Y a-t-il affinité entre le droit et la psychanalyse ? (2)
10 décembre 2002

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PÉRIN Jean
Textes
Pratique de la psychanalyse



II – Le droit est cousu à la langue

– Dans Le Malade imaginaire, Molière dit qu’une certaine coutume "était d’enlever par force de la maison des pères les filles qu’on menait marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient dans les bras d’un homme".
Il est étrange que le verbe "volare" ait donné voler et rapter, comment est-on passé d’un sens à l’autre ? Alors, dans la juridique, convol se substitue à mariage ?

– D’où le comique. Y a-t-il plus de droit dans "convol" que dans "mariage" ? En tout cas il donne à l’arrêt de la cour, très motivé, une logique surprenante : si non-convol, mon convol !

– Mais tout se réduit à un jeu de lettres qui n’a plus de sens !

– Oui, c’est l’intérêt d’un droit qui s’écrit.

– J’y verrais, pour ma part, quelque chose de comparable au mot d’esprit freudien et de son rapport avec l’inconscient.

– Je vous suivrais volontiers sur ce terrain.

– Il est sidérant et provoque le rire pour qui le relève en position tierce.

– Le rire en effet opère une chute de la pression juridique.

– L’esprit et la lettre s’enlacent. Mon-convol et Non-convol.

– La cour a favorisé le vol nuptial des filles qui voulaient jouer les filles de l’air. Mais le non-convol fut imposé aux institutrices d’écoles religieuses.

– Convolaient-elles avec Dieu ?

– En tout cas, la langue dit "convoler à l’état de mariage" et "convoler à l’état religieux". Ce fut également le cas des "convoyeuses" de l’Armée de l’Air. "Con- voler" et "convoyer" sont près l’un de l’autre. Ces espèces illustrent cette jolie métaphore que le droit "est cousu à la langue".

– En est-il de même du fait et du droit ?

– Exactement. Le fait c’est du langage. Alors le langage du droit et celui des faits se tissent de façon imperceptible ou mieux ils se recoupent. Le discours juridique n’est pas unitaire. Je vais vous en offrir un exemple, si j’ose dire cousu-main. Il s’agit de l’affaire du "lancer de nain" jugée par le Conseil d’état.

– Ah oui, ce divertissement venu d’Amérique qui consistait à lancer un nain sur un matelas pneumatique ?

– Oui, c’est un spectacle inter-actif comme on dit, où le spectateur est invité, dans une discothèque par exemple, à envoyer un nain en l’air.

– Nous sommes toujours dans les airs ! Comment le Conseil d’état décrit-il les faits ?

– Il dit ceci : "Considérant que l’attraction de ‘lancer de nain’ consistant à faire lancer un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d’un handicap physique et présentée comme telle".

– Ce fait relaté ne contient-il pas déjà sa qualification ? Criait-on qu’on allait voir une personne handicapée ?

– Évidemment non. Le deuxième considérant dit : "Que par son objet même, ce spectacle porte atteinte à la dignité humaine". En conséquence l’arrêté municipal interdisant le "lancer de nain" fut maintenu.

– Le style administratif laisse percer la belle morale kantienne. Ce n’est pas agir selon le bien que d’utiliser mon prochain comme objet, comme moyen et non comme fin.

– Et voilà petit nain, pris comme moi-rien réduit à la faim !

– Vous pensez au "Kant avec Sade" de Jacques Lacan ?

– Oui. D’ailleurs une partie de la doctrine parla d’ordre moral car l’article L131-2 du code des Communes ne pouvait, au droit, justifier cette décision. Cet article dispose : "La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques".foule en émoi mais quelques personnes de petite taille, indignées.

– La sécurité ? C’est souvent ce qui est allégué.

– Non, la projection était de courte distance et la personne munie des protections nécessaires. L’intéressé se déclarait fort satisfait. Il ne se sentait pas indigne si d’autres furent indignés.
La dignité humaine, droit de l’homme, est passée dans notre code civil. Mais les commentateurs de l’arrêt la recherchèrent dans Les Fondements de la Métaphysique des Mœurs.

– D’Emmanuel Kant. Ce souci culturel les honore.

– Oui, mais justement, le prénom du nain était Manuel.

– Le rôle de la main semble, dans les faits de la cause, primordial.

– Une note de doctrine reprend, à sa façon, les considérants en disant que le "lancer de nain", pour la Haute Juridiction, est "une entreprise de réification de nature à dévaloriser Le Nanisme. Entendez-le comme vous voulez !

– Vous me tendez la perche, cher ami. Encore un trait d’esprit que vous relevez qui évoque la détestable pratique d’Onan. Mais alors, la Haute Juridiction, n’en vient-elle pas à sanctionner quasiment une exhibition sexuelle ?

– Je le crains. Une série de signifiants — petit, nain, Manuel, lancer en l’air — évoquant un spectacle de chair. Cette série de signifiants fit loi, puisqu’à aucun moment l’ordre public n’avait été troublé. Le délit sanctionné était purement imaginaire par rapport au délit réel d’exhibition.

– Si nous considérons le divertissement en question comme une masturbation, nous pourrions en rendre compte du côté symbolique. C’est dans la Genèse en effet (38,6-10) qu’il est réprouvé.

– J’en demeure d’accord. Les trois registres du réel , du symbolique et de l’imaginaire sont parfaitement décelables, sinon articulés.
Je constate que les juges ont confondu la loi et la morale. La loi morale a été, dans cette affaire, beaucoup plus dure que la loi de la cité.

– N’est-ce pas notre grand ami le Surmoi qui se serait mêlé de juger ?
C’est sûr ! Et devant ce féroce personnage de l’inconscient, l’humour ou le trait d’esprit viennent apporter quelque répit.


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