Variétés et vérités du comique
25 février 2014

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MEGHAÏZEROU Miriem
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Les catégories du comique sont très proches et Freud tente d’établir une distinction précise, en prenant appui sur des esthéticiens et des théoriciens, tels Fischer, Kant, Bergson, et d’autres encore (chapitre VIII). Pour ma part, j’ai eu du mal à le suivre de près dans toutes les tentatives de discrimination. Il dresse une typologie du comique (de gestes, de situation, le naïf, la caricature, la parodie, le burlesque, le démasquage), toujours pour tenter de caractériser l’essence du Witz : après avoir dit que le Witz est une catégorie du comique, il reprend finalement l’idée que ces types de comique sont pris dans une structure duelle, là où le Witz relève d’une technique en relation avec l’inconscient et qu’il doit être authentifié par la « dritte Person. »

Je pense que sur cette question de la ligne de partage entre les formes du comique et le Witz, s’il est parfois délicat de trancher – est-ce une blague ou un ME ? – , c’est sans doute que ces catégories et formes sont difficiles à appréhender intellectuellement. Et quand bien même la démarche inductive est précieuse et honnête – Freud part d’exemples pour définir l’essence du genre, elle achoppe, car le catalogue n’épuise pas les ressources de la chaîne littérale.

Finalement, le trait surgi de l’inconscient, révélant des tendances et capable de transformer un drame humain en humaine comédie, est peut-être la seule caractéristique de l’essence du Witz. J’ajouterai que, sur ce point, il faut faire confiance à sa propre bêtise et se laisser mener par le bout de la langue : il y a quelque chose d’intuitif, un « je ne sais quoi » ou un « presque rien » qui ont trait à l’objet a, insaisissable et fulgurant.

Alors ce rire ou ce plaisir permettent de considérer les enjeux esthétiques duWitz ; quant au dévoilement, lié à la tendance, il révèle, derrière des procédésrhétoriques, des enjeux éthiques. Ce sont ces dimensions que privilégie mon titre : variétés et vérités du comique.

Esthétique du Witz

Dans « Les tendances du mot d’esprit » (éd. Folio, p. 185), Freud s’interroge : « la sensation de plaisir éprouvée par l’auditeur ne peut provenir ni de la tendance du ME, ni de son contenu de pensée » et il met cette sensation de plaisir sur le compte de la technique du Witz. Citant Fischer, il parle d’une jouissance du mode de représentation qui est une caractéristique inhérente à l’esthétique.

Le ME comporte des figures ; elles sont pourvoyeuses de plaisir quand on y décèle des procédés esthétiques (effets de sens qui surgissent d’une construction, d’une forme). Par ailleurs, la condensation du Witz, au même titre que la figuration d’un tableau, joue sur une saisie simultanée des figures. LeWitz possède ainsi les caractéristiques diachroniques du récit (il exige une temporalité pour se déployer) et les caractéristiques synchroniques de l’image (il fait coexister les figures dans le même temps).

D’un point de vue linguistique, nous pouvons aussi prolonger cette analyse. Dans la leçon du 13 nov. 1957 du Séminaire V, Lacan convoque Jakobson : l’axe syntagmatique s’empare des sèmes de l’axe paradigmatique et les organise dans de nouvelles significations. Comme le lapsus ou l’équivoque, leWitz condense ainsi plusieurs niveaux énonciatifs, dans un feuilletage d’énoncés.

Je prends l’exemple de Freud citant Heine, qui a dû « subir » à l’école « tant de latin, de raclées et de géographie. » Sont mis sur le même plan, juxtaposés et coordonnés, des termes qui appartiennent à des domaines différents : les disciplines scolaires et la correction disciplinaire. Cela crée deux niveaux énonciatifs différents – et l’un des deux est critique – réunis dans la figure du zeugme (réunion sur le même plan de deux éléments, via un élément commun non répété, accompagné généralement d’un effet d’incohérence lexicale ou de rupture syntaxique).

Le dialogue du boulanger et de l’aubergiste, qui a un panaris suppurant : « Tu as dû tremper ton doigt dans ta bière – Non, mais je me suis enfoncé sous l’ongle une miette de ton pain. » Le retour à l’envoyeur relève de l’efficace de la figure du parallélisme. Effet métonymique qui tient à l’éclaboussure et au déplacement. Rappelons-nous le trait de Dom Juan, cité par Lacan : il rapporte la scène du pauvre, acte II, scène 2. Le pauvre demande l’aumône et Dom Juan, après moult provocations, la lui donne « pour l’amour de l’humanité. » Scandale du blasphème, de la dégradation burlesque du sacré, et effet de beauté.

Quel que soit l’exemple que l’on choisisse chez Freud, on peut relever un certain nombre de figures de rhétorique qui organisent le discours. Je peux en citer d’autres qui n’ont qu’une valeur de confirmation que le plaisir a partie liée avec des procédés esthétiques et rhétoriques (ne citer que si l’occasion s’y prête).

Pour la figuration par le contraire, ou le « non » est remplacé par un « oui mais. » Le dialogue entre le duc Charles de Wurtemberg et le teinturier :« Pourriez-vous teindre en bleu mon cheval blanc ? – Certes, oui, Monseigneur. A condition qu’il supporte l’ébullition. » Hyperbate + Epanorthose : rallonge (c’est l’inattendu) et correction du propos (redistribution des places).

« Faire l’apprentissage de la vie, c’est apprendre qu’on ne souhaitait pas apprendre. » La dérivation apprendre / apprentissage + paradoxe, syllepse, concaténation.

Faire jaillir en apparence une idée de son contraire (attente trompée) : la femme qui a bien plus d’une ressemblance avec la Vénus de Milo : vieille, édentée, corps jaunâtre, tâches blanches… (Heine). Mais aussi l’histoire juive : « Je prends un bain tous les ans, que j’en aie besoin ou non. »

Pour prolonger ce « séminaire de divertissement », je rapporterais volontiers cet échange entre Voltaire et Frédéric II. Le tsar écrivit, à table, une épigramme adressée à Voltaire. Il lui demanda de la lire à haute voix : « Voltaire est le premier des ânes ». Le papier était signé « Frédéric II » et Voltaire imprima à la lecture sa propre scansion : « Voltaire est le premier des ânes ; Frédéric, le Deuxième. » (En allemand, « der Zweiten », l’ordinal, abrégé, s’écrit de la même façon que le cardinal.)

Il y a cependant un côté illusoire et brillant à usurper sa légitimité dans un mouvement de fulgurance qui joue d’une tension, d’un tour de force, dont on n’est même pas l’auteur. Et cette usurpation de légitimité est d’autant plus pénible qu’elle redistribue les cartes et les places. Peut-être que le raisonnement est beau, mais en tout cas il est faux !

C’est beau, mais c’est faux ! Stratégies sophistiques

La rhétorique classique invite à se méfier des mots d’esprit car ils manipulent la valeur de vérité d’un énoncé. Des grammairiens et rhétoriciens tels que Bouhours (La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, 1687) ou Fénelon (Dialogues sur l’Eloquence, 1687) font valoir qu’un excès de style ou de génie sont les ferments du libertinage et de l’incivisme.

Cette manière tordue de raisonner apparaît clairement dans les mots d’esprit rapportés par Freud concernant les non-sens : c’est l’anecdote du salon de thé, où le client échange une part de tarte contre de la liqueur, et par cet échange, refuse de payer l’addition. Le Witz massacre-t-il la raison sur l’échafaud des bons mots ? Si oui, ce sacrifice de la raison, est-il pour autant un sacrifice du sens ? La gêne est-elle liée à l’agacement d’un agrément qui contrevient à la logique, ou à l’agacement d’une vérité qui surgit en dépit du (bon) sens ?

Freud distingue bien un sens, une tendance. Ce qui agace ? C’est que la passion se pare des oripeaux de la raison et celui qui se payerait de mots pour se faire entendre, se trouve impuissant à imposer sa clarté face à l’éclair duWitz. Le faux-raisonnement s’impose et ne se discute pas. Il captive par son habileté et sa mauvaise foi conjuguées ; il congédie le dialogue et la dialectique, l’usurpateur devient ainsi inexpugnable.

J’ai, un jour, confisqué un téléphone portable à un élève. Sa mère est venue au lycée pour le récupérer et m’a mise ainsi en accusation : « Vous n’avez pas à confisquer le téléphone de mon fils : ce n’est pas de sa faute s’il a sonné, c’est de la mienne puisque c’est moi qui l’ai appelé. » (D’un point de vue de la logique communicative, il y a un point de départ, un support de communication, qui est : « vous n’avez pas à confisquer le téléphone de mon fils ». L’information nouvelle est constituée par le deuxième segment de la phrase : « ce n’est pas de sa faute, c’est de la mienne, puisque c’est moi qui l’ai appelé ». Ce qu’elle pose comme nouveauté, comme prédicat, c’est que c’est elle la cause d’une situation déjà donnée, dont je n’ai pas à discuter.) Elle renverse ainsi la valeur de vérité de mon énoncé, et du même coup discute ma légitimité en avançant la sienne : « chute du sens », « dévalorisation du sens », « réduction du sens », dit Lacan (27 nov. 1957). Les valeurs mises en avant : « en contraste », « sur un autre versant », « un autre registre. »

Freud nous avertit : « partout c’est la victoire de l’automatisme sur la rectification appropriée de la pensée et du propos. » Il en pointe le non-sens, l’absurde.

« Dans le cas des ME fondés sur un non-sens, une des conceptions, qui ne prend en considération que la lettre de l’énoncé, y voit un non-sens ; l’autre, qui, en suivant les allusions, accomplit chez le lecteur le chemin à travers l’inconscient, trouve le sens, qui est remarquable » (Freud). Ce non-sens, il est à même de nous révéler une tendance, certes, mais aussi une vérité sur notre humaine condition, notre humaine comédie aussi, et, comme au Carnaval de redistribuer les places le temps de la fête. Mensonges et révélations : quelle éthique ?

Ethique du Witz : c’est les Fratellini chez Pascal

Je reprends et renverse le bon mot de Jean Anouilh qui disait du théâtre de Beckett que c’était « les Pensées de Pascal chez les Fratellini ». Quand le Witzfait irruption sur scène, il transforme n’importe quel drame en comédie. Voyons un de ces bons mots auxquels notre Président nous a habitués : lorsque le Pape Benoît XVI a démissionné, M. Hollande a dit de la France qu’elle ne présenterait pas de candidat. Dégradation du sacré, par assimilation à une campagne électorale profane. Plus récemment sa saillie, lors d’une conférence de presse, sur son Ministre de l’Intérieur revenu « sain et sauf » d’Algérie, n’a pas été du goût de tous. Que ce soit une histoire d’intoxication aux fruits de mer ou une histoire de sécurité intérieure, l’ambiguïté du propos a laissé planer le doute sur la déférence du Président de la République, elle a mis au jour une tendance cynique, certes, mais ces traits produisent aussi un effet de soulagement : la communauté des rieurs ou des railleurs se trouve partager un même univers de valeurs, cela crée une complicité, et sans doute qu’au terme d’un jeu d’identifications la structure tripartite du Witz est rabattue sur une structure bipartite.

En tout cas, se pose la question du tiers, parce que, nous l’avons vu hier, le Witz est un phénomène culturel. Tout autant que de dépendre d’une situation d’énonciation, il dépend d’un contexte culturel et social. Freud nous dit qu’il faut des « conditions subjectives particulières » pour pouvoir jouir du plaisir que procure le Witz, une humeur adaptée à l’occasion, pour que le trait qui tombe soit relayé par ce tiers qui vient en confirmer l’humour. Il est vrai qu’humeur ethumour partagent la même étymologie, mais avançons qu’à la circonstance, il faille aussi ajouter des conditions culturelles, historiques et sociales particulières pour que le Witz opère. Mais ce n’est pas seulement le contexte qui importe, c’est aussi la situation d’énonciation : le Witz est fécondé dans la tension d’un moment ou d’une relation. Ce ME fera-t-il autant rire dans cinquante ans, s’il est rapporté dans les livres d’histoire ?

Si nous prenons l’exemple du saumon à la mayonnaise, nous voyons que la démonétisation du plat aujourd’hui produit une dé-sémantisation du Witz. Certes, le raisonnement du mangeur de saumon est toujours aussi faux, et tout aussi brillamment paré d’une logique, mais l’affaiblissement sémantique amoindrit la provocation : le plat de saumon se consomme aujourd’hui à moindre et nouveau frai(s), si je puis dire.

Ainsi, l’économie réalisée perd de son intérêt quand le contexte culturel édulcore le sens et que le Witz demande un redéploiement sémantique pour être saisi.

Si le contexte culturel importe, il en est de même pour la situation d’énonciation, avons-nous dit : le Witz n’a pas la même force, ni le même sens, en fonction des personnes en présence. S’il y avait eu un représentant de la diplomatie algérienne parmi les interlocuteurs du Président, on aurait alors pu parler d’attaque ad hominem. En l’occurrence, ce que ce ME a pointé, c’est une faille sécuritaire dans un pays qui, pourtant, possède une très puissante armée. En cela, il se rapproche du burlesque.

Comme la comédie, dont Molière disait qu’elle corrigeait les mœurs par le rire, reprenant la locution latine « castigat ridendo mores », le Witz révèle nos mœurs : et pas seulement celles de son auteur.

Nous avons parlé des tendances hier, mais quelles tendances vient satisfaire un trait comme « Trieweiler moins, pour Gayet plus » ? Je veux dire : Freud a mis en avant les aspects culturels du Witz obscène : milieu de petites gens, on rit beaucoup et devant les femmes ; milieu cultivé et raffiné, les hommes rient sans les femmes. Par ailleurs, tout le monde ne rit pas pour les mêmes raison : ceux qui se vengent de M. Hollande et sont satisfaits que cette révélation soit faite, ceux qui se vengent de M. Sarkozy et sont heureux qu’un jeu de mots obscène dégrade et renverse un slogan de campagne qui les as trompés, maris jaloux, les femmes cocues : bref, il y a tout un jeu d’identifications. Cependant, on peut avoir n’avoir de plaisir qu’à l’exercice du S1 et du jeu de la lettre.

Pour ces raisons, il me semble intéressant de s’interroger sur la place qu’occupe le rieur : du tiers au double, il n’y a souvent qu’un pas et je pense que c’est du fait de cette effraction de l’objet a qu’il faille se mettre en quête d’un ralliement. Peut-être en tiers, mais pas tout seul !

Le Witz n’est pas nécessairement comique. Il peut offusquer, partager des caractéristiques avec l’ironie et pour autant, il reste un trait de l’esprit, une trouvaille, un éclat de l’inconscient, qui débarque sur la scène des représentations de façon incongrue.

Le Witz est double, sans être diplomate : il congédie les faux-semblants et toute forme de courtoisie. Il autorise la vérité parce qu’il joue de l’équivoque et qu’elle apparaît de façon fulgurante dans un mi-dire. La force de dévoilement du trait nous permet d’apprécier les places et les discours : celle de l’énonciateur – mise au jour de la tendance ; celle de la cible, ridiculisée et dégradée, qui apparaît dans son humaine vérité, sans masque ni fard. Celle du rieur, enfin, témoin, certes, mais parfois identifié au complice ou à la cible.

Etienne Souriau, esthéticien contemporain, y voit plutôt l’affirmation d’un esprit libre, gracieux et léger. Vocabulaire d’Esthétique, article « Spirituel » : « Comme le gracieux, le spirituel donne l’impression de venir de soi-même et sans effort. L’inattendu y semble aussitôt tout naturel. En fait, si bien des mots d’esprit sont effectivement des improvisations, il est de soigneusement et même laborieusement préparés ; mais on ne s’en aperçoit pas. Ceci donne encore une autre impression de liberté : l’ébattement qui semble se jouer des entraves. Le spirituel a donc une atmosphère de légèreté, pourtant, l’esprit y est bien tension, le tonus unitif assurant une forme d’ensemble. C’est qu’il ne faut pas confondre l’effort et la force, l’effort est dû à un manque de force puisqu’il faut se donner beaucoup de mal pour atteindre ce qu’une personne plus vigoureuse réussit sans peiner. On peut donc difficilement admettre que le spirituel soit l’épargne d’une dépense d’énergie, quoi qu’on en die ; mais c’est une dépense heureuse, comme la grâce d’un danseur. »

Alors, « mécanique plaquée sur du vivant » ou « grâce du danseur » ? Du pas de danse au pas de sens, il n’y a effectivement qu’un pas.

Conclusion : du peu de sens au pas de sens

Finalement, la tendance révèle l’interdit. Et la part de subjectivité qui consiste à développer le sens chacun à sa façon, à y attacher des affects (on prend en pitié le marieur, le mangeur de saumon) nous fait passer du « peu de sens » au « pas de sens ». Lacan insiste sur la position du grand Autre qui attrape ce qui est fuyant, ce qui est réalisé dans la métaphore et dans le déplacement, et qui, bien qu’insaisissable se dirige vers quelque chose où on ne peut entrer que par le biais du S1. L’inattendu de la pointe, la fugacité du concetto, font le caractère spirituel du Witz, plus que son aspect cocasse ou poétique (leçon du 11 déc. 1957). Dans cette fugacité et le surgissement d’un objet, se révèle l’économie générale de la fonction signifiante, celle de la métaphore et de la métonymie. Surgissement de l’objet en même temps que sa dissolution (on peut comprendre : la levée de l’inhibition est temporaire, elle lève un voile brièvement), et dont on ne saisit que les éclaboussures, les éclats, les étincelles.

Pour conclure, on pourra dire que le Witz, bien que participant d’une mécanique que Freud a soulignée, à la suite de Bergson, d’un automatisme de l’esprit, n’est pas pour autant figement de la langue, mais création de nouveaux sens dans les formations signifiantes (Le Séminaire V, leçon du 20 nov. 1957). C’est en cela que la tierce personne peut jouir du « plaisir de l’exercice du signifiant. »