitudes complexes du sujet en fin de vie ; que ce soit le sujet malade bien entendu, mais aussi le sujet qui le soigne tout comme le sujet qui l’écoute et l’accompagne. »
Cet examen minutieux, sur différentes coutures, réunit médecins, psychologues, chercheurs, certains étant aussi psychanalystes, qui questionnent leur pratique clinique en cancérologie et/ou en soins palliatifs.
Dans « La médecine et l’exclusion du sujet en trois dimensions », Olivier Maillé aborde en connaissance de cause la complexité pour la clinique actuelle de la désubjectivation autant du malade que du médecin au cœur d’une relation qui de toute évidence ne peut pas fonctionner de sujet à sujet et cela rend la rencontre impossible. Au quotidien d’un service de soins palliatifs, l’organe atteint ou le nom de la maladie s’impose dans les échanges en écrasant toute subjectivité. O. Maillé parle tout de même d’un duo pulsionnel inséparable entre médecin et malade, situation qui implique à déduire une sorte de ruse indispensable : « pour empêcher le patient de mourir, le médecin liquide la mortalité – fait d’être mortel et spécificité commune à tout ce qui vit – de son semblable en le désubjectivant. »[1] L’âme poète de cet auteur cherche à saisir une vérité à « redire le mystère » dans le regard d’Orphée tourné en arrière, malgré l’avertissement. Ce regard de trop qui tue Eurydice est interprété à juste titre comme une force de déliaison, elle supplante l’élan d’amour ayant permis à Orphée de réaliser l’impossible. O. Maillé laisse la question ouverte : « Peut-être la pulsion de mort s’est-elle libérée dans la douleur, comme pour atteindre le soulagement complet de ne plus jamais avoir à vivre la mortalité ? »[2]
Intitulant son texte « Thanatose », Patrice Champoiral se sert de ce simulacre par lequel « certaines proies tentent de tromper leurs prédateurs quand il n’existe plus aucune possibilité de fuite » pour affirmer que pour l’humain « la mort ne se trompe pas, contrairement au prédateur, qui n’est pas la camarde en personne mais son éventuel moyen, sa métonymie. Faire le mort n’est pas une vie ! Au mieux une survie. Et la thanatose est dangereuse pour l’organisme de l’animal qui s’y livrerai trop longtemps. On entend ici qu’il s’agit d’une disposition d’urgence et dont la durée pose problème. La mort a tout son temps.[3] » Partant de l’histoire de M. K., cotoyé dans le cadre de l’équipe mobile de soins palliatifs, l’auteur repère une « théâtralité obsessionnelle de la thanatose » comme « moyen de se défendre, de mettre en scénario (récit et image) l’irreprésentable » et aussi la façon dont la médecine en elle-même est structurée obsessionnellement dans une société où est encouragé une gestion obsessionnelle de la mort.
J’ai été particulièrement intéressée par les propositions de la dernière partie « Survive à la mort programmée », où notre collègue précise que dans sa complexe intrication avec la pulsion de vie, même sous la forme de ce que la pulsion de mort mortifie dans la thanatose, il est possible « de défendre l’idée que c’est pour sauver ce qui peut l’être ». La conclusion pertinente de P. Champoiral est de situer ce qu’il nomme Thanatose du côté d’un mécanisme de défense extrême du moi qui, sans assurer la vie, permettrait la survie dont il tente la définition : « poursuivre la vie après la mort. Soit dans le sens religieux de ressusciter. Soit dans le sens non religieux de vivre malgré ce qui aurait dû tuer.[4] »
« Que ça nous échappe ! » s’exclame Amélie Jeanmaire et son titre-cri-de-cœur exprime un parcours singulier entre savoir et vérité. Sa grande qualité humaine est de prendre son élan dans une séquence intime lorsque l’auteure étant acculée de programmer son premier accouchement par césarienne vise à border l’intrusion du réel par l’insistance du savant médecin par la phrase suivante : « Pour moi, savoir le jour de la naissance de mon enfant à l’avance, c’est comme si vous m’annonciez le jour de ma mort. S’il y a une énigme que je désire chèrement préserver, c’est bien celle de l’existence, de la naissance et de la mort.[5] »
Son expérience ultérieure d’accompagner les autres en psychologue et psychanalyste dans une unité de soins palliatifs lui fait apprendre qu’il y est « des morts que le refoulement ne peut contenir. » Quelque chose s’éclaire grâce à la rencontre avec Justine qui se voyant refuser sa demande particulière de sédation ne se sent pas entendue et sait ce qu’il lui reste à faire : « arrêter de parler ». Suite à un refus réitéré par les médecins, la patiente cesse de prendre ses traitements afin de « mettre son corps suffisamment à mal pour être légale » et cela amène la psychanalyste à interroger : « Être légale pour une enfant illégitime, l’égale de ses sœurs, l’égale de l’autre ? ». Moins dans ses peurs et à même d’entendre que toute demande, même de mort, est demande d’amour, Amélie Jeanmaire retourne voir Justine qui l’attendait avec un cauchemar à raconter : « … devant mon lit se tenait une blouse blanche. Elle était vide, il n’y avait personne dedans. J’ai hurlé, c’était terrifiant. »
Après cet entretien, l’analyste dit « percevoir les frémissements d’un sujet qui se risque à la rencontre et, contre toute attente, se prête à rêver qu’il puisse être aimé, quelle que soit sa demande, fût-elle hors la loi. », à partir de là le transfert commence à être opérant malgré le temps compté. Sondant aussi son propre désir dans le choix de cette séquence clinique notamment, l’auteure ne doute pas que « faire l’économie du sujet reviendrait alors à ignorer sa vérité, entendant sa demande au pied de la lettre dans une jouissance nous menant dangereusement vers le passage à l’acte.[6] »
Du texte « A mort, la mort ! », signé par Jean-Pierre Bénézech et abordant d’une manière très lucide la souffrance du médecin haïssant la mort du malade, je retiens l’alinéa suivant : « Chair des canons de l’université, soldat d’une cause entendue dans les livres, bouc émissaire d’une fabrique fantasmée de l’histoire, le malade doit disparaître rapidement, son devoir accompli. Nul besoin de paroles, le malentendu suffit.[7] » Affirmation paradoxale, heureusement que le traitement du sujet est original et, d’ailleurs pas le seul dans cet ouvrage.
L’expérience d’écoute des soignants en groupes de parole et individuellement guide Lydwine Alric dans l’écriture de son article « Entendre l’inentendable ? Dire l’indicible ? Des temps de parole dans l’institution ». Deux situations cliniques pointent la différence de demande et permettent à la psychologue et psychanalyste qu’elle est de questionner : « si, pour le sujet soignant, à occuper cette place de sauveur, il n’y aurait pas une sorte de jouissance qui irait de pair avec le refoulement de la cruauté[8] ».
Rappelant avec Lacan qu’en dévoilant la vérité du sujet, la parole pleine (vraie) est celle qui « porte en elle le souffle même de la mort », l’auteure constate l’effacement de cette parole vraie à l’hôpital. Avant de conclure que « les psys ne font pas l’économie de la pulsion de mort dans leur être comme dans leurs dires », Lydwine Alric se ré-confronte sans complaisance à sa propre position dans les deux séquences cliniques rapportées : « Dans la première situation, j’étais avec eux, pleinement avec eux. J’ai vécu avec eux leur traumatisme ; avec eux j’ai été au bord du précipice, j’étais moi aussi comme frappée par cette épreuve du Réel, sidérée à la hauteur de leur sidération. Dans la seconde situation, j’étais plus assurée et me suis laissée aspirer dans une posture de savoir. Je repère après coup que j’ai voulu qu’ils prennent conscience de cette part sombre en eux, du travail de la pulsion de mort, de cette nécessaire désunion pulsion de vie/ pulsion de mort. Qu’aurais-je gagné à leur apporter la peste ? [9] »
Venant en continuité, le texte d’Hélène Sigaud « L’acte analytique dans environnement médical. Réflexion à partir du roman de Ian McEwan : L’intérêt de l’enfant » a le bon sens d’affirmer que « le psychanalyste qui intervient en institution transporte avec lui son savoir d’analyste et sa méthode analytique et qu’il peut donc y avoir « du psychanalyste[10] ».
« Laissez-moi mourir » écrit par Madeleine Gueydan trace en finesse l’histoire d’un ami et collègue psy, « mort d’un chagrin incommensurable qui l’a fait renoncer à la vie, à la parole, pour plonger doucement dans le sommeil irréversible[11] » après que son fils se soit suicidé de manière violente, corps déchiqueté. Les développements de Madeleine Gueydan sur comment « rester un « parlêtre » ravagé par le verbe » me sont très proches, je suis sensible à « l’illusion créatrice », à la possibilité pour le sujet de jouir par l’offre de parler, d’écrire, de peindre ou/et de dessiner en remplaçant « une jouissance mortifère par une autre du côté de la vie ». L’auteure alerte à juste titre sur le fait « que notre décision dans la façon d’intervenir nécessite que nous soyons au clair avec l’équilibre que maintenons nous-mêmes entre pulsion de vie et pulsion de mort et que cette harmonie ne soit pas détruite par la mise en question que renvoie le patient. » Cela l’amène à se demander : « Être soignant serait-ce, dans le maximum de cas, assurer cette pérennité ?[12] »
Avec son travail de haute teneur « Pulsion de mort et désubjectivation en fin de vie » autour du double enfermement, spatial et temporel dans la transformation de l’être, Jérôme Alric borde l’ouvrage collectif. Mettant en lumière l’assertion lacanienne « dans l’abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère », l’auteur interroge : « Et si dans cette dynamique de retour à l’avant, à la mère, à la mort, il s’agissait précisément d’un retour à la mort d’avant la vie subjective ?[13] » S’agirait-il de retrouver un état fusionnel d’avant l’existence subjective dont Freud parle au cours de son étude « Malaise dans la civilisation » ?
S’appuyant autant sur une riche clinique que sur des lectures essentielles, J. Alric propose une éthique en continuité avec sa conception exposée dans un travail précédent, intitulé « Éloge de la tranquillité. Soins palliatifs et deuil du deuil de soi-même » (2015), ce qui suppose de permettre au sujet de « résoudre ses tensions internes jusqu’à se déliter entièrement avant sa mort, en ne cherchant pas à injecter artificiellement de la vie, on le laisse tranquille, avec sa pulsion de mort à l’œuvre en lui.[14] » L’auteur se voit obligé d’admettre que du fait de réduire le sujet aux effets de la pulsion de mort, de le désubjectiver et de le dépersonnaliser, une telle voie, « n’est éthiquement pas simple à soutenir dans une médecine arc-boutée sur la vie à tout prix ! »
À contre-sens de l’idéal de guérison promu socialement, tenir la position de non-savoir du psychanalyste a un vrai intérêt clinique, mais cela demande de plus en plus de courage pour qu’une telle approche soit soutenue dans les institutions.
Dans mon survol de ce livre, je laisse des trous, je nomme sans commenter les contributions tout aussi intéressantes des autres auteurs, tels Christine Bonnet (Je n’en demandais pas tant…), Romy Fournet (L’ambivalence comme valse des pulsions), Soo-Nam Mabille (La mort est-elle mon métier ?), Dominique Blet (Le grand oublié), Frédéric Brossard (Souffrance subjective à l’approche de la mort dans le grand âge), c’est aux lecteurs de les découvrir dans les pages de cet ouvrage à lire absolument par tous les intervenants de ce domaine si particulier dans le médico-social, à accepter parfois comme étant plus d’accompagnement que de soin.
Auteur : Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS
Psychanalyste à Montpellier, membre de la Fondation Européenne pour la Psychanalyse (FEP), Docteure en Psychopathologie Fondamentale et Psychanalyse de Paris-Diderot Paris 7. Auteure de livres de poésie : Eau prisonnière (2022), Par l’aiguille du sel (2021), Ici à nous perdre (2019), Noyer au rêve (2018), Nuage lenticulaire, (2019), Foherion (2019) ; d’essais littéraires : Rilke-Poème, élancé dans l’asphère (2017), Avec Lucian Blaga, poète de l’autre mémoire (2019) ; Fileuse de l’invisible – Marina Tsvetaeva (2019) ; de fiction : Le Pli des leurres (2020), etc.
Sites personnels :
https://luminitzatigirlas.com ; http://luminitzatigirlas.eklablog.com/