Y a-t-il une psychanalyse avec les enfants ?
07 avril 2004

-

HAMAD Nazir
EPEP
Psychanalyse-enfants



Je centrerai mon intervention sur trois points qui me semblent à la fois complémentaires et essentiels dans la conduite de la cure avec les enfants. Il s’agit de la demande, du transfert et de la fin de la prise en charge.

Il est difficile de concevoir un travail d’analyse avec un enfant sans prendre en compte le fait qu’il est accompagné, amené, voire malmené par son entourage immédiat, disons, les parents dans la plupart des cas. Cette réalité des choses pose d’emblée la question de la demande. Que demande l’enfant quand ses tuteurs viennent nous voir pour nous parler de lui, de ses symptômes, de ses problèmes scolaires ou tout simplement de leurs inquiétudes à son sujet ? D’ailleurs, peut-on parler de demande comme c’est le cas chez l’adulte par exemple ? Je ne le crois pas. L’enfant se fait conduire chez l’analyste parce que les parents sont débordés par ce qu’il donne à voir ou à entendre. Le corps de l’enfant devient en quelque sorte la scène privée où son angoisse se déploie dans un langage qui échappe à sa compréhension ou à la compréhension de son entourage. Il prend ainsi ses parents à témoin de son malaise, et de ce fait, il les renvoie chacun à ce qu’ils ont de vif dans leurs problématiques personnelles. Il leur fait subir le malaise qui est le sien et subit en retour, l’effet de ce qu’il réactualise chez eux. Ainsi, nous découvrons des parents qui ont honte parce que le maître ou la maîtresse leur annonce que leur enfant ne travaille pas, ou encore, ils n’osent pas avouer que leur enfant fait encore pipi au lit, ou qu’ils le punissent à cause de son insolence. Bref, ils se révèlent parfois incapables de prendre son angoisse sur eux du fait que cette même angoisse entre en résonance avec un temps ancien de leur histoire qui se vit toujours au présent.

Quand l’adulte fait une demande, il fait appel au supposé savoir, le convoquant en quelque sorte, à venir suppléer à son manque à être. L’enfant par contre est dans cette relation avec ses parents. L’enfant, selon son âge, est soit dans le lien à l’Autre maternel, soit pour reprendre cette expression freudienne, dans le transfert familial ou la névrose de transfert à ses parents. Et c’est justement la nature de cette place dans le discours des parents qui nous permet de voir où ils en sont quant à leur propre transfert.

La demande des parents n’est pas la même quand ils mettent en avant leur déception de l’enfant : "Il nous fait voir de toutes les couleurs. Il ne veut rien apprendre à l’école. Il est insolent, et il se fout de tout. On a tout essayé et on se demande si c’est utile de venir vous voir." Pire encore, ils désupposent l’analyste en faisant remarquer que leur enfant ne nous respecte pas non plus puisqu’il ne regarde pas son analyste quand il lui parle. Cela leur paraît assez pour intégrer le cabinet de l’analyste dans la scène familiale et ils en rajoutent réprimandant l’enfant : "Regarde le monsieur quand il te parle."

Parfois, ce conflit direct avec l’enfant ne représente que l’avant scène d’un autre conflit, celui qui oppose les parents entre eux. Tout à coup l’enfant s’écarte de leur discours pour laisser place à la différence dans la conception que chacun a de l’éducation, de la discipline ou de la famille. On formule des critiques à l’égard de l’autre partenaire l’accusant de laxiste, d’absent ou d’inconscient. À la dramatisation de l’un répond la banalisation de l’autre qui fait entendre qu’avec lui les choses se passent bien et qu’il n’a rien à reprocher à son enfant.

Ce malentendu est fréquent dans le travail avec les parents. Il relève de la maîtrise et du savoir sur l’intérêt de l’enfant. D’ailleurs, les parents ne manqueront pas d’occasion de faire valoir qu’ils font ceci ou cela dans son intérêt. Le "il s’en fout" marque le décalage entre ce que les parents dictent ou désirent pour l’enfant, et le désir du sujet chez l’enfant. Plus l’enfant laisse entendre qu’il ne veut pas de ce pain-là, plus les parents se sentent abandonnés et déchus de leur position de garant.

Tant que les parents restent sur cette position, il y va de leur résistance à l’analyse. "Du fait de la présence de ses parents réels à ses côtés et du fait de leur intrusion dans sa vie, la résistance chez l’enfant ne se présente pas comme chez l’adulte. La résistance chez l’enfant est remplacée par les difficultés extérieures. Les parents sont capables d’intervenir à tout moment pour mettre fin au travail avec leur enfant, d’où la nécessité impérieuse d’agir analytiquement en même temps avec eux." (Freud, Éclaircissements, Orientations et Applications. In Nouvelles conférences, Gallimard, p.84). C’est Freud qui nous le dit, et c’est pour cela, écrit-il, que le travail analytique avec l’enfant reste problématique.

L’instauration de l’analyste en tant que supposé savoir va ouvrir des horizons qui permettent à l’enfant et à ses parents d’ouvrir cette relation binaire, cette relation de persécuteur et de persécuté dans laquelle ils se laissent enfermer, au champ de l’Autre. Ce qui va les aider à saisir qu’entre l’enfant et les parents il n’y a pas d’accord parfait et que le mode sur lequel l’échange fonctionne entre eux, comme entre tous les autres d’ailleurs, est habituellement le malentendu. Pour moi, le travail avec l’enfant devient possible à partir du moment où les parents rencontrent leur inconscient grâce aux entretiens préliminaires. Cette rencontre avec l’inconscient décale les parents de leur position de maîtrise et introduit la question de l’adresse comme un lieu autre, ou lieu de l’Autre. Et c’est justement quand ils sont capables de s’identifier au malaise de l’enfant que l’infantile entre en jeu. Et quand tel est le cas, un étonnant va et vient s’engage entre l’enfant présent et les autres enfants de l’histoire familiale. Des enfants qui ont la particularité commune d’être hors âge et hors générations. Des enfants que le malaise familial convoque pour les faire rejouer les mêmes rôles anciens et pour leur supposer les mêmes affects et les mêmes vécus. Et l’on voit surgir des rivalités, des frustrations, des déceptions et des références à la sexualité qui mettent en lumière la persistance de théories sexuelles infantiles.

La tâche de l’analyste nous dit Freud consiste à reconduire au passé ce qui se vit comme actuel. L’actuel dans le travail avec les enfants a tendance à s’imposer inadéquatement par rapport à la réalité. Si les parents souffrent c’est qu’ils vivent comme actuel, ce qui de leurs histoires particulières prend appui sur le réel de l’enfant pour surgir dans un discours intemporel.

Un exemple qui me vient à l’esprit est celui d’un garçon de huit ans que j’ai suivi pour une énurésie secondaire et qui m’a dit au bout de quelques séances : "Quand j’étais petit, je faisais pipi au lit comme mon père. C’est ma mamie qui me l’a dit." Il n’a pas dit : "Quand mon père était petit," ce qui serait plus logique, et permettrait de mieux saisir l’enjeu de son identification au symptôme de son père. En disant quand "j’étais petit", il faisait allusion au discours de sa mamie qui en nommant ce symptôme commun, a rapproché deux petits dans un dialogue où l’enfant est venu achever en quelque sorte le symptôme du père. Le symptôme achevé est de Lacan. Il désigne le dialogue entre deux personnes où le symptôme est adressé par l’un et reconnu par l’autre. L’enfant a la charge de la moitié de ce symptôme et paraît concerné par sa fonction signifiante. (Problèmes cruciaux, Séance de 5 mai, 1965).

Lacan ne dit pas tout à fait ce que je viens de raconter, Lacan pose l’analyste, ou plus précisément l’analyste dans le cadre de présentation des malades, là où je situe l’enfant. L’enfant est nommé à cette place d’abord par le discours de la mamie et ensuite par le malaise du père qui rougissait encore chaque fois qu’il était question de cet épisode de sa vie. Entre père et fils, la problématique de la castration prenait une tournure particulière où le premier semblait souffrir encore de son ancien symptôme, et l’autre jouait le rôle du porte-drapeau. La mamie quant à elle, était en position de témoin, de transmetteuse. Et si cette transmission avait eu cet effet de réduire le nom du père à ce trait particulier, c’est que dans le discours de la mamie, l’enfant n’était pas celui qu’on croit, il paraissait en filigrane dans l’histoire de sa descendance.

Freud n’était pas clair quant au travail avec les enfants. Il nous dit que l’analyse pratiquée directement avec les enfants est plus digne de foi, mais elle ne peut être riche en matériel. Il faut mettre à la disposition de l’enfant trop de mots et de pensées, et même ainsi les couches les plus profondes se trouveront peut-être encore impénétrables à la conscience (Freud, Ibid. P 198).

Alors la question qui se pose est : qu’est-ce qu’on met à la disposition de l’enfant et d’où cela vient à l’analyste d’autant plus quand il a affaire à l’enfant tout petit ?

Si on part des repérages formels, des mathèmes lacaniens, on peut dire qu’un sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre. À lire cela, il nous paraît clair que nous parlons du sujet divisé. Il n’y a de sujet que divisé, nous dit Lacan. Or, nous avons souvent affaire à des enfants qui sont dans le langage mais qui n’ont pas la maturité physique qui leur permet d’acquérir la fonction de la parole, les bébés par exemple. Le langage que le bébé emprunte pour exprimer son malaise est celui inhérent au réel du corps et l’imaginaire de son schéma mental fonctionnant selon les articulations que Lacan appelle : "les intégrations plus ou moins parcellaires qui paraissent en faire l’ordonnance, et y fonctionnent avant tout comme les éléments d’une héraldique, comme blason du corps." Subversion du sujet, in Écrits, Paris, Seuil, 1968, P.804) C’est justement ce dont le dessin de l’enfant, ou les somatisations chez le bébés nous permettent la lecture.

De quelle lecture s’agit-il ? Pour moi, si lecture il y a, ce n’est autre que de réinstaurer l’Autre afin de permettre à l’Autre maternel de reprendre langue avec son bébé et de donner aux cris de l’enfant et à ses somatisations le statut de demande et de la faire passer par le défilé du signifiant. L’analyste réintroduit la mère, les parents, auprès de l’enfant afin qu’ils se laissent déborder sans que ce débordement soit vécu comme une déchéance de leur toute puissance. Il s’agit en quelque sorte de leur éviter de part et d’autre, de se donner trop de mal à satisfaire par les voies de déplaisir la loi du plaisir. Et c’est justement ce trop de mal qu’on se donne de part et d’autre, nous dit Lacan, qui justifie l’intervention de l’analyste. "Si nous nous y melons, écrit-il, c’est parce que nous pensons qu’il y a des voies plus courtes par exemple." (Les quatre concepts, P.152) et il ajoute : "C’est au niveau de la pulsion que la satisfaction est à rectifier." Cette phrase me semble intéressante car elle va nous aider à comprendre cette autre phrase qui dit que "La pulsion est à considérer comme un trésor des signifiants." Ce "trop de mal" est illustré par cette petite fille adoptive qui, pour signifier à sa mère son désir d’adoption, va jusqu’à adopter l’eczéma dont la mère adoptive souffre.

Il faut ajouter, pour rester fidèle à Lacan, que la satisfaction reste chez lui une notion tout à fait paradoxale dans la mesure où le chemin du sujet par lequel la satisfaction peut se situer est l’impossible. L’impossible est à entendre non pas comme l’opposé du possible, mais comme étant le réel.

Qu’est-ce que donc peut-on mettre dans la bouche de l’enfant ?

Le psychanalyste n’a pas de signifiants prêts à l’usage à sa disposition. Il n’est pas non plus l’interprète familial. Il offre cet espace de parole qui consiste à déloger les parents de cette position où ils tendent à confondre leur écoute de l’enfant avec le lieu de l’Autre. La demande adressée à l’analyste arrive souvent au moment où le parler à la cantonade, comme le fait souvent l’enfant, ne va pas vers le bon entendeur dans la mesure où les parents de la réalité font comme si pour l’enfant, il n’y a d’autre adresse que celle de ses parents. Et c’est pour cela que les parents se sentent exclus quand leurs enfants tiennent un discours indirect par exemple, ou continuent à jouer pendant qu’on lui parle.

"Parler à la cantonade" est de Lacan. L’enfant nous parle même quand il donne l’impression d’être absorbé dans ses jeux ou pris avec ses semblables. "C’est pendant qu’ils sont là, les petits, tous ensemble à se livrer, par exemple, à des petits jeux d’opération, comme on leur donne dans certaines méthodes dites d’éducation active, c’est là qu’ils parlent, si vous me permettez le mot, à la cantonade. Ce discours égocentrique, (il fait là allusion à Piaget) c’est à bon entendeur salut." (Lacan, les quatre concepts, séminaire XI, 64, P ;189)

On est dans la psychanalyse avec l’enfant quand il nous donne à entendre qu’il est sensible aux mots d’esprit, une façon pour nous de comprendre que la castration des parents est en marche sous forme de partage de jouissance de l’équivoque. Et pour faire allusion au travail de Freud sur les mots d’esprit, je dirai que l’enfant cherche en le faisant, à crocheter la surprise de ce tiers, comme gage de sa réussite. L’enfant nous prend au dépourvu pour nous montrer qu’il est le maître du jeu dans la mesure où il nous donne à comprendre qu’il est capable de jouer avec les signifiants et surtout de jouer sur le foncier non-sens.

"Mettre des mots et des pensées dans sa bouche" ne signifie pas qu’il est l’esclave livré au maître dans un jeu de démonstration consistant à prouver que l’enfant sait tout et qu’il suffit de lui donner la clef ou les éléments du puzzle pour que de nos dires, la vérité émerge. Il faut faire la part entre la vérité comme une science et la vérité historique. Il est faux de croire qu’on peut fixer le temps ou de le rattacher à un stade d’évolution qui se signale par un avant et un après. Ce que je qualifierai d’historique c’est avec le temps. Autrement dit, à partir du moment où le signifiant comme tel se laisse dire dans la bouche de l’enfant, il crée son propre passé. C’est pour cela, qu’il est possible de dire comme l’écrit Bergès, que c’est le symbolique qui est d’abord, mais le signifiant une fois il se laisse dire, il crée l’imaginaire.

La fin de l’analyse avec l’enfant s’annonce quand justement l’enfant nous donne à entendre qu’il fait de ce langage quelque chose qui lui est propre. Et cette accession au langage qui lui est propre, entraîne habituellement deux conséquences : se défaire de l’engluement imaginaire dans lequel il se trouve vis-à-vis de ses parents, et la mise en place du refoulement grâce auquel il se sépare de ses symptômes, du moins de ceux qui sont encombrants.

Si, pour Dolto, tout est langage, pour Lacan " le langage n’est que ce qu’élabore le discours scientifique pour rendre compte de (ce qu’il appelle) lalangue." Et il ajoute un peu plus loin : "Si j’ai dit que lalangue est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage, d’abord ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaie de savoir concernant la fonction de lalangue." Cette approche va permettre à Lacan de sortir de l’impasse dans lequel se trouve le sujet de Dolto notamment défini comme une incarnation de l’autre. Il écrit : "Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’il comporte comme effets qui sont affects. Si on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer." (Livre XX, Encore, 72/73,136.) Ce savoir qui repose dans le gîte de lalangue, c’est l’inconscient ;" Et Lacan de conclure : "Mon hypothèse, c’est que l’individu qui est affecté de l’inconscient est le même qui fait ce que j’appelle le sujet d’un signifiant."(Ibid. P .129) Cette position est d’autant plus intéressante qu’elle pose le savoir de l’Autre maternel comme quelque chose qui se fonde sur un rapport à lalangue, ou plus précisément, la cohabitation avec lui, sans quoi, nous dit Lacan, il n’y a pas d’intersubjectivité." (P.128)

L’intersubjectivité pour lui ne renvoie pas à quelque chose qui serait de l’ordre d’un métalangage ou je ne sais quel code dont seule la mère biologique possède le secret. Elle n’a d’assise que ponctuelle, que évanouissant dans la mesure où le sujet reste une hypothèse qu’il soit porté par la génitrice ou par une autre tutrice. "la seule preuve que nous ayons que le sujet se confond avec l’hypothèse et que ce soit l’individu parlant qui le supporte, c’est que le signifiant devient signe." (Encore, P.129)

Mon hypothèse de travail avec l’enfant tout petit est le suivant : dès que le signifiant maternel fait signe à l’enfant, et que celui-ci lui répond par le langage de son corps, mimique, sourire et que sais-je encore, il est possible de croire que cet échange est pris dans la chaîne signifiante.

Pour conclure je vous relate cette discussion privée que j’ai eu un jour avec Françoise Dolto. Dolto m’a dit que, pour elle, Lacan avait un grand sens clinique et qu’elle l’avait admiré parce que les analysants qu’il avait, étaient ceux qui pouvaient devenir des psychanalystes d’enfant de façon élective. Tandis que les autres, ceux qui étaient analysées par des gens qu’elle estimait d’ailleurs, n’étaient pas capables d’entendre les enfants. Les analysés de Lacan l’étaient. Lacan, a-t-elle ajouté, analysait le pré-génital et permettait aux gens de l’écouter chez les enfants. Pour elle, Lacan en plus du fait qu’il avait une grande connaissance clinique, était féminin dans son écoute. Féminin dans son écoute, je le crois bien, puisque c’est à lui qu’on doit la découverte de lalangue comme un savoir de l’inconscient. La psychanalyse avec l’enfant tout petit se conduit de ce savoir même, autrement dit de la place de la folie maternelle.