Une perversion généralisée
20 juin 2003

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MELMAN Charles
Billets



Jean-Pierre Lebrun : Vous avez dit que nous étions passés d’une culture fondée sur le refoulement et donc sur la névrose, à une culture qui promeut plutôt la perversion. Mais qu’entendez-vous en ce cas par perversion ?

Charles Melman : Nous pourrions dire que notre désir est fondamentalement pervers en tant qu’il est organisé par un état de dépendance à l’endroit d’un objet dont la saisie réelle ou imaginaire assure la jouissance. Cette saisie est réelle pour la femme via le pénis de l’homme, imaginaire pour celui-ci par l’intermédiaire du corps de la femme. Si nous comprenons avec difficulté les perversions, c’est parce que nous sommes tous, de fait, normalement concernés de très près par celles-ci. Nous ne saisissons néanmoins pas très bien ce qui fait qu’en tant que névrosés, nous ne soyons pas pour autant pervers, même si nous sommes facilement fascinés par la perversion. La différence tient en ceci : pour le névrosé tout objet se présente sur fond d’absence, c’est ce que les psychanalystes appellent la castration. Le pervers quant à lui, va mettre l’accent sur la saisie de cet objet, il refuse en quelque sorte de périodiquement l’abandonner. Et il entre de ce fait dans une économie qui va le plonger dans une forme de dépendance vis-à-vis de cet objet, différente de celle que connaît le « normal », autrement dit le névrosé.

C’est à cause de la castration que le monde des objets vaut pour nous névrosés, c’est-à-dire que tout objet évoque pour nous l’instance phallique qu’il représente mais dont il n’épuise ni la présence, ni la réalité. C’est ainsi que pour un homme, une femme prend son prix du fait qu’elle est le support de cette instance phallique. Ce qui renvoie à tout ce qui a été dit sur la féminité comme mascarade par exemple. C’est ce qui interroge beaucoup de femmes sur ce qui fait leur prix pour un homme. On sait qu’elles se demandent volontiers ce qu’un homme leur veut, ce qu’il leur trouve. Une femme quant à elle, a un accès plus direct à l’objet réel, c’est-à-dire au pénis, même s’il n’est là qu’à titre représentatif, si je puis dire, de ce phallus qui fonctionne dans l’inconscient.

Autrement dit, pour les névrosés, tous les objets se détachent sur fond d’absence. Mais les pervers, quant à eux, se trouvent pris dans un mécanisme où ce qui organise la jouissance est la saisie de ce qui normalement échappe. Ils s’engagent de ce fait dans une économie singulière, ils entrent dans une dialectique très monotone de présence de l’objet en tant que total — l’objet absolu, l’objet vrai, véritable — et puis de son manque, de son absence. C’est ou bien la présence totale de l’objet ou bien son absence. Et c’est cette économie de son organisation libidinale qui règle la vie du pervers, quelle que soit sa perversion.

La perversion s’est donc régulièrement distinguée par le fait d’organiser le rapport à l’autre directement, ouvertement et de façon provocatrice autour et à propos de l’objet, disons pour faire simple, le phallus qui est conventionnellement interdit. Autrement dit, il s’agit d’exhiber en permanence ce qui ordinairement se trouve masqué, réservé, par exemple au moment de l’effusion amoureuse et de faire en sorte que d’emblée l’interlocuteur soit invité à la jouissance explicite, partagée de cet objet. Or il semble bien que ce soit devenu aujourd’hui un, voire le comportement ordinaire. Ce dispositif participe de ce qui alimente l’économie de marché, c’est-à-dire la constitution de communautés qui se regroupent autour du même objet explicite de satisfaction.

Jean-Pierre Lebrun : On vient de parler de cet objet qui doit être présent à tout prix ? Serait-ce cette présence à tout prix qui viendrait aujourd’hui écraser ce que vous avez repéré par exemple comme le lieu sacré ?

Charles Melman : Je le dirais un peu différemment. Cet objet n’est en général que simplement évoqué. L’effusion amoureuse est susceptible de provoquer une approche de cet objet, mais celui-ci reste néanmoins ordinairement voilé et énigmatique. Il continue d’être réel, donc hors du champ de la réalité. La mutation à laquelle nous assistons se manifeste par son exhibition impudique. Impudique non pas au sens moral, mais au sens clinique et physiologique. Autrement dit, l’objet bascule, il est aujourd’hui présent dans le champ de la réalité.

Jean-Pierre Lebrun : Vous mettez donc cet objet dans cette nouvelle économie dans une position inverse de celle qu’elle occupe dans le refoulement ?

Charles Melman : Le refoulement est alimenté, entretenu par ce qui est au départ un refoulement originaire, lui-même organisé par la chute, par la disparition, par l’éclipse de cet objet.

Jean-Pierre Lebrun : Donc c’est bien une sorte d’inversion, une manière de ne plus laisser exister la dimension de la perte

Charles Melman : Ce n’est pas tout à fait une inversion, parce qu’une inversion supposerait le renversement d’une position naturelle préalable. Or, dans la perversion, cet objet n’acquiert son prix que parce qu’il y a eu d’abord disparition. Il ne s’agit pas d’une inversion, mais d’un phénomène original d’annulation, ou plutôt de défi. Défi vis-à-vis de ce qui organiserait les convenances sociales autour de l’éjection de cet objet du champ de la réalité

Jean-Pierre Lebrun : Défi c’est proche du déni. Ne peut-on pas évoquer cette dimension-là ?

Charles Melman : Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un déni, car il est clair que, s’il n’y avait pas cette opération qui se veut transgressive, cet objet perdrait son prix. Il faut qu’il conserve cette part de péché originel qui le constitue, si je peux m’exprimer ainsi. Dans la perversion, s’il n’y avait plus l’occasion d’être dans le péché, du même coup cet objet perdrait de son intérêt. L’objet doit garder son caractère originel, marqué d’absence et d’éclipse, l’opération perverse permettant en quelque sorte de défier cette absence et cette éclipse. Et elle doit montrer qu’après tout on peut parfaitement se soutenir d’une jouissance qui ne serait plus faite seulement de l’approche de cet objet, mais bien de sa manipulation. Autrement dit, le pervers adore la Loi…