Vérité
17 mars 2000

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NUSINOVICI Valentin
Textes
Concepts psychanalytiques

Ce texte est un article écrit pour le Dictionnaire de la psychanalyse paru aux éditions Larousse qui nous ont autorisé à le reproduire. Ce Dictionnaire en est à sa troisième édition, organisée par R. Chemama et B. Vandermersch

(anglais : Truth, allemand : Warheit)

Dimension essentielle de l’expérience psychanalytique parce qu’elle n’a, dans le sens que lui donne J. Lacan, d’autre fondement que la parole.

Dans un de ses grands textes conclusifs (L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, 1937) S. Freud écrit que « la relation psychanalytique est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire la reconnaissance de la réalité. » Voilà qui peut sembler aisément recevable, et pourtant : de quelle vérité et de quelle réalité s’agit-il, quel rapport y a-t-il entre vérité et réalité et que signifie l’amour de la vérité ? Ce sont des questions que Lacan reprendra souvent, toujours en tenant compte des points de vue des philosophes et des logiciens mais en ayant posé d’emblée que la vérité ne peut avoir d’autre fondement que la parole et en s’efforçant d’en tirer les conséquences.

« La parole apparaît d’autant plus vraiment une parole que la vérité est moins fondée dans ce qu’on appelle l’adéquation à la chose. » (Écrits) Heidegger avait montré comment la vérité, à l’origine aletheia (dévoilement) devient, après Platon, adequatio rei et intellectus et il avait souligné l’importance prise du même coup par le regard qui constate cette adéquation et par l’Idéal qui la garantit. Lacan, qui réfute lui-aussi la définition classique de la philosophie occidentale, le fait à partir de sa conception du signifiant ce qui l’amène à distinguer la tromperie de la feinte propre à l’animal, à ne pas opposer comme leur contraire vérité à la tromperie et au mensonge, et à ne pas situer dans un référent la garantie de la vérité.  » Il est clair que la parole ne commence qu’avec le passage de la feinte à l’ordre du signifiant et que le signifiant exige un autre lieu – le lieu de l’Autre, l’Autre témoin, le témoin Autre qu’aucun des partenaires – pour que la Parole qu’il supporte puisse mentir c’est-à-dire se poser comme Vérité. Ainsi c’est d’ailleurs que de la Réalité qu’elle concerne que la Vérité tire sa garantie : c’est de la Parole. Comme c’est d’elle qu’elle reçoit cette marque qui l’institue dans une structure de fiction. » (Subversion du sujet et didactique du désir. Écrits).

Pour montrer comment la parole instaure la dimension de la vérité, Lacan recourt volontiers à l’histoire juive reprise de Freud : « Pourquoi me mens-tu en me disant que tu vas à Lemberg pour que je croie que tu vas à Cracovie alors que tu vas vraiment à Lemberg ? »

L’interlocuteur, on le voit, n’a pas simplement affaire à un énoncé – « je vais à Lemberg » – dont il devrait trancher du caractère vrai ou faux. Il éprouve que la tromperie coïncide avec un énoncé vrai (disons plutôt : exact). La tromperie se situe donc dans un autre registre que celui de l’énoncé, ce registre est celui du sujet et de l’énonciation, et implique le lieu de l’Autre. C’est l’Autre qui est pris à témoin par l’interlocuteur quand celui-ci s’écrie : « Pourquoi me mens-tu… ? » La dimension de la vérité apparaît ainsi corrélative de l’Altérité parce qu’elle est introduite par le signifiant mais cela ne signifie pas qu’elle trouve dans l’Autre aucun garant dernier.

Supposons un analysant disant : « Je mens ». Pour les logiciens ce serait là un paradoxe que certains, avec Russell, résoudraient en distinguant des niveaux de langage : mentir et dire qu’on ment se situeraient à deux niveaux de langage différents si bien que celui qui dit qu’il ment dit effectivement la vérité. Si le psychanalyste adopte cette position – comme le ceux qui postulent une partie saine du moi avec laquelle ils peuvent débattre de la vérité – il tient le sujet quitte de sa division alors que c’est justement par cette division qu’il y a vérité. La distinction permanente est celle de l’énoncé et de l’énonciation (séminaire 1964 « Les quatre concepts… » 1964-1973) L’intervention de l’analyste ne vise pas le « je » qui s’affirme dans l’énoncé – ce serait alors une relation duelle – elle doit intéresser le sujet de l’énonciation de façon à ce que l’analysant à qui son message échappe puisse l’entendre en retour comme un « je te trompe » tandis qu’il entend la ponctuation de l’analyste comme un « tu dis la vérité ». C’est la révélation, dans le transfert, de la tromperie inconsciente qui produit un effet de vérité. Celui-ci est obtenu parce que l’analyste, au fait de l’ambiguïté de toute assertion, ne s’éprouve pas trompé, à la différence de l’interlocuteur de l’histoire juive.

L’analyste fait entendre à l’analysant la vérité de son dire, il ne se met pas en posture de lui  » dire le vrai sur le vrai  » ce qui est impossible puisqu’il n’y a pas de métalangage (ce qu’écrit le mathème. Du côté de l’analysant l’effet de vérité, fondamental pour le progrès de la cure, « culmine dans un voilé irréductible ». Là encore Lacan fait référence à Heidegger mais pour lui la vérité dévoile et cache à la fois cela ne tient pas à la nature de l’être mais, au manque à être que détermine le signifiant, au réel qu’il met en place. C’est parce qu’il y a ce réel que celui qui s’efforce de dire la vérité ne fait que la « midire » et qu’il lui donne « structure de fiction ». Mais s’il en est ainsi on peut dire qu’en dernier terme la vérité ce sera la reconnaissance de ce réel qui est manque à être pour le sujet. C’est en ce sens que Lacan dit que la vérité est étrangère, inhumaine et qu’il est du sort de tous d’en refuser l’horrible. Du coup c’est elle qui parle (cf le fameux « moi la vérité je parle » dans « La chose freudienne », Écrits). Elle parle dans les formations de l’inconscient et dans les symptômes. La vérité des symptômes névrotiques, dit Lacan, c’est d’avoir la vérité comme cause.

Peut-on alors aimer la vérité ? Lacan ironise à propos de l’amour de la vérité et met en gare de contre un amour qui ne porterait que sur les manifestations symptomatiques de la vérité, ne renoncerait pas à la jouissance qu’elles procurent et ancrerait par là dans l’impuissance. (séminaire 1969-1970, « L’envers de la psychanalyse » 1991) L’impératif freudien – wo es war soll ich werden, là ou c’était je dois advenir – prescrit, dit Lacan, le chemin vers la vérité. A son terme la cure devrait aboutir à une vérité « incurable », une vérité « pas sans savoir » qui n’implique nulle exhaustion du savoir inconscient mais un savoir sur la structure, son impossible qu’elle met en place (c’est ce savoir qui est en place de vérité dans le discours analytique)