Y a-t-il affinité entre le droit et la psychanalyse ? (3)
10 décembre 2002

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PÉRIN Jean
Textes
Pratique de la psychanalyse

III – Le droit et la psychanalyse

– Si je comprends bien, votre réflexion critique s’exerce à la fois sur la loi, le jugement et le commentaire doctrinal ?

– Tout à fait. La critique se fait aussi clinique. Voilà sans doute ce qui pourrait renouveler le commentaire d’arrêt proposé aux étudiants en droit. Les juges eux-mêmes, il faut le dire, ne sont pas sans esprit.

– Quand ils sont contraints par des lois ou des règlements stupides ?

– Par exemple, comme nous allons le voir, par une circulaire ministérielle préconisant, en matière de publicité mensongère, d’avoir à se référer au « consommateur moyen », ce bonus paterfamilias alimentaire.

– Tout en continuant notre enquête de linguisterie juridique ?

– Oui, avec le nom, l’image et la chose.
La chose, pour le tribunal de Nanterre faisant l’objet d’une poursuite pour publicité mensongère était une image de daurade figurant sur un étiquetage de soupe de poissons. Le service des fraudes estima que les daurades, « poisson noble », venaient à la place de morues.

– L’objet du litige serait-il le « poisson noble » ?

– Tout à fait. Mais la logique du tribunal, à cause de la circulaire, s’avère étrange. Il dit que le connaisseur aurait identifié la daurade rose…

– Parce qu’il sait ?

– Oui. Et que le consommateur moyen ne pouvait la reconnaître…

– Parce qu’il est ignorant ?

– Alors qui trompe-t-on ?
Le nom de la daurade ne figurait pas sur l’emballage. Restait l’image. Quant au produit, il était destiné aux collectivités…

– Donc ignorantes

– Qu’il est « incontestable », dit le tribunal, « que la daurade (aurata), très appréciée déjà des Romains, qui l’avaient du reste consacrée à Vénus, est un poisson de qualité. »

– La transcription du latin, langue noble, en langue vulgaire donne : « Au rata ! » Cela nous donne envie de chanter comme un potache : « C’est pas d’la soupe c’est du rata, c’est pas d’la… vous connaissez la suite.

– D’autant plus que les experts avaient précisé que la variété du poisson était sans influence sur le produit final. Et « daurade » évoque aussi l’or ! L’objet est freudien. Objet de peu de valeur et de grande valeur. Cela me rappelle le reproche que Michel Villey adressait aux philosophes de ne pas s’intéresser au droit. L’objet du droit, s’écria-t-il, était donc si vil ! Un autre auteur ne crut jamais si bien dire en intitulant son article « L’impur objet du droit ». Tel autre juriste commet un article sur le théorème de Goêdel appliqué au droit qui dès lors se décomplète. Il n’est plus un tout et rien ne sert de toujours combler les lacunes du droit, à force de lois.

– Mais la force de la loi ne fut-elle pas dans les signifiants « non convol », « lancer de nain » et « noble poisson » car la balance pencha du côté de l’hôtesse, du côté du potage du chef Royco mais pas du côté du nain. Où est le droit ?

– Plutôt : où est la Loi ? Car les trois exemples montrent, et les exemples pullulent de ce genre, où le droit n’est qu’une surface avec un en-droit et un envers. Et où la lettre en tant que telle s’inscrit, selon les cas, soit à l’endroit, soit à l’envers. Il y a donc une autre scène du droit.

– Cela rapproche le droit et la psychanalyse.

– Mais oui. Les juristes s’intéressent au langage du droit. Cependant, ils ne voient pas que le discours du droit est tributaire de la langue qui peut jouer sa propre partition. Ils font le catalogue des dénominations et passent à côté de l’instance nommante. Bref, que la norme puisse se trouver aussi dans le langage. En témoigne un auteur, magistrat de son état, Pierre Mimin qui a écrit un livre intitulé Le style des jugements dans lequel il corrige et rectifie les fautes commises dans les arrêts et jugements. Là également les exemples fourmillent. Il cite : « … qu’il a commis une grave imprudence en conduisant dans Paris alors qu’il était limité dans ses mouvements et qu’il était par surcroît accompagné de son chauffeur ». L’auteur corrige : « L’imprudence ce n’est pas d’avoir conduit accompagné d’un chauffeur, c’est d’avoir conduit alors que, accompagné d’un chauffeur, il pouvait lui confier la direction. » Il est vrai que, par rapport au concept de faute, c’est ainsi qu’il eût fallu s’exprimer. La construction est même comique.

– Pourtant la pensée se laisse deviner.

– Oui, mais le texte dit aussi qu’un maître n’a pas à conduire à la place de son chauffeur. Respectons les inégalités mais sans le dire !
Voici un autre effet de style noté par cet auteur : « Considérant que cette faute a causé au dit B par application de l’article 1382 C.civ., un dommage dont Z doit réparation ». Notre auteur corrige : « … Z doit réparation en application de l’article. 1382 ».
Le texte est inversé, il dit aussi que la loi a causé le dommage. Saint Paul ne dit-il pas que c’est la connaissance de la loi qui l’a rendu pêcheur ?
Enfin, un autre texte où le tribunal sous-entend que la loi, ma foi, est de ne pas tenir ses promesses : « Considérant que, d’après ses promesses, La Porcherie Française, qui aurait dû pouvoir représenter 13 302 porcs, n’en possédait aucun. »

– Drôle en effet.

– L’auteur corrige inlassablement : « Considérant que la Porcherie française, d’après ses promesses… ». La loi, justement, serait de ne pas tenir ses promesses. Or, selon la loi symbolique, ce serait de les tenir et d’être fidèle à la parole donnée.

– N’avons-nous pas bouclé notre propos ?

– Je le pense. Mais, pour terminer, je désire évoquer l’hypothèse du non-droit du doyen Carbonnier.

– Que vous avez appelé « l’a-Droit » dans le Journal Français de Psychiatrie.

– C’est exact. Je crois en effet que le non-droit est un espace où peut jouer la loi symbolique de la psychanalyse. Je vous rappelle la belle métaphore de Jean Carbonnier : « Le non-droit, c’est le droit qui s’est retiré d’un champ qu’il remplissait antérieurement, ou bien s’est arrêté devant un champ qu’il aurait eu vocation à remplir. » Cette métaphore du flux me fait penser au « littoral » de J. Lacan.

– Et du « littéral » ?

– Et du littéral.
L’hypothèse géniale du non-droit m’aida à percevoir le champ de la psychanalyse par rapport au droit, pour ce que ce dernier comporte de non-droit.

– Et vous pensez que les juristes pourraient, en retour s’éclairer de la psychanalyse ?

– Je le souhaite.