Y A QUELQU’UN ?!?
20 février 2023

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METZ Bénédicte
Séminaire d'hiver
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Séminaire d’hiver 2023
Pourvu qu’on s’aime
Samedi 14 janvier 
Intervention de Bénédicte Metz

Y A QUELQU’UN ?!?

 

J’ai emprunté le titre donné à cette intervention à la bouche d’un enfant de 4 ans qui a crié ces termes dans le combiné de l’appareil téléphonique posé sur mon bureau au Cmpp la première fois qu’il venait me voir. L’assistante familiale qui l’accompagnait venait de m’annoncer qu’elle mettait un terme au contrat qui l’engageait auprès de cet enfant depuis qu’il avait 18 mois. La question qui agitait, mais aussi animait cet enfant, se formulait là, dans ces termes. Une question, au-delà de l’appel, car c’en était un aussi, pas désespéré, mais plutôt autoritaire et agacé. « Qui appelles-tu ? » « Mes parents. Ils ne répondent jamais ».

Cet enfant, en placement administratif, c’est-à-dire placé à la demande de ses parents qui ne pouvaient répondre ni à ses besoins vitaux, faute de moyens financiers dit-on, ni…ni à quoi ? Ces parents-là, ces parents sans emploi, s’étaient trouvés démunis pour répondre à l’appel de cet enfant, un appel que leur adressaient sa très grande agitation dans l’espace étroit qu’ils partageaient et ses hurlements à la mort la nuit qui suscitaient les plaintes des voisins et la menace de voir intervenir la police.

C’est de cet appel resté sans réponse que je vais tâcher de rendre compte. A quoi cet enfant en appelle-t-il? Cet enfant qui serre dans ses bras toute femme qui s’y prête et qui va d’amour déçu en amour déçu ?

Quelques éléments sur ce cas : à 18 mois quand il fut accueilli dans une famille par l’intermédiaire de l’Aide sociale à l’enfance, cet enfant ne marchait ni ne parlait, et ne mangeait quasiment pas. Il avait jusque-là vécu dans une pièce unique partagée avec ses parents, une mère abimée au point d’être incapable de porter et un père ayant fait de la prison. En quelques semaines, sous le regard chargé d’attentes de la mère d’accueil, il avait acquis la marche et la parole. Mais très vite, cet enfant ne supporte pas la concurrence du fils de la maison , ni celle des autres enfants accueillis, le petit autre, le double, est un ennemi mortel : il doit avoir l’exclusivité de la mère. L’angoisse que suscitent les retours ponctuels et irréguliers dans sa famille, dans une atmosphère que, maintenant qu’il parle, l’enfant peut décrire comme violente (papa lance des objets, papa détruit), renforce proportionnellement ce désir d’exclusivité et de possession à l’endroit de la « mère de substitution », l’impératif de faire Un avec elle le rend tyrannique et dangereux pour les autres enfants. La famille d’accueil est trop malmenée, elle doit se séparer de cet enfant. Nouvel accueil, par une femme qui en a vu d’autres, à qui l’on confie les enfants les plus difficiles. Le scénario, très rapidement se répète, plane la menace d’une nouvelle séparation. La menace d’exclusion se rejoue même à l’école. Reste le lieu fixe des séances : « il n’y a que toi qui peut me sauver » m’avait-il déclaré alors qu’il commençait à pouvoir formuler que ce dont il souffrait était de l’incapacité de ses parents à tenir parole : « mes parents, ce ne sont pas des parents car ils ne font jamais ce qu’il disent, ils disent n’importe quoi ». Voilà qui m’éclairait sur ce Un auquel, dès sa première séance, cet enfant en appelait.

Lorsque j’ai proposé ce titre « Ya quelqu’un ? » aux organisateurs, m’est revenu que Charles Melman avait intitulé une de ses interventions à Rome il y a quelques années (2013, inauguration de la Convivia) : « Y a-t-il quelqu’un? », il s’agissait de répondre à la question « qu’est-ce qui fait pouvoir pour chacun d’entre nous ? » autrement dit qu’est-qui nous commande mais aussi qu’est-ce qui nous oriente ? (Melman répondait que ce n’est pas le un, mais le trou qu’il dissimule, il faut cependant que de ce un il y en ait pour pouvoir parler et penser) Il ne faisait aucun doute pour moi que c’est le même Un que cet enfant venait questionner, et qu’il était impératif qu’avec lui le Un soit abordé, comme l’enseigne Lacan dans Encore « d’une autre façon qu’intuitive, fusionnelle et amoureuse ». « Nous ne sommes qu’un. C’est de là que part l’idée de l’amour », dit-il. De l’impossible de cette fusion, cet enfant apparemment obstiné dans sa recherche en a un savoir. En se saisissant de ce savoir, avec cet enfant, il fallait passer à un autre Un et un autre amour, un amour qui laisse sa place au désir et permette de ne pas rester au niveau imaginaire où l’amour se retourne toujours en haine, de l’autre (le petit) aussi bien que de soi-même.  Un Un et un amour qui relèveraient du registre du signifiant. Quel soulagement en effet pour ces enfants en quête d’adresse de pouvoir entendre ce qu’ils sont capables de dire, ce que la parole rend possible, quand un lieu leur en fait percevoir l’écho.

Pourtant l’illusion de la fusion et sa recherche sont au coeur du développement du sujet, un temps incontournable qui a pour nom l’amour maternel.

Au commencement, il y a le cri du nourrisson qui instaure un appel à la mère. Et sa vie dépend de la réponse donnée à ce cri. La réponse induite par cet appel met en place une alternance présence/absence dont Lacan, reprenant Freud, a montré qu’elle était l’ébauche du symbolique. C’est le propos du Séminaire sur la relation d’objet où Lacan toujours très proche de Freud souligne qu’avant la mère, pour le bébé il y a un objet, même pas perçu comme tel par lui puisqu’il ne le distingue pas de lui-même lorsqu’il en jouit. Mais de la part de la mère, il y a  bien là un premier don, d’un objet qui satisfait, mais aussi don d’amour car reconnaissance du manque chez l’enfant. Et quand il manque, le bébé appelle. Quand celle qui peut donner, la mère, ne répond plus, elle devient réelle, être indépendant, elle devient puissance, et l’objet qu’elle donne est alors marqué de la valeur de cette puissance qui peut ne pas répondre. L’objet devient symbolique : il ne satisfait plus seulement le besoin, il symbolise la puissance favorable. Dès lors, la mère est toute-puissante, elle peut donner n’importe quoi, tout ce qu’elle détient devient symbolique à partir du moment où cela dépend de sa puissance. La mère est celle qui peut donner ou ne pas donner, là se situe l’amour maternel et ce qu’il a de terrifiant. L’amour de l’enfant pour sa mère suppose un autre élément, il n’est pas réponse à ce don, absolument pas. Il tient à la valeur que le regard de la mère peut accorder à son enfant (ce dont on peut supposer que cela a fait défaut lorsqu’un enfant qui en a les capacités ne se met pas à marcher ou parler), valeur phallique puisque c’est à ce qui manque à la mère que l’enfant est alors identifié, ce qui est une étape nécessaire de la constitution du narcissisme du petit d’homme : il doit avoir à faire au désir qui anime sa mère, même si l’étape suivante pour qu’il ne s’arrête pas là sera l’épreuve de la déception de ne pas être l’objet phallique réel. Il doit avoir à faire à ce désir pour que la mère apparaisse comme manquante, et donc atteinte dans sa puissance. Il faut qu’elle le soit, c’est ce qui conditionne l’amour que l’enfant lui porte car « l’amour est quelque chose qui dans un être est aimé au-delà de ce qu’il est, ce qui dans un être est ce qui lui manque » (relation d’objet 23 janvier 57), autrement dit c’est par là que la mère est aimée comme sujet et plus convoitée comme objet comblant ou possédant l’objet comblant. Est alors découverte la possibilité d’aimer et de s’introduire ainsi à la nécessité du don dans l’échange interhumain.

Voilà pourquoi c’est au niveau de l’amour que se situe toujours d’abord la demande de l’enfant et que spontanément une assistante familiale croira souvent devoir lui répondre : « je l’aime comme s’il était mon fils », peut-elle dire même si ce n’est jamais vrai, parce que l’amour (qui peut tout à fait avoir le visage de la haine) d’une mère pour son enfant commence avant sa naissance, dans la jouissance qui est la sienne de sa présence en son sein. Même si ce n’est jamais vrai, elle peut être pour lui cet Autre manquant à qui il peut vouloir donner ce qui lui manque. C’est comme tel, comme ce qui peut faire jouir la mère, pour prolonger Freud avec Lacan, que l’enfant prend sa valeur phallique. De même, la manifestation de jouissance d’une mère face à son enfant qui se met à marcher est à l’image de son désir pour le phallus qu’il est pour elle, et c’est par l’expression de ce désir qu’elle le fait se lever et marcher. Et lui c’est par amour qu’il se lève et marche, être le phallus pour la mère est un don qui relève de l’amour, et il n’a lieu que si le manque autrement dit le désir est perçu chez l’Autre. C’est ainsi que l’enfant découvre le sentiment d’amour : il a quelque chose à donner à quelqu’un qui en manque. Voilà « le rôle de la mère, dit Lacan : c’est le désir de la mère », « capital » dit-il dans l’Envers de la psychanalyse, et dangereux en même temps « Le désir de la mère n’est pas quelque chose qu’on peut supporter comme ça, continue-t-il. Ça entraîne toujours des dégâts. Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout à coup, de refermer son clapet. C’est ça le désir de la mère. Alors j’ai essayé d’expliquer qu’il y avait quelque chose de rassurant… Il y a un rouleau, en pierre, bien sûr, qui est là en puissance au niveau du clapet, et ça retient, ça coince… C’est le rouleau qui vous met à l’abri, si tout-à-coup ça se referme. ». Voilà le risque toujours couru à s’en tenir au niveau de l’amour, il y faut une limite.

Pour empêcher la fusion et avec elle la disparition du petit sujet dans la jouissance de l’Autre, il faut qu’opère la métaphore paternelle et que le phallus symbolique qui s’en produit et qui représente la loi, autrement dit l’interdit de l’inceste, libère l’enfant de sa fonction de phallus imaginaire. Il faut que la parole d’un père vienne faire entendre qu’ils ne peuvent pas faire Un ces deux-là qui s’aiment, parce qu’il est là. Intervention indispensable pour que l’enfant puisse exister comme sujet. Mais la parole du père n’a pas toujours ce pouvoir, c’est le cas notamment lorsqu’il n’a pas lui-même pu accéder à ou pu assumer sa propre castration, lorsqu’il est lui-même en difficulté avec la jouissance, qu’il n’a pas pour lui-même la capacité d’y mettre une limite. C’est le cas par excellence du père violent (avec les objets ou avec son entourage), pour qui la parole ne fait pas loi.

Pour un enfant placé, la séparation d’avec la mère alimente l’illusion que c’est la mère qui manque et que c’est l’amour maternel que demande l’enfant par ses agissements. C’est effectivement sous cette forme que les choses se présentent, mais à écouter la demande on entend que c’est du côté du père que se situe le manque.

Lorsque la fonction paternelle, celle qui inscrit la loi de l’interdit de l’inceste, n’a pas opéré, l’enfant se retrouve livré à une satisfaction pulsionnelle sans limite : c’est son agitation, ses comportements destructeurs, ses cris. Le défaut de symbolisation le pousse à re-présenter, par sa propre violence, dans sa famille d’accueil notamment, et partout ailleurs où un lieu d’adresse lui est offert, la violence sans point d’arrêt dont il a été le spectateur. Autrement dit dans ses gestes, c’est  le « père réel » que mime l’enfant, comme cela a déjà souvent remarqué dans la clinique des enfants placés. L’enfant rejoue les scènes dont il a été spectateur, et devient acteur de leur violence. J’en ai fait les frais, de manière  circonscrite, mais répétée, avec l’enfant qui en appelle au Un, toujours très précisément lorsqu’il avait revu ses parents à l’occasion d’un week end: il fallait vider les pots de crayons et les faire voler à travers la pièce en un jet qui les éparpillait. J’étais d’abord celle qui accepte de ramasser et de rassembler. Il fallait parfois m’attaquer, parfois avec une règle qui bien sûr se rompait. Là j’étais celle qui détourne le geste et invite à la chorégraphie. Mais il s’agit évidemment que l’enfant parle, parle afin de ne pas rester aux prises de ce réel brut qui n’a pas été accompagné de paroles mais de vociférations, répétées elles aussi par l’enfant (les injures fusent, d’une manière qui avoisine un Gilles de la Tourette). Il s’agit surtout de faire entendre à l’enfant que la parole a des lois.

Ce qui apaise l’enfant, c’est d’avoir affaire à cette instance fixe et durable qui s’appelle le Nom du père. Voilà ce qu’à quatre ans, l’enfant qui en appelle au Un a compris : il a besoin d’une instance qui tienne, et je dis besoin car il sait que c’est une question de vie ou de mort, que c’est sa vie qui est en danger lorsque cette butée est inexistante, sa vie biologique car le danger dans lequel il se met est souvent réel (les idées suicidaires du très jeune enfant ne manquent pas dans cette clinique) et sa vie de sujet.

Les attitudes violentes de cet enfant, qui le caractérisent au point qu’il y est réduit dans le discours que les adultes tiennent sur lui, ces attitudes relèvent d’une identification imaginaire au père réel et signalent le défaut d’identification symbolique de cet enfant, l’identification au père symbolique par lequel il se sauve de l’engloutissement par la mère. Cette identification qui sauve, nous savons que c’est l’identification au trait qui en fait un père symbolique, le trait qui incarne sa puissance séparatrice. Ce trait, Lacan l’appelle « insigne » dans les Formations de l’inconscient. Je l’écrirai : Un-signe, c’est un signe, un élément imaginaire qui prend valeur de signifiant, se découpe dans la perception qu’a l’enfant de la figure paternelle, l’imago. Il se découpe comme unité signifiante ayant valeur organisatrice pour le petit sujet. Cette identification de signifiant n’est pas rendue impossible par la défaillance symbolique du père réel, mais tout se présente comme si elle n’opérait pas car l’enfant ne peut pas y prendre appui. En cure, l’enfant cherche alors un signifiant sur lequel il peut miser, celui-ci émerge au décours de ses élaborations et c’est alors une bascule, le moment d’une métamorphose, d’abord dans le cadre de la cure puis au-delà, le discours s’ordonne.

Je reviens à mon petit patient. Un matin, alors que dans la salle d’attente l’assistante familiale me confiait son incertitude quant à la poursuite du placement de cet enfant chez elle et même des soins engagés au Cmpp, et concluait par un « mais je ne sais rien, on ne m’a rien dit », il s’était exclamé : « moi je sais tout ». Un instant après, dans mon bureau, ayant réussi à me dire « je vais changer de famille d’accueil », il introduisait dans nos séances par une inscription en deux exemplaires l’un au-dessus de l’autre au feutre rouge sur un mouchoir en papier le signifiant « aligator » (un seul l) comme sorti de nulle part. Lui faisant remarquer qu’il introduisait des bêtes effrayantes dans mon bureau, bêtes qui pouvaient manger un enfant, il me répond : « c’est un mot, pas une bête, et ça mange les psychologues pas sages ». Je n’avais qu’à bien me tenir, c’est-à-dire assurer que ce lieu fixe que j’incarne n’allait pas vaciller avec le changement de famille. Mais cet aligator avec ce L perdu qui allait veiller au maintien des séances, c’était lui, même si c’est moi à la fin de la séance qui ai promis, solennelle et périlleuse promesse, de tout faire pour continuer à le recevoir où qu’il soit déplacé. Je suis alors cette chose solide et immobile, que cet enfant retrouve chaque semaine à la même place. Rouleau de pierre, je n’ai pas interêt à mollir…Le crocodile ou aussi bien l’ « aligator » c’est ce danger qui plane sur l’enfant de disparaître comme sujet, danger qu’il est devenu lui-même pour lui-même. Le l en moins m’a semblé rassurant, indice du refoulement qui a eu lieu : cette figure du crocodile n’est plus toute-puissante, et ce L qui a chu c’est celui de son patronyme.

L’amour donc ne suffit pas, et c’est l’impasse de tout accueil de ces enfants séparés de leurs parents qui s’y limiterait. Bien sûr tout le monde est d’accord sur le fait que c’est un rôle éducatif qui est imparti à une assistante familiale, mais d’une femme qui se présente comme une mère l’enfant attend toujours autre chose. Ainsi de toute femme, mon jeune patient réclame des caresses. Même impasse pour moi si je me prête trop au jeu de l’amour maternel. Il n’est jamais loin et la cure, dans ses régressions, inévitablement bien sûr le convoque.

Ainsi dans la séquence qui suit. Cet enfant qui ordinairement s’agite en tout lieu, je le trouve toujours absolument calme, plongé dans un magazine qu’il cherche à déchiffrer, lorsque j’arrive au cmpp pour sa séance matinale (du fait de cet horaire il est là avant moi et je le fais a-ttendre). Je lui propose toujours de me suivre avec ce qu’il lit. Une fois, une fois seulement, il me demande de lire. Il est alors tout contre moi, nous partageons le fauteuil de mon bureau (même s’il préfèrerait être sur mes genoux car, dit-il « c’est sur toi que je suis bien », j’énonce que sa place est à mon côté, et il l’accepte). Je lis donc. Sa petite main se glisse alors jusqu’à la mienne et en caresse le dessus en même temps qu’il écoute. Même si c’est une histoire de sorcière, c’est le ton que j’y mets, à voix très douce, et la musique qui s’en produit qui a induit cette tendresse : que caresse-t-il alors, cet enfant ? Ce n’est pas la main d’une mère, car cette main est aussi celle que je lui tends fermement lorsqu’il veut me serrer dans ses bras pour me dire au revoir. Ce qu’il caresse c’est surtout la voix de quelqu’un qui lit, la caresse allant au rythme de cette voix. Cette voix qui ne crie pas, c’est là ce que je lui offre, car cette lecture lui est adressée. Une preuve d’amour sans doute, mais de quel amour ? Bien sûr il s’agit là pour l’analyste comme dans toute cure de se faire objet manquant, objet cause du désir et qui fait causer. L’analyste offre un lieu où d’être entendue, la parole de l’enfant résonne et devient créatrice. De rencontrer ce semblant d’objet l’enfant d’abord étonné, est apaisé. Et de cet apaisement peut advenir une parole plus posée, mieux organisée. L’objet cherché peut s’effleurer, peut-être même se décliner. Par là un monde s’organise pour l’enfant. Dans la leçon V d’Encore, Lacan dit que le sens est donné par le sentiment que chacun a de faire partie de son monde tout au moins, c’est à dire de sa petite famille ». Qu’en est-il du sens quand la famille est un vain mot ? Voilà ce qui se reconstruit dans l’espace de la séance et de séance en séance, par ces rendez-vous réguliers dans un lieu toujours le même et si clairement délimité. Voilà à quoi sert l’amour de transfert. Mais de savoir qu’il s’agit de transfert, l’analyste sait aussi que ce qui se construit se construit sur et autour d’un manque qui est à préserver. L’amour pour l’analyste est un amour pour ce qu’il représente, et par sa présence paradoxale, faite d’apparitions et de disparitions à un rythme très réglé, il garantit l’accès au Un du signifiant. Ce n’est à aucun moment un amour s’illusionnant de la possibilité de la fusion. 

Y a-t-il quelqu’un pour entendre ma demande d’amour ? Bien sûr il faut commencer par là, avant de pouvoir entendre que dans ma demande d’amour je demande à être entendu comme sujet et qu’à partir de là ce n’est plus à d’hypothétiques parents que je m’adresse mais à ce qui fera écho à ma parole, tout ce qui pourra représenter l’Autre. « Des uns, dit Lacan dans Encore, il y en autant qu’on voudra », et ce ne sont pas des individus, mais des signifiants. Melman répétait souvent que le père symbolique, c’est le Un, c’est-à-dire ce qui fait la coupure entre les signifiants, les constitue comme unités signifiantes et rend leur articulation, autrement dit la parole, possible. Donner la parole à un enfant et lui témoigner de ses effets vient marquer chez l’enfant sa soumission au signifiant, qu’il est toujours représenté par un signifiant et que c’est comme cela qu’il existe et qu’il vaut dans le seul monde qui soit pour l’être humain, le monde du langage. De quoi supporter d’être un enfant placé et déplacé.

Bien sûr les signifiants, surtout s’ils deviennent des signifiants maîtres, servent toujours à recouvrir le trou laissé par l’objet perdu. Il s’agit de ne pas en être dupe, et l’enfant placé a là-dessus une longueur d’avance qu’il est possible de lui faire entendre en considérant le travail avec lui comme un travail de deuil. Un jour qu’il tentait une nouvelle fois, comme souvent, d’appeler avec mon téléphone, je lui affirmais : « tu sais très bien que personne ne répond ». Je me suis trouvée cruelle, et pourtant. Il m’a répondu :  « Je vais écrire ». A qui ses écritures sont-elles adressées ? Il a encore l’élan de vouloir les montrer, comme des exploits phalliques, à Mamoune, l’assistante familiale, mais il y renonce facilement quand je lui rappelle le caractère secret de notre travail. Et pourtant, il lui faut bien une adresse. La figure maternelle reste l’adresse privilégiée, mais amenée à voler en éclat à chaque déplacement, il va bien falloir s’en dispenser.

Heureusement cet enfant saura lire avant l’entrée en cp cela ne fait pas de doute. Il a trouvé dans le découpage des mots un point d’attache. Son désir d’écrire est présent dans les séances depuis le début. Même si les crayons commençaient par voler, il finissait toujours par écrire, du haut de ses quatre ans, d’abord des lignes sans coupures mais présentant une modulation qu’il avait besoin d’afficher au mur, puis ce fut son prénom en lettres capitales aux traits disjoints. Le jour où il m’apprenait qu’il allait changer de famille d’accueil, le jour de l’ « aligator », il me demandait d’apprendre à écrire en attaché…autrement dit à assembler les lettres éparses.

Post-Scriptum : ce que je vous ai raconté là a pris pour moi l’allure d’un conte de Noël lorsque j’ai retrouvé cet enfant à la rentrée de janvier. Il avait intégré une Maison d’enfants pendant les vacances, solution juste que je considérais avec optimisme, mais c’était sans compter le retour des figures parentales réelles dans son espace en reconstruction. Lors de sa première séance de l’année, déposé au Cmpp sans plus personne pour l’accompagner, sa parole était réduite à des « putain » répétés seule réponse à toute adresse à son endroit, les gestes n’étaient plus que coups et jets d’objet. Paroles et gestes du père, dans un corps déshabité, plus rien d’autre. Le petit sujet était devenu inaccessible. La séance, pour la première fois, était rendue impossible. La veille de cette reprise la mère, dont il était sans nouvelles depuis presque un an, lui avait rendu visite.