Une panne dans la transmission
21 juin 2025

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Jean-Pierre LEBRUN
Journées d'études

 

 

A l’occasion de sa première lettre adressée à Romain Rolland, datée du 4 mars 1923, Freud lui envoyait son dernier ouvrage, “Psychologie collective et analyse du moi” (paru en 1921) non que je tienne cet écrit, ajoutait-t-il, pour spécialement réussi, mais parce qu’Il montre le chemin qui conduit de l’analyse de l’individu à la compréhension de la socié. Voici donc clairement posée la légitimité de questionner le social.

 

Je voudrais précisément vous proposer une sorte d’état des lieux de ce qui se passe aujourd’hui dans le social. Je me réfère pour ce faire aux parties supérieures du schéma de la sexuation de Lacan. Il s’est d’abord agi de faire société (partie gauche) à partir d’une place d’’exception, soit le discours du maître. Le monde se perçoit alors comme vertical correspondant au modèle religieux et/ou patriarcal. C’étaient les femmes qui venaient en position d’Autre. Mais, comme l’a très bien décrit Norbert Elias, la plus grand révolution qu’ait connue notre civilisation occidentale depuis ses origines, est, au XXème siècle, l’accession des femmes à une identité qui leur soit propre ne dépendant plus de celle de leur père ou de leur mari[1].

 

Le monde qui se percevait comme vertical s’est alors perçu comme horizontal avec hommes et femmes en position d’épars désassortis comme l’écrit Lacan. De ce fait, un discrédit a été aussitôt jeté sur la verticalité et celle-ci se retrouve même aujourdhui d’emblée lue seulement comme domination.

 

Remarquons aussitôt qu’en effet, il y a deux manières de lire cette émancipation de la verticalité : soit comme impliquant la disparition de tout au-moins-un, soit comme permettant de relativiser ce dernier sans lui enlever sa légitimité de place logique.

 

La façon de vivre ensemble à l’horizontale avec cette confusion entre ces deux façons de lire ce passage va aussitot entraîner la difficulté de reconnaître encore à leurs justes places, celles de l’autorité, de l’altérité et de l’antériorité. Cette évolution aboutissant à survaloriser la volonté d’un chacun et à installer l’individu en place de fondement.

 

Lisons à ce propos quelques auteurs qui mettent cela très bien en évidence.

 

Ainsi Myriam Revault d’Allones écrit : La grande rupture de la modernité installe l’individu en posture de fondement. La question de la destination est désormais supplantée par la nécéssité de construire un ordre pilitique à partir d’une multiplicité d’individus ionstallée en posture de fondement avant toute constitution de lien social (… ) Comme si les individus mis en position de fondements, étaient porteursd de droits prélables avant d’être soumis à des devoirs et surtout avant même d’appartenir à la société politique.

 

Ou Gauchet :

Pour le dire “brutalement”écrit Gauchet, on ne voyait que le tout à l’intérieur duquel les parties devaient lutter pour se faire une place, on ne voit plus que les parties, sans le tout où elles prennent place, alors qu’il conditionne pourtant leur existence[2].

 

Ou encore Mark Hunyadi : Le commun n’est au final que l’agrégation d’actions individuelles. Or c’est d’une autre notion de commun dont nous avons besoin et il faut même dire c’est à une autre notion de commun que nous sommes acculés. (…) Il faut que l’individu libidinal soit porté par un but plus élevé que lui, il faut qu’il perce par le haut son cockpit nominaliste.[3]

 

Un possible cancer sociétal

 

Dans son livre Malaise dans la civilisation paru en 1929, Freud écrit : « Une bonne partie des luttes de l’humanité se concentre autour d’une unique tâche : trouver un équilibre approprié, c’est-à-dire satisfaisant entre les revendications individuelles et les exigences civilisationnelles de la collectivité ; savoir si telle organisation de la civilisation parviendra à instaurer ces équilibres ou si le conflit restera insoluble est un problème où se joue le sort de l’humanité[4].

 

L’enjeu qui est donc posé comme crucial, c’est de trouver un équilibre approprié entre revendications individuelles et exigences civilisationnelles ? il faut d’abord qu’il y ait deux impératifs qu’on doit pouvoir lire comme antagonistes, celle du sujet et celle du collectif. Or, c’est précisément là qu’aujourd’hui réside la difficulté et la confusion

 

Car, si dans le monde d’hier, cette opposition était clairement identifiable à tous niveaux – entre parents et enfants, enseignants et enseignés, pouvoir en place et opposition, verticalité et horizontalité … – la nouveauté de notre monde, c’est que la revendication sociétale nouvelle veut que la place soit d’abord donnée à la particularité d’un chacun, à l’individu. Les différents uns doivent donc prévaloir sur l’Un du collectif.

 

L’exigence civilisationnelle nouvelle se présente alors comme n’ayant plus d’autre objectif que de vouloir soutenir la revendication individuelle.

 

Pourtant, se référer à la société n’est pas la même chose que se référer aux individus qui la constituent. La société a la charge de perdurer au-delà de chacun.

 

Dans un tel contexte, c’est comme s’il n’était plus possible de maintenir la dialectique entre l’exigence civilisationnelle et la revendication individuelle ; s’annule de ce fait aussitôt qu’il faut travailler à rechercher un nouvel équilibre. Il suffirait de poursuivre inlassablement le développement des individualités. Nous sommes dès lors tous dopés à déceler tant que faire se peut toute inégalité !

 

C’est la raison pour laquelle on peut avancer que nous sommes face à un cancer sociétal quand, par exemple, nous ne voyons plus rien d’autre comme objectif que d’attribuer toute la légitimité aux revendications individuelles, sans plus de place pour une quelconque limite, sans vouloir prendre la mesure que c’est alors la nécessité de faire Un, d’un commun qui en vient à devoir passer à la trappe.

 

En effet, même ce qui s’impose à partir de la réalité par exemple anatomique – le sexe par exemple – ne fait plus autorité. Nous voyons cela dans la question du genre et du sexe; Le genre s’impose à partir du ressenti de l’individu ; le sexe à partir de l’anatomie.

 

Dans le guide EVRAS Belgique : une des formules prposées, c’esr comprendre que l’être humain peut avoir envie ou non d’une sexualité. Comme si le sujet pouvait choisir d’être sexué ou non !

 

Nous pouvons d’ailleurs constater les effets de cette promotion sans limite des droits individuels : un climat de violence permanente perceptible dans notre actualité par ceux qui acceptent encore de vouloir en savoir quelque chose mais inaudible à ceux qui se contentent de revendiquer avec la meute toujours davantage d’inclusivité.

 

Bref, à nous imaginer que l’on est libre de tout et qu’il s’agit de promouvoir cette dite liberté en guise de programme de société, la voie est ouverte pour poursuivre indéfiniment le combat dans une fuite en avant interminable. On peut alors aussitôt imaginer – aujourd’hui, on le voit à l’oeuvre – vers où nous allons si nous n’arrivons pas à retrouver ce qui nous contraint à chercher ce nouvel équilibre entre exigences civilisationnelles et revendications individuelles.

 

Et c’est bien ici que l’on retrouve l’intérêt de distinguer les deux façons de concevoir le collectif que nous avons évoquées plus haut.

 

Soit la modalité horizontale de faire société nous débarrasse de toute verticalité et ne prétend qu’à intensifier la passion de l’égalité. Pour ce faire, il suffit de lire toutes les dissymétries en terme de domination qu’il s’agirait de renverser.

 

Soit la prévalence de l’horizontalité ne supprime pas la verticalité qui a toujours « sa place logique » même lorsqu’elle ne fait plus la Loi et qu’il s’agit alors de veiller à ce qu’elle ne puisse plus légitimer une quelconque domination. Par contre, c’est à partir de cette dissymétrie reconnue comme irréductible que l’on peut et doit penser ce qui rend possible la confrontation des partis en présence. Auquel cas, ce serait à cet endroit que devra se trouver le nouvel équilibre que Freud nous invite à chercher.

 

Mais qu’avons-nous à transmettre ?

 

Je rappelle que toutes les caractéristiques de la condition humaine sont corrélées à un fait majeur parce qu’ombilical, à savoir que nous sommes les seuls animaux à posséder l’usage de la parole. C’est cette capacité de langage qui nous spécifie comme êtres humains et ceci suppose de nous soumettre à certaines contraintes : nous sommes des obligés par la parole !

L’usage de la langue exige en effet de l’enfant,

qu’il consente à renoncer à l’immédiat : `

qu’il ne pourra plus atteindre directement l’objet, qu’il devra avoir  consenti au deuil de l’objet.

Qu’il supporte la dissymétrie entre les places d’auditeur et de locuteur

Ce deuil inaugural de l’objet, c’est aussi ce qui est visé par l’interdit de l’inceste.

 

Mais comment s’opère cette transmssion ?

En toute logique, la question se pose alors de savoir comment se transmet ce deuil inaugural de l’objet ? Disons que dans le monde d’hier, c’étaient apparemment trois déterminants qui présidaient à l’acceptation de ce frein à la jouissance par l’enfant : la mère, le père (fonction paternelle) et l’enfant lui-même, chacun y contribuant à sa manière : la mère, en investissant totalement son enfant dans un premier temps mais en introduisant aussitôt, dans le même mouvement, l’abnégation qui s’avère nécessaire pour que son enfant soit d’emblée reconnu comme un futur sujet à part entière ;  le père ou quiconque faisant fonction qui aide l’enfant à pouvoir se séparer de sa mère et aussi, voire même surtout, à la mère de se séparer de son enfant. L’enfant lui-même qui devra intégrer cette perte et pour ce faire devra consentir à supporter la frustration que cette situation entraîne irréductiblement.

 

Ces trois déterminants paraissaient suffire dans le monde d’hier – celui de la civilisation oedipienne – mais en fait c’est parce qu’un quatrième élément allait de soi dans ce monde à prévalence verticale. L’élément qu’il faut ici en effet ajouter, c’est que, dans le monde d’hier, le père trouvait spontanément appui dans le social qui constituait, sans avoir besoin de le dire, un quatrième élément. La Loi donnait en effet la tâche à la mère d’aimer son enfant sans condition et au père, de l’aimer sous condition précisément afin de lui mettre des règles et limites permettant d’intégrer cette donne de la condition humaine qui le fait être préparé à vivre dans un monde où la frustration sera partout présente.

 

Notons en passant que ces deux dimensions de l’amour – sans condition et sous condition – sont aujourd’hui très bien perçues et même souvent énoncées par les mères – de plus en plus nombreuses – qui élèvent seules leur enfant et qui répètent souvent à qui veut bien les entendre qu’elles doivent tenir les deux rôles !

 

Autrement dit, dans le modèle vertical d’hier, la société donnait spontanément au père sa légitimité d’intervenir en inscrivant l’interdit. Ceci était nécessaire, car pour pouvoir assumer sa fonction, un père ne peut en aucun cas ne dépendre que de la mère. C’est bien sûr cette dernière qui le reconnaît d’abord, mais il est aussi nécessaire au père pour asseoir sa légitimité de pouvoir se référer à un ailleurs autre que la mère. Et c’est la quatrième instance que donnait d’emblée le patriarcat au risque d’autoriser, voire de promouvoir, les abus et excès que nous lui connaissons et dont, précisément aujourd’hui, nous ne voulons plus ! Mais c’est aussi ce que le modèle horizontal actuel ne lui donne plus.

 

Dans l’homme sans gravité, j’interroge Melman : l’existence du patriarcat est-elle nécessaire , indispensable même, pour que la place du père soit reconnue ? Melman de répondre : La place du père, en effet, ne peut dépendre que du patriarcat. Sinon le père, c’est ce bonhomme que nous connaissons aujourd’hui, un pauvre type, voire un comique. D’où peut-il tirer son autorité dans une famille, si ce n’est de la valeur accordée au patriarcat ? Un père ne peut pas s’autoriser de lui-même ; il ne peut s’autoriser que du patriarcat.[5]

 

Ceci nous amène à devoir penser que les trois forces en présence à même de mettre en place cette impossibilité d’avoir accès à l’objet pleinement satisfaisant sont bel et bien en réalité au nombre de quatre. Car il faut ajouter l’instance du social qui dans le monde d’hier organisé verticalement sur le modèle religieux mais aussi patriarcal, ne laissait aucun doute sur la nécessité de soutenir la légitimité du père à faire ce travail alors qu’aujourd’hui le modèle horizontal qui est en place se refuse à juste titre de s’en référer encore au patriarcat.

 

Mais ce faisant, ce travail de deuil de l’objet entièrement satisfaisant pourtant inaugural de la condition humaine, se retrouve contourné si pas directement évincé : une publicité visible actuellement dans les cinémas illustre bien ce changement radical : un enfant, au bord de la mer, dispose d’un skyteboard qui ne lui permet évidemment pas de surfer sur les vagues comme il le souhaiterait. Il montre sa tristesse, et son dépit de ne pas disposer de l’objet adhoc. D’une maison voisine, la mère a observé la scène et pense aussitôt pouvoir réparer le manque. Elle commande une planche à voile par Amazon et elle lui est apportée dans les plus brefs délais. La mère tire sa jouissance de fournir à l’enfant ce qu’il souhaite et ce dernier, heureux, se précipite à affronter les vagues.

 

On est donc loin d’une instance sociale rappelant que l’objet est impossible. Celle-ci propose a contrario l’objet de consommation présenté comme pouvant apporter la satisfaction manquante. Et Amazon est le modèle même de ce qui rend possible de fournir l’objet manquant. Plus d’indicateur de l’impossibilité de la satisfaction totale, plus de principe paternel, seulement une mère sensible aux besoins de son fils et une possibilité aussitôt fournie par la production néo-libérale et de plus, quasi immédiatement, par Amazone !

 

Certains ont aussitôt voulu – et veulent toujours – m’entendre comme voulant restaurer le père tel qu’il fonctionnait dans le monde d’hier. Cela n’a pourtant jamais été ma position. Il me semble en effet que notre vœu de nous libérer des contraintes hétéronomes du monde d’hier a toute sa légitimité tant cette façon de faire lien social a entrainé des abus et des excès liés précisément au patriarcat et/ou à la religion.

 

La position que je soutiens en revanche est d’abord que l’évaporation du père (terme de Lacan) est bien à l’œuvre et que ce changement est conséquence de la nouvelle manière de vouloir faire lien social (non plus verticalement mais horizontalement, non plus religieusement mais laïquement). Ensuite que la fonction paternelle n’est pas à confondre avec le patriarcat même s’il est évident que, dans le monde d’hier, c’est très souvent de ce patriarcat qu’elle prétendait tirer sa légitimité comme allant de soi. Et que de ce fait, la question qui se pose aujourd’hui devrait être : comment redonner sa légitimité à la fonction paternelle autrement qu’en nous appuyant sur le patriarcat. Enfin, que nous avons aujourd’hui à faire aux conséquences multiples de cet estompement et de la confusion qu’il a entraînée.

 

La radicalisation et la polarisation croissante que l’on peut constater dans nos sociétés peuvent en effet être interprétées comme des effets de ce que, depuis un demi-siècle, la fonction paternelle, confondue avec “le dogme paternel”, a été délégitimée et que nous assistons aux répercussions de ce que pour les sujets formatés dans ce nouveau mode de lien social – égalitaire et horizontal -, ladite fonction paternelle n’a plus de légitimité et donc n’a plus été opérante.

 

Le père devrait alors trouver son bien-fondé ailleurs : hier, la fonction paternelle était soutenue par le patriarcat. Mais ce dernier a été radicalement remis en cause tant il a autorisé les excès qu’on lui reproche à juste titre aujourd’hui. Il y a là un véritable objectif de progrès : se passer du père est bel et bien à notre programme mais comme le dit la célèbre formulation lacanienne, il s’agit de s’en passer… à condition de s’en servir !

 

S’ensuit la question à partir de ces constats, comment faire encore du commun ? Peut-être d’abord en ne refusant pas de savoir car notre “je n’en veux rien savoir” est particulièrement efficace et opérant. Celui-ci levé, nous n’avons que la rationalité pour démontrer la pertinence de la fonction paternelle entendue comme ce qui permet à l’enfant de ne pas rester asservi au discours de la mère et à celle-ci de se dégager de sa jouissance maternelle primaire, ces deux derniers traits entrainant la possibilité, désormais de plus en plus souvent rencontrée, de la persistance d’un tel rapport, ce que l’on peut dès lors qualifié d’inceste psychologique

 

Il est venu à Melman de me répondre lorsque je lui rappelais que Lacan (dans sa Note sur l’enfant[6]) faisait la distinction entre le symptôme qui représente la vérité du couple familial – cas le plus complexe mais le plus ouvert à nos interventions – et le symptôme qui ressortit à la subjectivité de la mère ; en ce cas ajoutait Lacan, l’enfant devient l’”objet” de la mère et n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet. En ce cas, l’enfant réalise (le terme “réalise” est souligné dans sa lettre écrite adressée à Jenny Aubry) la présence de ce que Jacques Lacan désigne comme l’objet a dans le fantasme.

 

Je précise : autrement dit, en ce cas de figure, l’enfant n’est plus que l’objet a de la mère. Et c’est à ce propos que Melman réplique : Il n’est plus que l’objet a de la mère ! Vous voyez tout le champ clinique ![7]

 

 

Qu’est-ce à dire ? J’insiste sur la portée de cette courte phrase : comment l’interpréter ? Je la lis comme étant la prise en compte de ce qu’une économie psychique peut exister comme conséquence de ce que le dégagement identitaire du maternel n’a pas été suffisamment effectué, voire même n’a pas été du tout accompli ; s’ensuit que le pas encore vraiment sujet pensons à Romain Gary et sa promesse de l’aube mais aussi à sa formule “ la vérité, c’est peut-etre que je n’existe pas !”

 

Ce qui risque de se passer, c’est d’être et surtout de rester englouti par le maternel, absorbé par la gueule ouverte de l’Autre, un tel sujet n’arrivant alors même pas à rencontrer un père à sa place tant l’emprisonnement dans le maternel est et reste à l’ordre du jour et que ce dernier a spontanément pour effet d’entrainer une récusation du père. Effet de sa récusation et non pas dec la contestation !

 

Je prends pour un fait désormais acquis, l’ouverture de ce champ clinique nouveau : non pas seulement une nouvelle économie psychique comme l’avait proposé Melman dans L’homme sans gravité mais, le temps ayant fait son oeuvre, une autre économie psychique que nous risquons désormais de rencontrer de plus en plus souvent dans notre clinique.

 

Comme si nous étions désormais susceptibles de rencontrer deux économies psychiques radicalement différentes, l’une organisée par la présence de l’objet sur le mode du besoin, l’autre sur le deuil inaugural de l’objet.

 

C’est alors aussi à cet endroit que le social trouve une nouvelle incidence car c’est dans un social faisant l’impasse sur la fonction paternelle qu’émerge la difficulté d’encore distinguer amour sans condition de la mère et amour sous condition du père.

 

C’est comme si n’avait pas été fait le travail d’avoir à se séparer de la mère, et que du coup, atteindre le social et le sexuel n’était de ce fait pas accessible. Ne serait-ce pas là la fonction du genre ? Pour moi le : mot genre est souvent un peur cache-sexe. soutenait Mona Ozouf.

 

Recentrer le champ clinique sur l’enfant qui n’est plus que l’objet a de la mère, comme je le formulais moi-même à Melman, ce n’est pas seulement la névrose infantile, c’est alors autre chose qui s’en suit : Qu’est-ce que cela donne chez un adulte ? Quand il n’a été que l’objet a de la mère ? (…) Je pense qu’il s’agit alors d’un corps qui n’est pas un corps propre. Ca reste le corps, partiellement en tout cas, de la mère.[8]

 

Et Melman d’entériner : Tout à fait d’accord. Et ça, ne serait-ce pas une nouvelle économie psychique ? Plus loin, il développait : Donc l’enfant est dans une relation duelle avec la mère. Vous voyez chez des adultes dont l’enfance a été organisée de cette manière, c’est à dire où la mère a joué avec l’enfant une relation de fusion réciproque. Et puis, vers 3 ans, la mère se rend compte qu’il faut que ça cesse. Elle n’est pas entièrement folle. Donc elle casse. Cela prend alors une incidence non pas oedipificatrice mais traumatique, réelle et ça provoque des dégâts. Cela ne permet pas le repérage de la fonction symbolique. On est entre imaginaire et réel sans cesse[9].

 

On risque dès lors bien de voir une nouvelle économie psychique se présenter de plus en plus souvent, ce qui permet au fantasme incestuel mère-enfant de perdurer avec une plus grande intensité. Et ceci ne sera pas sans incidence ni sur la structuration psychique de ces sujets, ni sur la direction de la cure pour ceux qui s’y aventurent.

 

Au point même que l’enfant pourrait n’avoir plus vraiment de lien au père tant il peut n’être plus que dans l’attente de ce que le père devrait répéter la positioin maternelle; la rencontre avec le père ne serait alors plus au programme comme programmant une confrontation à l’altérité. S’en suivrait que et le social, et le sexuel se retrouveraient inatteignables.

 

C’est ici que l’impact du social néolibéral actuel vient changer la donne car si Melman a parlé de sociopathie à cet égard (dans sa dernière intervention faite à Dublin), c’est sans doute bien parce que le social d’aujourd’hui imprime une nouvelle modalité de développement à l’enfant. D’où la thèse d’un inceste psychologique de plus en plus fréquemment rencontré.

Melman me répond à propos de cette dernière formulation : On peut dire cela, on peut dire une chose pareille, vous avez raison. Et de renchérir : qu’est-ce que la toute puissance infantile ? C’est une puissance qui, pour des raisons biologiques et culturelles, ne s’est pas encore affrontée à l’amputation de toute-puissance que produit la sexualité.

 

Dans L’homme sans gravité, Melman avait insisté pour dire qu’en effet, la vindicte contre le père est une vindicte contre le désir sexuel : C’est une vindicte contre le sexe. Car qu’est-ce que c’est qu’un père, si ce n’est celui qui vient introduire, dans ce qui est la douceur du lien entre une mère et son enfant, la violence traumatique du sexe[10]

 

Cette violence traumatique du sexe que l’on pourrait appeler plus judicieusement la nature structuralement traumatique de la sexualité humaine est bien ce que et Freud et Lacan ont mis en évidence. Nature traumatique de la sexualité humaine de par le fait que chez les parlêtres, le rapport sexuel n’existe pas en tant qu’il est toujours et d’emblée soumis à la perte qu’impose le langage.

 

On pourrait avancer que pour l’être parlant, il y a une perte première qui doit être acceptée, un deuil constitutif de la relation d’objet chez l’être humain. Or nous pouvons faire l’hypothèse que c’est précisément ce deuil – rappelons-le inaugural – qui aujourd’hui est en panne tant le discours social prétend pouvoir en faire l’économie.

 

Or il y a des fenêtres qui sont à prendre en compte pour que s’inscrive ce deuil inaugural. Et à vouloir chercher à dire autrement la tâche du père, on en est venu à ne pas prendre en compte cette limite à intégrer.

 

Cette caractéristique est devenue tellement prégnante aujourd’hui qu’on est en droit de se demander si le futur sujet est encore susceptible d’émerger alors que ce deuil inaugural a été escamoté.

 

C’est bien tout un équilibre subtil qui se trouve ainsi subverti : là où dans le monde d’hier, les quatre facteurs qui organisaient la mise en place de la constitution subjective – père-mère-enfant-social – s’accordaient pour faire le travail de deuil de l’objet qui permettait au manque nécessaire au désir de se mettre en place, aujourd’hui, c’est d’abord le fait que cette perte d’objet n’est plus au fronton du social qui délégitime la pertinence de l’instance paternelle et laisse ainsi livrés à eux-mêmes mère et enfant. C’est essentiellement alors à la responsabilité de la mère qu’incombe de mettre en place le travail psychique qui permettra à l’enfant de se dégager du maternel.

 

Et dans le contexte où le social survalorise l’objet, elle n’est plus aidée pour ce faire ni par le social néolibéral qui privilégie l’objet de consommation, ni par le père délégitimé par ce même social.

 

C’est un bouleversement d’une ampleur considérable même si cela n’atteint que des fonctions jusque-là toujours en place, mais différemment positionnées.

 

S’ensuit surtout que comme nous l’avons déjà évoqué, un tel sujet pourra ne même plus arriver à rencontrer un père à sa place, tant l’emprisonnement dans le maternel est et reste à son ordre du jour et que ceci a spontanément pour effet d’avaliser implicitement une récusation du père.

 

Mais entendons bien la différence : il s’agit d’une récusation et non pas d’une contestation !

 

Je prends pour un fait désormais acquis, l’ouverture de ce champ clinique nouveau : non pas seulement celui d’une nouvelle économie psychique comme l’avait proposé Melman dans L’homme sans gravité mais, le temps ayant déjà fait son oeuvre, une autre économie psychique que nous risquons désormais de rencontrer de plus en plus souvent dans notre clinique.

 

Remarquons d’emblée qu’une mère peut ne pas accéder à ce travail et cela d’autant plus que n’est pas incrite en elle que ce renoncement elle l’a fait elle-même en son temps. Mais si de plus, pour une raison ou une autre, elle jouit abusivement de la présence de cet enfant, elle lui fera endurer un supplément d’excitation qui finira par le détourner d’avoir à faire ces renoncements.

 

Ou pire qui empechera l’enfant d’avoir accès à son avenir de sujet (Gary) Quiconque fait office de père réel peut alors intervenir en suppléance mais encore faut-il que lui soit reconnue cette légitimité et qu’il puisse occuper effectivement la place pour faire entendre sa voix.

 

C’est là qu’aujourd’hui cedit père se trouve souvent délégitimé puisqu’il ne peut plus prendre appui sur le patriarcat pour assumer ce travail et qu’il ne lui est pas proposé dans le discours social de quoi légitimer son intervention qui forcément introduira la négativité.

 

Qu’il soit clairement dit que soutenir ce que j’écris ici ne veut pas dire vouloir en revenir au patriarcat mais devoir retrouver que ladite négativité que suppose l’exercice de la fonction paternelle a sa légitimité, alors que c’est ce à quoi la société de consolation/consommation fait précisément d’emblée objection.

 

De ce fait, le fonctionnement de la mère donne le ton et ce qui risque souvent de se passer, c’est que l’enfant ne sera même plus invité à effectuer ces renoncements. A l’inverse, il sera incité à percevoir ceux-ci comme une “corvée” qu’il est désormais en “droit” de récuser entrainant alors ce symptôme bien connu de notre actualité scolaire : la flemme, ou la perte du sens de l’effort. Ou alors il sera laissé seul à cette tâche, ce qui est d’emblée problématique car si celle-ci n’est pas verroullée par de l’Autre, pourquoi ne pas s’autoriser à la contourner à chaque fois ou la remettre sans cesse à plus tard ?

C’est à cet endroit pourtant que le transfert reste bien la seule arme pour restituer de l’Autre secourable afin de remettre à sa place la limite qui jusque-là fait défaut au sujet. Une limite qui lui échappe et sur laquelle il renonce à avoir la main.

 

Dans notre actualité, c’est souvent la seule mère qui fait la météo  On peut avancer que la conséquence majeure de ce tableau, c’est l’émergence de la nouvelle économie psychique. C’est ce qu’a soutenu Melman. Sauf qu’il l’a mis en évidence il y a plus de vingt ans, alors qu’on pourrait dire qu’aujourd’hui cette NEP est devenue en toute logique une économie psychique qui risque d’être très souvent rencontrée : la transmission n’y passe pas par la castration mais par une donation… de telle sorte qu’il y aura toujours comme une relation incestueuse entre la mère et l’enfant à qui elle fait cette donation. L’enfant est alors essentiellement l’enfant d’un seul parent qui ne se réfère plus à l’autre parent. Procréation paternellement assistée, clinique de la famille bi-mono parentale avais-je déjà indiqué dans mon livre “Les couleurs de l’inceste”. Le père réel n’y joue plus sa fonction d’être signifiant du désir de la mère, a énoncé de son côté Safouan qui, de ce fait, parlait de fin de la civilisation oedipienne.

 

Comprenons-nous bien : la mutation anthropologique de ce dernier demi-siècle entraine que la plupart du temps, l’enfant n’a plus affaire qu’à la mère et celle-ci a tendance du seul fait de la délégitimation du père dans le social, a occuper le lieu de tout le pouvoir, sans plus devoir se référer au désir du père ; elle ouvre dès lors à l’enfant une disposition psychique où celui-ci devra faire un énorme travail – il faut une puissance phénoménale aux moteurs pour arracher la fusée à l’attraction terrestre déclarait Denis Clair dans son livre autobiographique Une mère a(i)mante[11]– pour consentir à abandonner la charge de faire jouir la mère.

 

La censure de l’amante du père n’opère plus !

 

Il nous faut prendre la mesure de ce changement déterminant : concrètement, la mère a bien souvent désormais seule le pouvoir ; l’enfant n’est plus spontanément soutenu pour la quitter par une instance tierce et une part de lui reste alors inféodée à la mère. Il ne s’agit pas ici de penser cause mais contexte favorisant.

 

Ceci pour indiquer qu’il va falloir travailler cela au lieu même où se situent les traces de la rencontre mère-enfant et c’est là que je me suis permis cet apparent pas de côté en parlant à ce propos d’inconscient corporel.

 

Les conséquences de ce chnagement sont de plusieurs ordres :

Prise en compte de ces nouvelles pathologies

Prise en compte dans le transfert de cette nouvelle donne

Utilité de trouver de nouveaux concepts pour rendre compte de ce qui se passe dans un tel inconscient

Plutôt rerprendre la fameuse formule de Lacan : se passer ‘du nom du) père à condition de s’en servir.

 

Bref, ne convient-il pas de travailler l’incestuel à l’oeuvre dans nos propres théories ?

 

Nous pouvons ici évoquer le travail de la regrettée Anne Dufourmontelle à propos de ce qu’elle appelait la sauvagerie maternelle : La sauvagerie maternelle est un espace-temps pré-oedipien qui est la matrice de tout lien humain, en tant qu’il est transcendé par ce lien même (…) ce silence (est) antérieur à toute parole, ni refoulé ni restituable. Il est celui de leur mère qu’ils nourrissent et protègent intérieurement de peur d’être rendus à jamais coupables de l’avoir abandonnée et ainsi, d’avoir tranché le dernier lien qui la retenait à la vie. [12]

 

Effectivement, cette plus grande osmose mère-enfant peut se trouver d’autant plus emprisonnante qu’elle fournit aussi l’occasion à l’enfant de protéger la mère de la perte. Cette complicité renvoit bien à ce serment inavoué dont parle Anne Dufourmontelle qui va changer radicalement ce que l’on doit mettre sous le terme de responsabilité subjective[13].

 

Se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir disait Lacan. Mais encore ne faut-il pas oublier qu’il s’agit d’abord de s’en servir…


[1] Cité par Nathalie Heinich, Dans la pensée de Norbert Elias, CNRS éditions, 2015, p.

[2] M. GAUCHET, Le nœud démocratique, Gallimard 2024, p. 138.

[3] M. HUNYADI, Le secons âge de l’inidvidu, pour une nouvelle émancipation, PUF 2023, p.131.

[4] S. FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF, 1979, p. 45.

[5] Melman-Lebrun, L’homme sans gravité, p. 152.

[6] J. LACAN, Note sur l’enfant, in Autres écrits, Seuil , 2001, p. 373.

[7] C. MELMAN, La nouvelle économie psychique, Erès, 2009, p. 181

[8].Melman, la nouvelle économie psychique, Erès 2009, p. 181.

[9] Ibid p. 183.

[10] C. MELMAN, Folio-essais n°453, p.151.

[11] D. CLAIR, Une mère a(i)mante, Librinova 2023, p. 114..

[12] A. DUFOURMONTELLE, La sauvagerie maternelle, Calmann-Levy 2001, p. 83.

[13] C’est l’objet d’un travail à venir que de faire émerger les préjugés à réinterroger pour pouvoir prendre en compte la spécificité de cette clinique.